4

3 minutes de lecture

  Mathilde s’est arrêtée de parler, harassée. Dans son abattement, elle se laisse absorber par la lueur tenace émise par l’appareil. Agathe en sait suffisamment pour imaginer la suite : le réseau influent du couple De Cassagne, son illustre fortune, des agents corrompus, une enquête bâclée. En un claquement de doigts, le sort de la jeune fille avait été scellé. Le couple étant lié par un même mensonge, le silence d’Annie s’expliquait de lui-même : tenter d’enfoncer l’autre, c’était tomber soi-même.

   Merci » déclare alors Agathe dans un souffle, tendant son bras pour éteindre l’appareil. Mais Mathilde intercepte son mouvement avec douceur. Sa main posée sur le bras de la jeune femme convulse de micro-mouvements, imperceptibles à l’œil nu, mais que la journaliste discerne clairement sur sa peau. Agathe lève les yeux vers la prisonnière, qui continue de fixer la petite machine.

  « Même après la sentence, je continuai de croire qu’il avait été victime d’un accès de folie. Peut-être bien la même qu’au jour de ma naissance, où ma mère avait dû lui tendre le nouveau-né, exigeant qu’il s’en charge sans poser de questions. Pour ne pas voir mon monde s’écrouler entièrement, j’étais encore prête à le pardonner lui. Je m’étais interdite de regarder ma mère, lorsqu’elle faillit mourir, étendue sur le sol. J’avais besoin de croire que tout ce que j’étais avait été construit grâce à l’amour d’un père. Il viendrait me sauver.

  Mais les mois s’écoulèrent sans l’once d’un message. Mon incarcération les mettait à l’abri.

  Obtenir à la fois mon emprisonnement et la soumission éternelle de ma mère ne lui suffit pourtant pas. Sa haine déchaînée, qu’il avait contenue pendant nombre d’années, l’enflammait désormais et libérait le monstre. Huit jours après le décès de ma mère, que dans ma prostration, je refusai de voir figée dans un cercueil, il s’adressa à moi : Le visiteur anonyme qui demanda à me voir devait avoir mon âge. Il s’était revêtu du chapeau de mon père, celui qu’il exhibait les jours de grandes fêtes. Assis sur ce même siège où vous posez vos fesses, il me lut cette lettre, qui hante ma mémoire :

  « Chère enfant déchue, mauvaise farce de ma vie,

  Je regrette que tu n’aies pas assisté aux funérailles de ta défunte mère. C’est de nous deux la seule qui t’aie jamais aimée. Mais cessons les mensonges et vois dans cette lettre mon fier non-repentir de t’avoir détournée de l’amour de ta mère.

  Il serait trop dommage que tu ne puisses pas entrevoir la bassesse du monde qui t’accueille. Je n’ai jamais aimé ta mère, mais nous nous entendions. Nous nous sommes épousés pour nos plaisantes fortunes, qui ensemble devenaient forteresse. L’argent crois-moi est l’arme des hommes malhonnêtes et comble parfaitement le lâche que je suis.

  Dans notre glorieuse alliance, je n’avais pas prévu l’inconstance féminine. Elle tomba amoureuse et à mon grand malheur voulut même un enfant. Un ignoble morveux qui gaspillerait mes ressources, et me ferait perdre ma précieuse jeunesse.

  La science est prodigieuse à de multiples égards, et n’osant m’opposer à une femme résolue, je fis appel à l’innovation du siècle, la très discrète, définitive et prometteuse vasectomie. J’ignorai alors dans quel horrible rouage j’avais posé le pied. Ta mère devint folle, elle perdit la raison. Notre stérilité, qu’elle pensait d’ailleurs sienne, la plongea dans un tel état d’obnubilation, qu’elle élabora un plan des plus machiavéliques. « On lui prendra l’enfant, m’avait-elle confié, puis on la renverra ! »

  À qui m’étais-je lié ?! Et par quelle ruse allais-je pouvoir la contrer ? Une chute d’escalier aurait tué l’enfant, mais ma terrible femme, cette fois me devança. En cachette de la bonne, elle se travestissait au moyen de coussins, arrondissant son ventre avant chaque sortie. Ainsi, quoi qu’il advienne de la femme de ménage, la grossesse d’Annie était connue de tous : l’enfant factice ne pouvait donc mourir. Car pire humiliation que de ne pas enfanter aurait-été pour elle un fœtus non viable.

  Ainsi, bien avant ta désastreuse naissance, me mis-je à vous haïr, ta mère et toi. Elle m’avait enchaîné, mais le regretterait. Tu aurais beau m’user, m’épuiser, me ruiner, tu ne me vaincrais pas. Le jour venu, sonnerait la vengeance et je vous briserai.

  Ainsi pour m’avoir volé vingt-huit ans de ma vie, permets-moi de prendre vingt-huit ans de la tienne.

  Au paroxysme du bonheur,

  Ton père. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire -mel- ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0