Chapitre Trois

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Steven était endormi depuis plus d’une heure. Il ronflait ! Cette musique horripilante de la nuit, rassurait Paul. Si Steven se réveillait et quittait le minuscule studio, il s’en rendrait compte tout de suite. Il n’était pas réellement réveillé, il se trouvait sur cette ligne très étroite entre l’état de veille et le sommeil. Il dû pourtant s’endormir un instant, mais fut immédiatement réveillé par le bruit d’un verre qui se brise. Il se leva d’un bond et se rendit dans la pièce principale.

Steven était debout et habillé. Des bouts de verre cassés traînaient sur le sol. C’était le verre qui se trouvait près du bureau. Steven l’avait certainement fait tomber en attrapant sa chemise. Il se tenait devant la porte, en jeans, baskets et chemise blanche. Il n’avait pas pris sa veste. Il parlait dans un murmure, avec la porte, pensa tout d’abord Paul. Mais après s’être rapproché de son ami, et s’être figé comme une statue pour ne faire aucun bruit, il entendit les murmures.

—   Si loin ? – Aucune réponse

—   Oui, il est là, je le sens. Nous devons tous le servir. – Un silence de plusieurs minutes.

—   Je vous salue, mère de toutes les mères.

Toujours pas la moindre réponse, soit Steven était réellement schizophrène, auquel cas, les tests psychiatriques l’auraient démontré, soit il parlait aux anges, ou plus précisément à Marie, la mère de toutes les mères. Mais ça, malgré ses longues années de sacerdoce, Paul n’arrivait toujours pas à y croire. Il n’eut pas le temps de se questionner plus avant, Steven ouvrit doucement la porte, et sortit. Paul attendit d’entendre résonner les pas de son ami dans le vieil escalier en bois. Il le suivit en évitant de faire grincer les marches.

Alors, Steven se mit à marcher d’un pas vigoureux. Paul le suivait, environ vingt mètres derrière. Les passants, très peu nombreux à cette heure tardive ne les regardaient pas. Ils marchèrent plus de trois heures, avant d’arriver enfin sur un campus universitaire. Paul avait du mal à se repérer, ils étaient dans un petit parc entourant le campus, aucun nom ne figurait nulle part. Steven s’assit contre un arbre dans un bosquet, et de nouveau il parla. Comme précédemment, il semblait parler seul, mais il ne se parlait pas à lui-même. Après chacune de ses phrases, il y avait un temps d’attente et il répondait, ou posait des questions. Cette étrange conversation dura jusqu’au lever du soleil, puis Steven se cala contre l’arbre qu’il avait choisi et s’endormit.

Paul s’installa lui aussi, il était hors de question de laisser Steven seul, alors il attendit. Vers six heures du matin, deux policiers de la sécurité du campus arrivèrent jusqu’à eux. Il y avait une femme et un homme.

—   Bonjour, que faites-vous ici ? – Demanda la femme. Ils avaient taser et matraque, mais ne portaient pas d’armes à feu. Le ton n’était en rien menaçant. – Vous savez que vous vous trouvez sur une propriété privée.

Paul se leva et sortit ses papiers. Son permis de conduire qui faisait office de carte d’identité aux États-Unis et sa carte du diocèse donnant ses fonctions de prêtre et son lieu de résidence.

—   Je suis désolé, nous ne voulions pas vous importuner. Mon ami ne se sentait pas bien, je lui ai proposé de se mettre à l’abri de ses bosquets. Je ne savais pas que nous étions sur un campus. Lequel est-ce ?

—   L’Université de Naropa créé en 1974 par Chögyam Trungpa. Vous êtes prêtre dans cette ville et vous ne nous connaissez pas ?

—   De nom, bien sûr, mais la situation est particulière, nous avons marché toute la nuit. Comme je m’occupais de mon ami, je n’ai pas du tout fait attention au chemin que nous empruntions.

—   Sans vouloir vous manquer de respect, mon père, votre histoire est étrange. Votre ami ne se sent pas bien, mais vous traversez la ville sans même savoir ou vous vous rendez ? – Intervint le policier mâle.

—   Je vous l’ai dit, c’est particulier. Mon ami à des espèces de crises de somnambulisme. Il est sorti cette nuit et je l’ai suivi pour essayer de comprendre ce qu’il fait dans ces cas-là.

—   Suivez-nous. – Demanda la femme flic.

—   Vous nous arrêtez ? – L’interrogea-t-il inquiet. Si l’un des frères devait venir le chercher au poste de police, il en entendrait parler pendant des années. La jeune femme pouffa.

—   D’abord nous n’avons pas ce droit, au pire nous appellerions la police municipale. Mais vous faire arrêter pour avoir dormi contre un arbre serait vraiment exagéré, ne pensez-vous pas ? Non, si votre ami à des problèmes de santé, nous allons aller à l’infirmerie, ensuite, nous verrons ce qu’il convient de faire. Pouvez-vous le réveiller ?

C’était une bonne question. C’était la toute première fois que Paul se trouvait près de Steven lors d’une crise. Il essaya. Il l’appela doucement, puis lui tapota la joue. Son ami n’eut aucune réaction.

—   Laissez-moi voir. – Demanda le policier.

Il vérifia le pouls de Steven, lui souleva doucement la paupière, puis vérifia la réaction de la pupille avec sa lampe de poche.

—   Appelle une ambulance ! – cria-t-il à sa partenaire. Puis s’adressant à Paul.

—   Je ne veux pas vous alarmer, mais votre ami est dans le coma…

Paul se redressa, pendant que la policière prenait son mobile. Il secoua son ami totalement affolé.

—   Tu ne vas pas me faire ça, Steven ! Réveille-toi, je t’en conjure… – Alors Steven réagit.

—   La mère des mères nous attend ! – Cria-t-il.

—   De qui parle-t-il ? – Demandèrent les deux policiers en même temps.

—   Je crois qu’il parle de la vierge Marie.

—   OM Tare Tuttare Ture Svaha. – Lança Steven. Les deux policiers se figèrent.

—   Ce n’est pas la vierge Marie qu’il prie, mais la Tara. C’est son mantra qu’il récite. Votre ami est-il bouddhiste, ou l’a-t-il été ? – Paul se sentit gêné, mais il avoua tout de même.

—   Non, je suis désolé de l’admettre, mais ni lui ni moi ne connaissons rien au bouddhisme. Mes seules connaissances à ce sujet viennent de la vision du film Little Buddha.

—   Ce n’est pas la plus mauvaise des méthodes pour découvrir le Buddha. – Répliqua la jeune femme.

Steven ouvrit les yeux et regarda l’attroupement autour de lui. Il se releva doucement, tituba un peu, et le policier lui attrapa le bras pour lui rendre l’équilibre. Steven le remercia. Ses yeux se fixèrent sur son ami.

—   Que se passe-t-il Paul ? Où sommes-nous ? Pourquoi la police est-elle avec nous ? – L’inquiétude transparaissait dans sa voix.

—   Ne vous inquiétez pas, Monsieur, nous étions juste inquiets pour vous. Acceptez de venir à l’infirmerie pour rencontrer notre médecin. S’il accepte de vous renvoyer chez vous, nous vous raccompagnerons nous-mêmes. Comprenez que si nous vous laissions repartir sans avoir été vu par un médecin et qu’il vous arrive quelque chose ensuite, nous serions responsables. – Steven éclata de rire, ce nouveau réveil, près de son meilleur ami, avec deux policiers qui ne cherchaient rien d’autre que l’aider, était étonnant. Ses dernières années, les policiers qu’il croisait, avaient plutôt tendance à vouloir l’arrêter pour vagabondage.

—   Je vous promets, Mademoiselle, que je ne vous ferais pas de procès. – S’exclama-t-il d’une voix mielleuse.

—   Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, « allez-vous faire foutre ! » – Son collègue sursauta, Paul l’observa avec des yeux ronds, Steven ne réagit pas. – J’étais morte d’inquiétude, j’ai cru que vous alliez mourir à nos pieds. Faites vous examiner et suivez l’avis du médecin. Je dormirai bien mieux la nuit prochaine !

—   Dans ce cas, s’il est question de ne pas troubler le sommeil d’une aussi jolie jeune femme. Allons à l’infirmerie. De toute façon il ne trouvera rien…

La jeune femme sembla soulagée par la réponse de Steven. Tous les quatre traversèrent le campus jusqu’à la porte du bâtiment principal. Le nom de l’université était sculpté en relief dans le mur de pierre au-dessus de la porte. Un panneau commémoratif relatait aux visiteurs la vie de Chögyam Trungpa, fondateur de l’université. Passé la porte d’entrée et les détecteurs de métaux, qui depuis de nombreuses années étaient devenus la véritable porte de toute école ou université, ils longèrent un grand couloir jusqu’à l’autre bout du bâtiment. Le jeune flic s’arrêta devant une porte.

—   Tseyang, je ne pense pas que tu sois en danger avec ces deux messieurs, m’autorises-tu à te laisser seule un petit quart d’heure ? – Elle haussa les épaules.

—   Va voir tes résultats, je sais que tu ne penses qu’à cela depuis ce matin. – Son collègue ne se fit pas prier, après avoir promis à la jeune femme et aux deux hommes d’être de retour très vite, il ouvrit la porte et disparu.

—   Vous êtes étudiants ? – Questionna Steven.

—   Oui, la majorité des étudiants font un petit travail à côté pour financer leurs études, mais essentiellement pour acquérir une expérience de la vie.

—   Ce n’est pas trop difficile d’être agent de la sécurité pour une jeune femme de votre âge ? – Il n’avait aucune idée de son âge réel, mais elle n’avait certainement pas plus de vingt-trois ou vingt-quatre ans.

—   Je suis ceinture noire en karaté et judo. Si je ne me trouve pas face à un pistolet, je pense être à la hauteur. Dieu merci, les armes à feu sont interdites. Mais la contrebande ne cessera jamais.

—   Tseyang ; d’où vient ce nom ? – Demanda Paul à son tour.

—   Mon nom de naissance est Sophia, mais lorsque nous prenons refuge dans le Buddha, alors un nom nous est donné, comme lors du baptême. Tseyang est tibétain et il veut dire « Trésors de la vie. ».

—   J’avoue que je ne comprends rien à ce que vous venez de me dire.

—   Nous aurons certainement l’occasion d’en reparler. Pour le moment nous sommes arrivés. Le médecin de garde se nomme Docteur Schröder. C’est un excellent médecin, il est aussi chef de clinique à l’hôpital central de Boulder.

—   Il n’est pas Tibétain ?

—   Mon père, le bouddhisme n’est pas sectaire, nous acceptons tout le monde, s’ils montrent un minimum de respect envers nos croyances, et ne cherchent pas à nous convertir.

Elle n’en dit pas plus, Paul ne répondit pas. Ils entrèrent dans l’infirmerie, Tseyang les présenta au médecin Schröder et celui-ci commença l’entretien immédiatement. Tseyang ne resta pas. Mais elle leur promit de venir les voir dans une heure. À ce moment-là ils sauraient à quoi s’en tenir. L’entretien avec le médecin dura quarante-cinq minutes. Heureusement que Paul était présent pour confirmer ce qu’avançait son ami. Dans le cas contraire, le docteur l’aurait peut-être fait hospitaliser sans chercher plus en avant. Finalement il déclara aux deux hommes.

—   Monsieur Onnen ; mon père ; je ne sais que dire. En temps normal, j’aurais envoyé votre ami en observation, mais, puisque vous m’affirmez que tous les examens ont déjà été effectués, et que je ne trouve en Monsieur Onnen aucun signe indiquant qu’il ait des problèmes, je dois vous laisser repartir. Je vais vous donner néanmoins une ordonnance pour un IRM cérébral. Il faut écarter définitivement, la possibilité d’un AVC.

Les deux hommes remercièrent le médecin, puis se dirigèrent vers la porte. Tseyang les attendait patiemment.

—   Alors, tout va bien ? – Questionna-t-elle.

—   Aussi bien qu’il est possible de l’être lorsque l’on fait des tas de choses pendant son sommeil sans en garder le moindre souvenir. – Lui répondit Steven.

—   Venez, je vous ramène chez vous… Nous pourrons discuter en chemin.

Ils prirent une voiture, marquée « Police » au nom de l’université. Et roulèrent à une allure tranquille vers le quartier de South Boulder. Tseyang conduisait et les deux hommes se tenaient à l’arrière, silencieux comme deux écoliers pris en faute.

—   Ces moments d’absence, ce somnambulisme, ça vous arrive depuis longtemps ? – Demanda Tseyang en s’adressant à Steven.

—   Depuis plusieurs années maintenant…

—   Et les mantras aux Taras, c’est aussi vieux que cela ?

—   Je vous demande pardon ?

—   Lorsque nous vous avons trouvé, vous récitiez le mantra aux Taras : « OM Tare Tuttare Ture Svaha. » – Steven réfléchit un instant, il ne se souvenait de rien.

—   Mademoiselle, je suis désolé, mais je ne sais même pas de quoi vous êtes en train de parler. Je ne sais pas ce qu’est le tara ou une mantra. Et cette phrase ne veut rien dire pour moi. 

—   C’est « la » Tara et « un » mantra. Vous avez raison, vous n’avez aucun moyen de la connaître, pourtant vous lui récitiez son mantra, c’est-à-dire sa prière dans un sanskrit courant et sans le moindre accent. De plus vous auriez parlé de la mère de toutes les mères. Votre ami a pensé que vous parliez de la vierge Marie. C’est possible, mais la Tara est elle aussi la mère de toutes les mères. Née du Buddha de la compassion, et détentrice de la faculté de soulager tous les êtres vivants…

—   Vraiment ? Ça correspond tout à fait à la vierge Marie…

—   En effet ; à ma connaissance, les Taras n’ont jamais eu d’enfants. Mais ce point mis à part, elles se ressemblent beaucoup avec Marie.

—   Vous venez de parler des Taras au pluriel. Il y en a plusieurs.

—   C’est difficile à expliquer… Et sans rien connaître de l’Inde, du Tibet ou du bouddhisme, ce ne sera pas facile à comprendre. La Tara est un être en vingt et une facettes, ou émanation. On parle fréquemment des vingt et une Taras. Néanmoins, elles forment à elles toutes un être unique.

—   Vous avez raison, ce n’est pas simple à comprendre. Néanmoins, nous avons dans le catholicisme la Sainte Trinité, et ce n’est guère différent. – Lui expliqua Paul.

—   Qu’étudiez-vous ? Si ce n’est pas indiscret. – Demanda Steven.

—   La psychologie, avec trois UV sur la psychologie des enfants et adolescents. J’aimerais travailler dans une école ou un collège plus tard. En tout cas, j’aimerais travailler avec des enfants ou des jeunes.

—   Encore beaucoup d’années ? – Elle rit et jeta un coup d’œil à Paul et Steven.

—   Je ne sais pas si je dois être flattée ou vexée. Non en fait, j’ai presque terminé. Si mon collègue était aussi pressé tout à l’heure, c’était justement parce que les résultats des examens finaux étaient affichés ce matin. Il ne peut pas échouer en ce qui concerne la psychologie, mais il y avait aussi une dissertation ayant pour sujet : « Expliquez le concept de la vacuité. » Et ça, ce n’est pas simple…

—   Ce n’est pas de la psychologie, mais de la philosophie. – Lança Paul.

—   En effet, si Naropa est une université comme les autres, nous sommes presque tous pratiquants bouddhistes, appelés à devenir plus tard des religieux. Alors les études religieuses ne font qu’une avec les études classiques. Notre maître, pensait que les étudiants devaient, non seulement être préparés à une vie juste dans leurs vies civiles, mais aussi devenir des bouddhistes, préparés et capables de guider les autres. C’est pourquoi nous étudions, travaillons, et, enfin, sommes suivis par un maître qui nous enseigne durant nos années d’études.

—   Un maître ?

—   Je suis certaine que cela se passe de la même manière chez vous… Je veux dire au séminaire. Un maître, un Guru, comment dites-vous, un guide spirituel, c’est bien ça ? – Paul hocha la tête.

—   Vous voyez, on retrouve toujours la même façon de se comporter, d’être… Nous ne croyons pas dans les mêmes choses. Nous n’avons pas la même façon d’atteindre nos objectifs. Pourtant ceux-ci sont identiques. La paix de l’esprit, l’amour, la compassion, et la manière de ne plus craindre la mort et la souffrance présente dans nos vies.

—   Tu as raison Tseyang, je n’avais jamais entendu une aussi jeune personne parler philosophie avec autant de conviction.

—   Nous arrivons ! Surveillez votre ami et en cas de besoin, faites-moi signe. J’imagine qu’il serait intéressant que vous rencontriez mon lama.

—   Tu veux nous convertir ? – Questionna Paul en riant.

—   Non. Jamais le bouddhisme n’a encouragé le missionnariat, ou les conversions en masse. Nous sommes contre le prosélytisme et pensons plutôt que nous dépendons de la loi de causalité, la loi de cause à effet. Si nous sommes appelés à rencontrer le Buddha, alors ça arrivera. Dans le cas contraire, il n’y a rien à faire. Par contre, lama Jigmé, pourra vous apporter son aide, et sûrement vous expliquer pourquoi votre ami récite le mantra des Taras sans le connaître.

Ils discutèrent quelques minutes de plus, échangèrent leurs téléphones et prirent le nom et l’adresse du lama Jigmé. Tseyang les salua, puis repartit vers l’université.


 

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