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  Il est dix heures du matin. Agathe a installé ses affaires comme la veille, mais la photo a disparu. Face à elle, Mathilde a baissé la tête et fermé les yeux. Le temps s’égrène mollement, sans que rien ne se passe, mais la jeune journaliste ne veut pas bousculer son aînée. Alors elle observe la femme qui se tient devant elle. Elle semble fragile malgré son port parfaitement droit, signe d’une rigueur jamais délaissée. Ses paupières tombent comme un rideau fripé sur sa vie, ses lèvres pâles semblent soudées pour l’éternité.

  Mathilde ignore ce qu’elle doit évoquer. Ou même s’il est judicieux de parler après tant d’années de silence. Elle craint de ne plus savoir raconter les choses comme elles se sont déroulées et pressent qu’à la seconde où se déliera sa langue, les souvenirs abonderont en un flux incontrôlable, mélangeant les époques et confondant les moments, lui faisant vomir son récit en un amalgame confus, et regretter de ce fait chaque parole éructée.

  Elle sait parfaitement que ces révélations feront naître envers elle une vague de haine, car il ne lui aura pas suffi de détruire une famille, d’anéantir un couple et de briser des rêves, il fallait qu’elle revienne à l’assaut lorsqu’ils ne pourraient mot dire, et qu’elle les abreuve outre-tombe -ultime vengeance- de parjures infâmes et calomnies dégradantes.

  Mathilde ouvre les yeux. En dépit de ses peurs, elle se tient pourtant là, face à une gamine à la plume affûtée. La vérité, ce désastre, n’anoblit strictement personne, mais révèle les vices d’une société malade, d’une famille pervertie. Qu’en retiendra cette jeune femme aux ambitions sinistres, prête à tout dévoiler pour provoquer l’ivresse de ses lecteurs avides de sang et de scandales ? Car, finalement, pour la jeune fille aux cheveux noirs, tout ça n’est qu’une histoire pour les grands, où les monstres sont des humains faits de chair et d’os, tout comme les victimes.

  Animée d’un dégoût soudain pour l’humanité entière, la détenue se redresse, et quitte à bafouer une énième fois le nom de Mathilde de Cassagne, entame son histoire :

  « C’est vrai, j’ai tiré sur mon père. C’est une sensation très étrange de meurtrir un être cher. Il s’est tourné vers moi épouvanté, sa figure déformée par un rictus abominable, évoquant une douleur insoutenable. Mais il ne criait pas. La surprise le sidérait. Jamais il ne m’aurait cru capable de l’abattre comme un vulgaire clébard. Lâchant mon arme, j’ai hurlé « Papa ! » mais je l’avais perdu : « Ne m’approche pas Satan ! » m’a t’il asséné, « Tu n’es pas ma fille, tu ne l’as jamais été ! ». Je pris peur, la panique m’envahissait tel un ras de marée. Mon cerveau, sonné, refusait de marcher, seuls mes membres paraissaient encore fonctionner. Alors j’ai couru. Comme une bête piégée. Vers où, je ne me souviens pas.

  Dans le fourgon qui me transporta dans ma première cellule, je hurlai d’épouvante. Mes yeux restaient figés sur cette scène horrible, gravée dans mon esprit : le regard de mon père incrédule, sa douleur, sa haine.

  J’aimais profondément mon père. J’avais pour lui beaucoup d’admiration, même si l’estime que je lui portais était inhérente au mépris que j’avais pour ma mère. Car bien que j’ai aimé ma mère, nos relations se sont très vite gâtées.

  En effet Annie Belmont vivait dans la terreur de la disgrâce. Elle avait acquit une belle notoriété pour laquelle elle avait commencé à se battre très tôt, dès le primaire. Elle s’y accrochait corps et âme, comme s’il en allait de sa vie. Et ce faisant, perdait progressivement de vue la réalité.

  Sa vie de femme, d’épouse et de mère n’avaient de sens que par l’image publique qu’elle en retirait. Ses faits et gestes étaient l’œuvre des artisans de la mode et de la bienséance. Elle était le pantin du publiquement respectable. Ma mère s’était ainsi vouée à l’Image, celle qui lisse tous les visages, gomme chaque faiblesse, forge une renommée et prédit la gloire. Tout au long de sa vie, elle n’a eu cesse de la traquer, s’égarant peu à peu en dehors du réel, oubliant totalement le bonheur du lâcher-prise. Et plus elle pourchassait cette image, plus l’image la réclamait, au point de la plier et la briser, afin qu’elle se prosterne devant elle.

  Si elle ne pouvait obtenir la vie rêvée, il lui suffirait donc de prétendre l’avoir. Un port droit et des talons hauts, sourire aux lèvres et finesse aux hanches, le bonheur dans les yeux et l’amour dans la voix. Une femme active et sportive. Un mari prestigieux, une magnifique enfant. »

  Mathilde suspend son discours. Son regard se trouble, balaye la pièce comme désorienté, puis se pose, presque par fatalité, sur la luminescence rouge du petit enregistreur. Ses doigts osseux s’enlacent alors comme pour une ultime prière. Mathilde sourit faiblement, d’un sourire noué, nauséeux :

  « Pour ne pas perdre la face, elle adopterait l’enfant d’une autre. Il deviendrait son sang, ses entrailles. Personne ne devrait savoir. »

  Agathe s’est avancée sur sa chaise, entièrement captivée. Avec la plus grande vigilance, elle cartographie chacun des mouvements de son interlocutrice. Elle ne veut rien omettre. Ni la crispation de ses doigts, ni le tremblement de ses lèvres. Dès ce soir, elle commencera à tout retranscrire, le moindre haussement d’épaules, le moindre geste involontaire et jusqu’aux rides qui sillonnent son visage et l’accablent de bien plus d’années qu’il ne s’est écoulé. Les deux femmes s’observent sans défi ni douceur, mais conscientes du lien inattendu qui se tisse entre-elles et malgré elles.

  Dans la pièce lugubre qui temporairement les accueille, chacune décide de baisser la garde. Mathilde se détend imperceptiblement.

  « Du plus loin que je me souvienne, c’est ce qui m’a rapproché de mon père. Les secrets de ma mère pour le monde extérieur, sa manière d’analyser le cocon familial et de nous soumettre à nombre de règles restrictives mais qui feraient de nous la famille parfaite. Mes parents ne s’aimaient plus. La distance qui s’était instillée graduellement dans leur couple à grands coups d’incompréhension, les avait fait devenir étrangers l’un de l’autre, et ce faisant, avait resserré nos liens de père à fille.

  Mon père n’avait cesse de saper son autorité. Il en faisait un jeu. « Laisse-la donc vivre, répétait-il en m’adressant des clins d’œil, elle n’est pas ton jouet ! » Ainsi très tôt dans l’enfance, j’exprimai à ma mère mon refus d’obtempérer, lui tenant d’autant plus fermement tête que mon père me soutenait. Ma mère finissait par céder. Maintes fois je l’ai vue se cacher dans sa chambre, dans les toilettes, dans un placard, pour pleurer à chaudes larmes. Elle voulait le meilleur pour sa fille, n’importe qui l’aurait compris. Mais elle ne savait plus comment s’y prendre, comment se faire entendre.

  La complicité qui s’installa entre mon père et moi devint vite une arme et forgea mon caractère. Je devins une adolescente rebelle, égoïste et agressive. Je remerciai intérieurement mon père de me montrer le pouvoir de la non-soumission et le bonheur du courage. Grâce à lui, j’apprenais la liberté et l’indépendance, et chaque jour voguais vers de nouveaux horizons. Tout devint guerre contre ma mère, et lutte en faveur de mon père. Il m’éblouissait par sa force de caractère, je l’idéalisais.

  Mais le 25 septembre 1990 vit mes convictions voler en éclat. »

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