I

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 Olivia est intelligente, et jolie comme un cœur. Dans ses vêtements clairs, passés de mode, ceux qu'elle a dérobés à sa grand tante deux ans auparavant, pendant l'été où elle a rendu son dernier soupir, elle éclabousse tout sur son passage; de ses camarades à l'intégralité des professeurs du collège, tous pensent secrètement que la demoiselle n'est rien d'autre qu'un magnifique flocon de neige, tombé là, sur leur rétine; une petite particule grêle et éblouissante, qui pourtant ne fond jamais. Quand elle sourit, c'est plutôt les garçons qu'elle sait très bien faire fondre; deux petites fossettes se creusent de chaque côté de sa bouche, et ses yeux brun-vert rient aux éclats, dans toutes les directions, alors que ses épaules se balancent d'avant en arrière et que ses cheveux suivent le mouvement de son buste dans une élégante queue de cheval châtain parsemée de mèches violettes. Olivia sait ce qu'elle veut avec les hommes, et ce qu'elle ne veut pas; et les mignonnets de sa classe ne l'intéressent guère. Elle rêve d'hommes mûrs, de baisers salés et de balades en montagne, quand le soleil se couche sur les Alpes comme la flamme d'une bougie dans un verre ébréché. Olivia rêve à l'âge adulte comme on peut rêver d'aventure; et elle rêve d'aventure comme elle rêve à Monsieur Daetwyler, un certain professeur d'allemand du collège de Thonon-les-Bains.

Alors, quand elle passe la porte de la salle ce lundi matin, huit heures, et qu'elle le voit assis à son bureau, seul dans la grande pièce vide, elle irradie de joie. Pourtant elle n'essaie pas d'attirer son attention, non, elle va s'asseoir à sa place, près de la fenêtre, où elle peut rêvasser à ses deux passions sans être dérangée: les Alpes, et le visage de Monsieur Daetwyler quand les premiers rayons du soleil poignent, découpés par les monts erratiques, et viennent lécher ses traits.

Monsieur Daetwyler observe Olivia du coin de l’œil, alors qu'elle marche nonchalamment vers sa table. Son mètre cinquante-sept ondule gaîment entre les rangs. "Tiens, elle est la première arrivée", se dit-il. Il ne l'avait jamais vraiment regardée, avant; ses excellentes notes faisaient tout le reste. Mais maintenant il semble à Olivia qu'on la regarde, pas jusqu'à une insistance libidineuse, certes, mais qu'on, pardon! Que Monsieur Daetwyler en personne, qui d'habitude se contente de survoler les futurs lycéens d'un œil inaccessible tel un aigle royal, la regarde vraiment, avec intérêt. Alors l'ovale hâlé de son visage s'empourpre, et elle baisse le nez en descendant sa chaise de son bureau, puis celle de sa voisine. Elle renvoie une œillade non dénuée d'admiration vers celui qui s'est subitement demandé qui elle pouvait bien être, cette Olivia, après trois mois de cours dispensés dans l'ignorance... mais dès qu'elle pose ses yeux sur son visage, elle ne peut plus les en décrocher. Elle se sent fichue, mal dans ses baskets. Et elle l'est, car Monsieur Daetwyler l'a remarqué.

"Ça va, Olivia? Demande-t-il alors, en saisissant les craies sur le rebord du tableau pour les poser près de sa trousse. Du bist ja totenblass, tu es pâle comme la mort...

− Ah... euh... oui, ça va, Herr Daetwyler. Mir geht's gut, danke, répond-elle, et elle a l'impression de s'étrangler."

Quand il parle en français, on entend son accent – joli, léger, un peu râpeux. Sa voix est rauque, belle, elle gratte comme un pompon de bain trop sec. Dans les méninges d'Olivia, c'est le drame; elle vient de s'imaginer Monsieur Daetwyler lui lavant le dos dans une baignoire, elle assise sur ses genoux alors qu'elle goûte au plaisir de ses mains blanches sur elle. Elle s'effondre dès qu'il a les yeux tournés, se laisse happer par sa chaise, et tire un peu sur sa jupe blanche – Daetwyler feint de ne pas avoir vu ses jambes menues trembler. Il espère avoir posé ses yeux sur ses chevilles par hasard.

Quand enfin, tout le monde est rentré en classe et s'est installé, cinq minutes plus tard, Olivia ne se sent plus seule à dévisager Monsieur Daetwyler; au lieu d'avoir l'impression de se noyer dans la masse de regards qui convergent vers le bureau, elle y trouve un moyen de satisfaire ses yeux sans le montrer.

Monsieur Daetwyler a des traits acérés, des yeux détachés, une bouche ciselée mais pleine, une petite fossette au menton. Il a d'épais cheveux bouclés et luisants, dont la noirceur tranche avec l'aspect neigeux de sa peau et sa chemise immaculée. Ils lui arrivent à l'épaule. Ses sourcils aussi sont fournis, et son iris est bleu, d'un bleu un peu terne, un peu comme la roche des montagnes après le crépuscule. Il porte une boucle d'oreille, à la manière des gitans; ses lèvres sont roses et désirables – oups, Olivia a sans doute cherché trop d'adjectifs dans le dictionnaire pour son écrit d'invention – "le portrait" – celui qu'elle doit rendre à sa prof de français à l'heure suivante. Maintenant, une sensualité qu'elle ne connaissait pas l'a envahie, et elle ne sait plus décrire le visage de Monsieur Daetwyler qu'avec les mots de sa dissertation.

"T'as fini ton portrait? Lui demande Anaëlle, la tornade de cheveux blonds assise à côté d'elle.

− Mouais. Mais c'est nul, se plaint-elle en mâchonnant son chewing-gum. Madame Larsan ne va pas aimer.

− Pfeuh! Tu sais très bien que ce n'est jamais nul, ce que t'écris. Larsan est ta première fan, en plus! Tu vas encore avoir dix-neuf et demi, arrête de dramatiser..."

Mais Olivia n'est pas en train de dramatiser, ni de se dévaloriser – c'est au contraire son orgueil qui la tient à dix-sept dans toutes les matières, et qui lui fait refuser la facilité des garçons de son âge. Non, elle a simplement peur que cette vieille bique de Larsan (qui, si elle était sa "première fan" selon les dires de certaines, n'en restait pas moins une vieille bique) reconnaisse le portrait de son collègue, et qu'elle comprenne, en lisant les mots qu'elle avait employés.

Alors elle se rassoit bien loin dans sa chaise, tire discrètement sa feuille de son classeur de français, celle du portrait, avec la consigne dans l'en-tête: "Faites le portrait physique et moral d'une personne réelle ou fictive de votre choix. Une copie double maximum. Une copie double! Quand elle avait reçu l'énoncé vendredi dernier, ses yeux étaient sortis de leurs orbites – qu'était une copie double contre la beauté de Monsieur Daetwyler? Elle pourrait écrire un roman sur la simple façon dont il pose son cartable sur son bureau et se penche à la fenêtre, avant que le cours ne commence, pour admirer comme elle les neiges éternelles. Alors, au lieu de réécrire sagement son devoir en usant de synonymes plus vagues et surtout moins suggestifs, Olivia perd les pédales; prolonge la rédaction à l'infini; et s'engage sur le chemin glissant qu'est la description des mains de Daetwyler. "Il doit jouer du piano, avec des mains pareilles. Ou de la guitare." se dit-elle en l'observant, alors qu'il énonce clairement la conjugaison de würden au conjonctiv II. Elle se perd encore. Des images lui viennent, des images étranges mais délicieusement indécentes, des choses qu'elle n'avait jamais osé imaginer, et sa vision se brouille sur les cils noirs du professeur. Un jour, elle lui dira, il saura, et ils partiront ensemble. Reste à choisir le bon moment, se dit-elle. Tout ce qui peut venir après la déconcentre – où iront-ils ? Sera-t-il tendre avec elle, lui apportera-t-il le petit déjeuner au lit ? Aura-t-il envie d'elle ? Saura-t-il répondre à ses questions ? Satisfera-t-il la soif de reconnaissance et d'expériences nouvelles commune à tout adolescente qui se découvre ? Elle ferme les yeux, pour reprendre ses esprits – et les rouvre aussitôt, gênée par les regards inquisiteurs qui convergent vers elle. Elle ne s'est pas rendu compte qu'elle avait lâché son stylo; il est venu se briser contre le pied de chaise de Matthieu, un de ses admirateurs secrets, dans un fracas épouvantable. Pourtant, ce n'est qu'un stylo... ses oreilles sont-elles trop sensibles? Ou est-ce la fièvre qui la fait délirer? Monsieur Daetwyler s'approche de sa table, alerté – il jurerait avoir entendu un soupir de détresse passer la barrière des lèvres d'Olivia. Or, il est professeur; son rôle n'est sûrement pas de s'attendrir devant sa tête de classe. Il feint la sévérité:

"Tu es distraite, Olivia. Was machst du da? Donne-moi ça."

Il se saisit brusquement du devoir, et aussitôt les yeux noisette de la jeune fille s'emplissent de larmes. Avait-il remarqué leur forme, avant? Avait-il dessiné, de sa pupille agile, leurs contours légèrement bridés, leurs cils dorés? Et puis cette peau toute lisse, couleur de miel, ce petit nez coquet, féminin, les avait-il jamais vus comme cela? Il y a quelque chose d'adulte en elle – son regard, sa posture, les expressions calmes et posées de son visage à l'agonie, sa manière d'entortiller ses doigts les uns avec les autres et de croiser les jambes comme une dame. Mais il y a aussi l'enfance qui reste – ses traits doux, voire indéfinis, quasi-effacés par la régularité juvénile de son teint de collégienne, ses bras grêles et maladroits, sa séduction théâtrale – et c'est Monsieur Daetwyler qui s'effraie, à son tour, de l'insistance de son regard. Il le détourne de l'enchevêtrement de désirs de son élève de quatorze ans et demi, et jette un coup d’œil rapide à l'en-tête de la feuille d'Olivia. "Écriture d'invention." Alors c'était un devoir. Lui prend l'envie de le parcourir des yeux; il s'éloigne d'Olivia et d'Anaëlle, et s'assoit à son bureau.

"Heft zu bitte" murmure-t-il, de sa voix chantante. "Je veux juste m'assurer que vous avez compris; faites moi les exercices 2 et 3 page 180 de votre manuel, sur une feuille libre. Ce ne sera pas évalué, mais je ramasse."

Jetant quelques regards de temps à autre à l'ensemble de la classe, comme il en a l'habitude, il lit. Sans relâche, avec passion, comme il n'a jamais lu. Le style de la gamine est prometteur. Romantique. Précis. Florissant à certains endroits, sans ambages à d'autres. Magistral. Mais quelle n'est pas sa surprise lorsqu’enfin, il se reconnaît. Il n'y croit pas une seconde – ça ne peut pas être lui. "Il doit avoir trente-deux ans. Sa voix est douce, un peu rêche, comme un gant de crin; il roule les r, son accent bernois fait trembler les plus téméraires d'entre nous. Pourtant, je crois qu'il habite à Genève, sur l'autre rive du lac Léman. Les filles de quatrième disent qu'il compose des chansons en secret, dans la salle de musique, et que même Monsieur Valéry n'est pas au courant. Si tout cela est vrai, je suis sûre qu'il regrette de ne pas avoir fait de musique – il y a toujours un petit quelque chose de mélancolique dans son regard bleu quand il pose ses yeux sur l'onde calme du lac, par la fenêtre. On dirait qu'il a laissé une partie de lui là-bas. Peut-être y a-t-il abandonné sa musique... mais sûrement pas sa tranquillité. Il est si serein que l'on pourrait croire que le silence des alpages l'habite, et que son âme est en éternelle transhumance. Ce qui me fascine, chez lui, c'est qu'il n'élève jamais la voix ; toute son autorité repose sur ses mains, ses deux mains blanches qui sortent de son ordinaire veste bleu marine comme deux statues de l'Atlantide émergeraient des eaux les plus profondes. Il y a aussi une certaine élégance dans les subtilités de son visage – ses traits sont taillés à la serpe, comme ceux des nomades. Sa mâchoire est puissante, encadrée par d'épaisses boucles brunes ; un anneau d'or est accroché à son oreille percée, il tinte légèrement quand il marche. Ses lèvres sont polies en un long «s» parfait. Dans mes rêves, elles m'embrassent tout juste à la commissure, alors que ses mains se perdent dans les plis de ma jupe... »

Il ne peut pas en lire davantage et stoppe net. Olivia a cessé de pleurer et planche silencieusement sur son conditionnel ; Anaëlle lui file quelques coups de coude de temps à autre, pour pêcher quelques réponse , et elle les lui donne volontiers. Elle évite de le regarder. Pouvait-il savoir ? Elle était discrète ; maintenant, prise au piège, elle détale comme une biche, d'un galop lourd de sous-entendus. « Seid ihr vertig ? » Demande-t-il au groupe en lâchant la dissertation sur son bureau.

Vingt-huit « nein » étouffés mais énergiques lui parviennent aussitôt en guise de réponse. Le vingt-neuvième, c'est le « ja » timide d'Olivia. Monsieur Daetwyler se lève alors pour ramasser sa copie exemplaire, et baisse lui aussi les yeux, pour ne laisser transparaître que son impartialité lorsqu'il se saisit du feuillet et tourne des talons dans une pirouette majestueuse. Puis il glisse à la pauvre Anaëlle, qui n'a rien demandé :

« Tu diras à ta voisine que je veux la voir à la fin du cours. Maintenant, schnell, plus vite que ça, je voudrais que vous ayez tous fini dans cinq minutes.

Na klar, répond Olivia, qui refuse de faire la sourde oreille. Das hab' ich gehört, Herr Daetwyler. »

L'intéressé sursaute, emmêlé dans son propre stratagème, mais ne la regarde pas. Il faut qu'il lui dise que sa rédaction mérite d'être lue par les grandes personnes ; mais il faut surtout qu'il mette les points sur les i... car son écriture à pattes de mouche en manque cruellement.

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