L'Oublie

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12e Univers – Planète Terre – USA – Juillet 2016

 

 

Ce matin-là, Steven se réveilla près de la carcasse d’une voiture oubliée à cet endroit depuis des années. Il se releva doucement, en frottant son front douloureux de sa main. Il y déposa un peu plus de poussière et de crasse. Qu’avait-il fait hier ? Et cette nuit ? C’était un mystère, et ça le resterait… Il quitta le terrain vague, et prit la direction de l’église Saint François. Quand les choses allaient mal, il y trouvait en général le réconfort. Il s’épousseta par réflexe et marcha très lentement pour ne pas réveiller son mal de crâne. Il était partagé entre la colère et l’amusement, en regardant les passants qu’il croisait s’écarter de son chemin, en prenant un air dégoûté.

Il était sale, c’est vrai, mais dans quel état seriez-vous, si vous aviez passé la nuit dans une décharge. Sinon, Steven présentait plutôt bien. La quarantaine passée de peu, une peau fine, des cheveux mi-longs châtains. Après une douche, en oubliant ses vêtements usés venant de l’armée du salut, il ressemblerait à n’importe qui. Les gens lui diraient même « Bonjour ». Il ne buvait pas et ne l’avait jamais fait. Son seul défaut était qu’il ne possédait rien, logeait dans une chambre minuscule que lui prêtait Paul. Paul était son meilleur et seul ami, par ailleurs, curé de la paroisse Saint François. Ne rien posséder était supportable, il s’y était fait depuis longtemps, mais ses maux de tête et ses absences qui lui faisaient quelquefois traverser la ville inconsciemment, sans aucun moyen de découvrir ce qu’il avait fait dans l’intervalle, étaient insupportables. Une fois, il s’était réveillé, à moitié nu, après avoir été tabassé dans les règles.

Il entendit les cloches de Saint François sonner le début de la messe. Il devait être huit heures. Ce qui lui permit de constater qu’il avait eu un trou de mémoire de plus de treize heures.

Il entra dans l’église, se signa et alla s’asseoir sur le banc du fond. Ici, il ne se ferait pas trop remarquer. Néanmoins, quand arriva le moment de la communion, Steven se leva et alla rejoindre la file des fidèles. Il ne servait à rien d’assister à la messe, si l’on ne communiait pas. Comme à chaque fois, alors qu’il traversait l’église, les réflexions murmurées des paroissiens se firent entendre. Contrairement à ce qu’il entendait à l’extérieur, c’était plus un sentiment de pitié, il s’en accommodait. Malgré tout, quelques phrases du genre : « Quand on respecte le seigneur, on se lave ! » atteignirent ses oreilles.

Lorsqu’il fut arrivé devant le père Paul, celui-ci se tourna vers l’autel et prit le calice contenant le vin, et le tendit à Steven. « Le sang du Christ. » Lui dit-il doucement. Steven, après avoir répondu « Amen » prit la coupe et en but une gorgée. Le prêtre la reposa sur l’autel et récupéra le panier avec les hosties, avant d’offrir « le corps du christ » à Steven. Celui-ci retourna s’asseoir au fond de l’église, et Paul souriant, jeta un coup d’œil à ses paroissiens. Offrir la communion sous les deux espèces au plus misérable d’entre eux était une leçon, qu’il ne regrettait pas d’avoir donnée à ses fidèles. Il y aurait des retombés, on lui en parlerait. Mais la majorité de ses ouailles comprendrait le message. « Les premiers seront les derniers et les derniers les premiers. »

Il termina sa messe, puis attendit près de la porte pour saluer ses paroissiens quittant l’église. Personne ne lui fit la moindre remarque et tout le monde le salua comme d’habitude. La famille O'Briain, une très vieille famille irlandaise parlant encore le Gaélique, l’invita à dîner le jeudi suivant. Seule la sœur Mary, appartenant à la petite communauté de Clarisse dépendante de l’église, lui fit un sourire en regardant Steven. « Je serais malheureuse si vous partiez mon père. » Il se contenta de rire. Il appartenait à la congrégation des Franciscains de Boulder, il ne prévoyait pas d’aller dans une autre ville. Il se sentait bien ici. Les deux communautés, celle des Franciscains et celle des Clarisses se trouvaient chacune dans une petite propriété de part et autre de l’église. Manquant de plus en plus de prêtre, l’Évêché avait décidé quinze ans plus tôt, après le départ du précédent curé, de faire prendre en charge la paroisse par les frères Franciscains. Le prieur de la congrégation, frère Joseph, avait décidé de confier cette charge à Paul. S’il avait été un peu réticent au début, aujourd’hui il aimait être responsable d’une paroisse. Bien sûr, quelques-uns des fidèles avaient fui peu après son arrivé, comme par hasard toujours les plus fortunés. Les prêches d’un frère appartenant à l’ordre qui a toujours soutenu les pauvres, en suivant à la lettre les préceptes de Saint François d’Assise, avaient de quoi faire peur au plus riche. Surtout que le frère Paul était intransigeant sur le fait, qu’un chrétien véritable se devait d’être riche de son âme, mais ne pas accumuler de richesse matérielle. Cela lui avait souvent valu, d’être traité de communiste par certains. En contrepartie, beaucoup des plus démunis venaient souvent prier ici.

Après la sortie du dernier fidèle, Paul referma la grande porte. L’église restait ouverte toute la journée et une dernière messe avait lieu à minuit chaque jour, pour ceux qui terminaient de travailler ou allaient y partir. Ne restaient plus que lui et Steven, alors il marcha tranquillement jusqu’à l’homme qui était son ami depuis des années.

Ils s’étaient connus lors de leur première année au Junior High School[i] à l’âge de 11 ans et ne s’étaient jamais plus quittés, au moins par la pensée. Steven leva les yeux vers Paul et lui sourit. Le mal de tête avait enfin cessé, il pouvait dorénavant utiliser tous les muscles de son visage sans que ça ne devienne une torture.

—   Tu sais, tu as une sale tête ce matin et tu es plus crade que le chien de ma sœur ! – Lança Paul en riant à Steven.

Celui-ci ne répondit pas, se contentant de baisser les yeux.

—   Tu sais bien que je plaisante… – murmura Paul à son ami. – encore une autre ?

Il n’avait pas besoin d’en dire plus. L’un et l’autre savaient de quoi ils parlaient. « Les absences » de Steven. Ces trous noirs dans sa vie, qui avaient fini par gâcher celle-ci. Tout avait commencé quinze ans plus tôt. Steven était encore jeune, vingt-six ans. Ancien hacker, capable de pirater n’importe quel système sur n’importe quel type de réseau, on lui avait offert un pont d’or, pour diriger le développement d’un nouveau firewall dans une très grosse compagnie. Il travaillait dix-sept heures par jour, pour un salaire à rendre fou Harrison Ford, Johnny Depp ou Bruce Willis à sa grande époque de Die Hard. La sortie de la première version de leur firewall avait été un évènement marquant, dans la vie des réseaux et de la sécurité informatique. 

Il était apprécié et ce qui ne gâtait rien, riche. Il était devenu directeur du département sécurité de leur firme, dans la banlieue de Boulder. C’était un homme heureux. Tout avait commencé le jour anniversaire de sa septième année dans la société. Il venait de terminer toute la relecture des cent mille lignes de code source de la prochaine version du logiciel phare de la compagnie. Il était attendu à une réunion avec tous les pontes de la « boîte ». Il n’y était jamais allé. Il avait repris ses esprits dans le parc naturel de Papini à l’extrême nord de la ville, alors que son lieu de travail avait ses bureaux et unités de développement, à Table Mesa à l’extrême sud. Il faisait nuit noire et il avait dû passer près de neuf heures à déambuler. Le plus grave, était qu’il n’en avait aucun souvenir. Un abîme noir et profond entre le moment où il s’était préparé pour la réunion, et son « réveil ». Plus étrange encore, il n’avait pas sa veste ni son portefeuille sur lui. S’était-il fait voler, un coup sur la tête aurait pu expliquer ce trou noir sur une partie de sa journée. Il n’expliquerait cependant pas, ce qu’il faisait à l’autre bout de la ville.

Rentrer à son bureau ne fut pas des plus simple. Convaincre un chauffeur de taxi de vous emmener, lorsque l’on se trouve en chemise sortant d’un parc naturel, ne met pas en confiance. En tâtonnant ses poches de pantalons, Steven trouva son portable, ça l’aiderait à rentrer, par contre cette découverte mettait par terre l’idée d’un vol. Le portable aurait été pris avec le reste. Il appela Franck, son adjoint sur le projet « licorne » ; leur logiciel. Après avoir parlé quelques minutes, il passa le téléphone au chauffeur de taxi. Franck lui donna l’adresse de la plus grosse compagnie de Boulder en lui expliquant qu’il serait payé deux fois le prix de la course à l’arrivée.

Il fallut quarante minutes au taxi pour atteindre le siège de la compagnie. Franck paya le taxi, comme convenu et ils retournèrent dans leur bureau. Steven constata aussitôt que toutes ses affaires étaient à leurs places. Sa veste, son portefeuille, ses clefs, il ne manquait rien. Franck chercha à savoir comment Steven avait pu rater la réunion la plus importante de l’année. Celui-ci eut du mal à répondre, il ne savait quoi dire. Franck n’insista pas.

Le lendemain matin, il fut convoqué par le directeur John Moore. Celui-ci fut courtois et pardonna. Il était conscient que, sans la présence de Steven, leur meilleur logiciel n’existerait pas, ou bien il serait du niveau de tous les autres firewalls sans se démarquer en rien. Ils discutèrent pendant plus de deux heures. John Moore insista pour que Steven se fasse examiner. Il lui donna deux semaines de vacances, dans le but de faire un check-up complet. Leur sécu était l’une des meilleures, Steven n’aurait rien à débourser. Le grand patron voulait des hommes fiables, et un employé qui perd l’esprit pendant un après-midi, n’est pas la meilleure garantie pour des performances optimales. Franck remplacerait Steven pendant son absence. Ce dernier pourrait écarter tout risque de tumeur ou autres maladies dégénératives. Steven accepta et prit rendez-vous, pour le lendemain, dans le meilleur hôpital de la ville.

Ensuite il téléphona à Paul, lui raconta toute son histoire. Paul l’invita à venir en discuter dans sa cellule. Les deux hommes parlèrent jusque tard dans la nuit. Paul raccompagna Steven chez lui, et passa le reste de la nuit chez son ami. Il dormit sur le canapé du salon. Il avait demandé à son frère Benoît de le remplacer pour la messe du matin à la paroisse, lui voulait accompagner son ami à l’hôpital. Il était inquiet pour Steven. Le père de ce dernier, Jonathan, était mort d’une tumeur cérébrale quand Steven avait quinze ans. Sa mère, quant à elle, était morte quatre jours après la naissance de Steven. C’est donc sa tante, qui avait pris soin de lui jusqu’à ce qu’il termine ses études et trouve du travail. Malheureusement, elle aussi était décédée depuis environ cinq ans. Steven se retrouvait seul.

À la première heure le lendemain, ils étaient au rendez-vous fixé la veille par le professeur Verneil, spécialiste en Neurologie. L’année qui suivit fut très difficile pour Steven. Lors d’un premier séjour de deux semaines en Neurologie, il subit tous les examens inventés par la médecine moderne, sans aucun résultat. Sur le plan clinique, il était en parfaite condition. Bien sûr, lors de son séjour à l’hôpital il n’eut aucune absence à aucun moment. Il fut alors dirigé sur les psychologues et psychiatres. Là encore, tests et entretiens se déroulèrent pendant des semaines, à intervalle régulier, mais personne ne trouva rien. Son équilibre psychologique était parfait, son QI atteignait les 160. On le qualifiait de génie en parfaite santé. Au travail, qu’il avait repris dès la fin de son hospitalisation, tout le monde, les patrons comme les collègues s’étaient montrés au petit soin. On lui proposait désormais de rentrer chez lui le soir, dès vingt et une heures, ce qu’il n’avait jamais entendu avant. Il ne disait jamais non. Sa nouvelle vie lui plaisait. Moins de stress, il était mieux reposé et son travail était encore meilleur.

Tout se déroula ainsi, dans les meilleures conditions possible pendant dix mois après sa première absence. La version, deux points zéro de Licorne était prête à être lancée, un dîner de gala était programmé sur le stade géant de la ville. Deux mille invités, triés sur le volet, seraient présents. Hommes d’affaires, tous les géants du monde informatique, journaliste, etc. Steven présenterait le logiciel aux côtés de leur CIO, Monsieur John Moore. C’était un honneur en même temps qu’une promesse. Seul le vice-président était normalement invité, à se tenir au côté de Moore lors des présentations officielles. De là à en déduire que Steven serait bientôt le vice-président de la société, il n’y avait qu’un pas. Tous ses collègues l’avaient déjà félicité.

Alors, le 5 juin 2010 à 15H00, jour prévu pour la présentation, il rentra chez lui se changer. Pour l’occasion, lui qui était plutôt dans le style jeans et chemises, avait loué un tuxedo[ii]. Il se souvient avoir reçu un coup de téléphone de Paul, il lui avait offert ses félicitations et encouragements. Pourtant, il n’assista jamais à la présentation. Il se réveilla le six juin à 9H00 devant un petit immeuble dans le golf national du Colorado, à l’est de la ville. Il était en jeans avec des baskets, et ne portait pas son smoking. Comme la première fois, il n’avait pas un sou sur lui et cette fois-ci, son portable était absent. En contrepartie, il était propre, ne donnant pas l’impression d’avoir dormi par terre. Il marcha plus d’une heure, le temps d’arriver devant une petite épicerie tenu par un Pakistanais. Il entra dans la boutique, expliqua simplement qu’il s’était fait voler son portefeuille par un pickpocket, et demanda l’autorisation de donner un coup de fil. L’homme hocha la tête, gravement, puis lui répondit en souriant : « Ce pays n’est plus ce qu’il était. Se faire voler dans le quartier le plus riche de la ville, quel malheur… Téléphone mon frère, Allah te protège ! » Alors Steven appela Paul, la seule personne qui soit assez proche de lui pour qu’il puisse se confier sans crainte. Il n’y avait que deux voitures pour les vingt-huit frères franciscains du couvent, néanmoins, Paul trouverait une solution, il en trouvait toujours. Paul trouva une solution et il vint le chercher. Steven devait juste attendre une demi-heure, le temps que son ami arrive jusqu’à lui.

Il alla s’asseoir dehors sur un banc et réfléchit un long moment. Qu’allait-il bien pouvoir dire à son PDG ? Comment celui-ci réagirait-il ? Sans compter que ses absences, que la science ne pouvait expliquer, allaient foutre sa vie en l’air. Il était encore loin de se rendre compte à quel point.

Paul arriva étonnamment vite. Steven en fut heureux et fier. Paul était le jumeau qu’il n’avait jamais eu. Il était suivant les circonstances son petit ou grand frère. Une seule chose était certaine, jamais ils ne se seraient laissé tomber, l’un l’autre. Lorsque Paul avait décidé de se convertir au catholicisme, et de devenir prêtre, sa famille l’avait rejeté. Ils étaient orthodoxes de naissance, et un fils qui quitte l’Église orthodoxe grecque n’est plus Grec. Steven s’était toujours demandé en quoi être Orthodoxe grecque ou catholique, changeait quoi que ce soit. Ils étaient tous chrétiens et avaient les mêmes croyances à très peu de choses près. De plus, Steven le savait, ce n’était pas un courant religieux que Paul avait voulu suivre, mais un homme. Il était franciscain avant d’être catholique. Steven s’en souvenait très bien, la vocation de Paul était apparue après la diffusion d’un film au cinéclub du collège. « François et le chemin du soleil » de Franco Zeffirelli. Ça avait été le grand déclic, après cela Paul qui s’appelait à l’époque Andonis, ne parlait plus que de François. Il avait visité toutes les communautés Franciscaines ou Clarisses sur des miles à la ronde. Steven l’avait accompagné, il était catholique d’origine irlandaise, mais il est vrai que chez les deux jeunes hommes, François était un Saint très particulier. Le seul, à leur avis, à vivre exactement comme l’avait demandé le christ. L’acceptation de tous et le refus d’aucuns. Le respect de toutes vies, y compris celle des animaux. Quel plus bel exemple pour une jeunesse prise dans des conflits sans fin et l’aveuglement envers les plus démunis, ou les plus faibles ?

Dès son arrivée, Paul sortit de la voiture et vint serrer Steven dans ses bras. Comme s’il avait senti que son ami venait de s’engager dans un chemin dangereux. Steven lui rendit son accolade et alla s’asseoir dans la voiture. Paul le ramena chez lui. Ils parlèrent pendant des heures, burent plus que de raison, et au final, Paul dormit chez Steven. Le lendemain matin c’est Paul qui réveilla son ami en lui demandant de se presser. Steven devait se présenter devant son patron ; ce ne serait pas une mince affaire.

Dès neuf heures le lendemain matin, il était en route pour le bureau. Reposé, en pleine forme. Aussitôt arrivé il se rendit dans le bureau du PDG. La secrétaire lui sourit en lui faisant signe d’attendre. « Je le préviens… » Dès qu’elle donna son feu vert, il entra dans le bureau. C’était le bureau type d’un PDG. Une grande baie vitrée, tous ses diplômes accrochés au mur, la photo de sa femme et ses enfants, histoire de dire en passant « Hey, vous avez vu, je suis le meilleur et ma femme et mes enfants sont les plus beaux de tous ! ». Une coupe datant d’un championnat universitaire des années quatre-vingt. Mais au final ne restait plus que John Moore, le boss. Celui-ci le dévisagea, impassible, et se mit à sourire.

—   Alors Steven. Qu’as-tu à dire pour ta défense ce coup-ci ? – Il examina son interlocuteur avant de répondre.

—   Malheureusement rien ! Il m’est arrivé la même chose que lors de notre réunion. Je ne me souviens de rien.

—   D’accord, j’ai confiance en toi, tu es notre meilleur ingénieur, développeur et chef de projet. Franck a su nous sortir du pétrin où tu nous avais mis. Que cela ne se reproduise pas. Tu me comprends bien ?

Steven fit ses excuses et jura qu’il avait parfaitement compris. Peut-être n’avait-il pas assez bien compris, les sous-entendus de Moore. Il n’y eut plus aucun problème pendant les onze mois suivants. Licorne 2 était lancé et en orbite. Plus rien ne pourrait l’arrêter. Dès la fin de la version 2.0 tout le monde s’attela à la version 3.0. Une version bien plus perfectionnée, corrigeant tous les défauts de la 2.0 et ajoutant de nouvelles fonctionnalités. Arriva la réunion avec les personnages clefs du marketing et de la pub de la société. Une nouvelle réunion fut organisée pour présenter aux commerciaux, n’ayant aucune connaissance en informatique, la Bêta de la troisième version du logiciel. Celle-ci avait lieu à vingt heures. John le PDG, avait demandé à Franck et ses collègues que Steven ne reste pas seul, un seul instant.

Il craignait que Steven ne se dérobe une fois de plus. Steven en était conscient, lui aussi craignait un nouveau coup du sort. L’attente dans le bureau se passa bien, il discutait tranquillement avec Franck, parlant des dernières conquêtes de ce dernier. Franck s’absenta un instant pour aller aux toilettes tandis que Steven se servait son trentième café de la journée.

Lorsque Franck revint dans le bureau, deux minutes après avoir soulagé sa vessie, les deux étaient vides. Cette fois-ci Steven revint à lui, au centre de la ville, devant l’archevêché. Son absence avait duré deux heures à peine et comme les autres fois, il était en chemise. Heureusement, désormais Steven avait compris qu’à chaque fois, il se réveillait sans un cent sur lui. Alors il s’était cousu une pochette à l’intérieur de son jeans, ou il avait enfermé une de ses cartes de crédit. Le temps de s’isoler dans des toilettes publiques pour la récupérer, il héla un taxi.

Il arriva à la réunion au moment où celle-ci se terminait. Tout le monde le dévisagea, mais personne ne lui adressa la parole, excepté Franck : « Mon vieux, ce coup-ci, tu es vraiment dans la merde. » Avant que Steven n’ait eu le temps de répondre, il était parti. Ne restaient plus que lui et John Moore dans la salle de conférence. Son patron l’observa sans rien dire, et lui montra une chaise d’un geste de la main.

—   Assieds-toi. – Ordonna-t-il. Steven obéit immédiatement. Il imaginait combien son boss devait lui en vouloir à cet instant. John continua à parler dès que Steven fut assis.

—   Quand je t’ai découvert et que tu nous as rejoints, j’ai vraiment pensé avoir trouvé la perle rare. Tu es le meilleur codeur que je n’ai jamais vu, et je suis certain de ne jamais en voir d’autres. Tu as toujours les bonnes idées au moment parfait…

John se servit un martini, mais n’en proposa pas à Steven.

—   Ta première « absence » nous a tous choqués. Nous imaginions le pire… La preuve est faite aujourd’hui que tu te portes comme un charme. Ne reste que la psychiatrie qui n’ait pas été assez parcourue… – C’en était trop, Steven se leva d’un bond.

—   Non ! Vous avez eu toutes mes évaluations, je n’ai aucun problème psychiatrique. – John haussa les épaules avant de boire une gorgée de son martini.

—   Mets-toi à ma place, Steven. Comme je l’ai dit, tu es un génie. Personne d’autre que toi ne serait capable de faire évoluer « Licorne » comme tu l’as fait. Tu bosses dur et tu n’es jamais absent… Sauf… quand il y a des rencontres, réunions, présentations. Tu avoueras que c’est tout de même un phénomène étrange ? Que dois-je en déduire ? Inconsciemment, pour une raison X ou Y tu ne veux pas que ce projet voie le jour. C’est une idée et dans ce cas, après une bonne thérapie, tu redeviendras l’homme que tu étais. Ou bien, tu sabotes sciemment ce projet, et, dans ce cas de figure, tu ne mérites plus de faire partie de nos effectifs… Qu’en penses-tu ? – Steven souffla doucement, en tentant de se calmer. Puis il hurla presque.

—   Tu ne crains pas d’exagérer un peu ? Sans moi, Licorne n’existerait pas. Comment peux-tu insinuer que je saboterais mon « bébé » ?

—   Tu as raison, je n’arrive pas à l’imaginer. Alors je te propose un marché. Tu es mis à pied pour trois mois. On nommera cet arrêt comme un arrêt maladie. Tu toucheras ton salaire, sans perte. Mais dans trois mois, tu devras m’apporter la preuve de ta bonne santé. Passé ce délai, je n’aurai d’autre solution, que de te licencier.

Steven récupéra ses affaires et rentra chez lui. Dès le lendemain, il prit rendez-vous avec un psychanalyste que John lui avait chaudement recommandé. Il alla à trente-six séances en trois mois, il eut dix-sept absences dans le même temps. Il refit un bilan complet à l’hôpital. L’heure d’affronter John et en quelque sorte son avenir arrivait à grands pas.

Sans aucune surprise, il fut licencié. Il ne le prit pas trop mal. Après tout il n’avait jamais connu qu’une seule entreprise dans toute sa vie professionnelle. Il était persuadé de trouver mieux. « Licorne » c’était foutu, il avait vendu ses droits au moment de la sortie de la première version ; c’était une pratique courante. Mais il avait plein d’idées de logiciels qui se vendraient comme des petits pains. Parmi eux se trouvait un bouclier anti spam, avec un taux d’échec inférieur à 0,3 %.

Il passa deux mois, à se balader à travers les USA. Il rencontra tous les CIO des plus grosses compagnies du pays. Sans aucun succès. Pour trois d’entre eux, il rata le rendez-vous à cause d’absences. Alors qu’il était à Los Angeles, il reprit conscience dans une petite maison en construction, au bord de la plage de Venice[iii]. Inutile de dire qu’après avoir raté un rendez-vous de cette importance, il n’était pas conseillé de reprendre un nouveau rendez-vous. Les autres responsables des différentes firmes lui firent comprendre, par de subtiles allusions, qu’ils étaient au courant de son état et de ses problèmes. Par conséquent, ils ne l’embaucheraient pas.

Les mois passèrent, son état ne s’améliora pas. Deux ans après son licenciement, une grosse société concurrente de celle dirigée par John Moore, sortit un nouveau firewall révolutionnaire. Il se nommait « Rhino ». Très vite, la presse et les utilisateurs soulignèrent l’étrange ressemblance entre l’intelligence artificielle de « Licorne » et celle de « Rhino ». Un procès eut lieu entre les deux sociétés. Les experts démontrèrent que les codes sources de très nombreuses parties des deux logiciels étaient identiques. Aussitôt, Steven fut dénoncé comme le traître qui avait vendu les codes à l’ennemi. Le concurrent en question était l’un des hommes que Steven avait rencontrés pour un entretien d’embauche. Il découvrit à ce moment que John Moore l’avait fait suivre et prendre en photo à chacun de ses rendez-vous. Il n’en fallut pas plus. Il se retrouva mis en accusation dans un procès demandé par John Moore. Le verdict fut sans appel, Steven se vit contraindre à verser 2 millions de dollars de dommage et intérêt à son ancien employeur.

Il possédait cette somme, en fait c’était simplement tout ce qu’il avait. Alors, après avoir payé, avoir vendu sa maison, tenté différents petits travaux d’où il se faisait renvoyer après des absences non justifiées, il a finis par se retrouver à la rue. Paul s’arrangea avec ses frères et lui proposa de rester dans le monastère. Il lui offrit une petite chambre dans le grenier de la maison des frères, en échange d’un ou deux coups de balai chaque semaine. Ses absences venaient et repartaient régulièrement. La veille, cela faisait six mois qu’il n’en avait plus eu. Jusqu’à la nuit dernière. Les absences, totalement indolores au début, s’accompagnaient désormais de très violents maux de tête. Si les absences étaient perturbantes, les maux de tête étaient insupportables.

—   Viens Steven, rentrons. Nous devons parler… – Murmura Paul.

Steven imaginait déjà que son seul ami, son frère, allait lui aussi le jeter dehors. C’est ainsi que tous les autres avaient agi. Mais Paul lui prit la main et l’entraîna au fond de l’église. Ils sortirent par la porte de la sacristie et traversèrent le vieux cimetière avant de passer la petite porte qui menait au couvent des frères Franciscains. Paul guida son ami, d’une main ferme jusqu’à sa chambre. Il le fit asseoir, et lui prépara un thé vert.

—   Steven, tu ne peux pas continuer comme ça ! – Affirma-t-il.

—   Que veux-tu que je fasse ? J’ai tout essayé. J’ai fait plus de séjours dans les hôpitaux que n’importe quel Américain de mon âge. Ils n’ont rien trouvé. Que puis-je faire ?

—   Faire confiance dans notre seigneur Jésus Christ.

—   Comment peux-tu me dire ça ? Je prie en permanence, j’assiste à la messe presque chaque jour. Je pense plutôt que Dieu m’a abandonné. Dans le cas contraire, il m’aurait déjà donné une indication.

—   Les voies du seigneur sont impénétrables. Il ne donne pas une réponse directe, juste des indications à suivre comme dans un jeu de piste.

—   Génial ! Comment comptes-tu les déchiffrer, ces indications ?

—   Fais-moi confiance, nous y arriverons. Jésus, St François, Sainte-Claire et tous les saints nous aideront. Pour le moment tu vas vivres dans ma cellule. Si tu disparais, je dois le savoir.

—   Comme tu voudras. Comme l’on-dit, je n’ai plus rien à perdre…

 

Dans les heures qui suivirent, Paul et Steven installèrent le lit de ce dernier dans la chambre de Paul. Ils décidèrent qu’ils ne se quitteraient plus. Où que puisse aller Steven, Paul l’accompagnerait, et vice-versa. Le but de Paul était de découvrir ce que faisait son ami dans ses moments d’absences. Et il aurait mis sa vie en jeu sur ce pari, il le découvrirait.


 



[i] Junior High School : Correspond en France au collège, de la sixième à la troisième. De 11 à 14 ans

[ii] Tuxedo : Smoking.

[iii] Voir : Les cinq-Buddhas : Le retour de la compassion (De Chopel Ngalwang - sur Amazon et Kobo).

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