Chapitre IV

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Les trois couleuvrines qui le couvraient donnaient du poids à sa mise en garde. Les artilleurs, bardés de cuir, tremblaient plus encore que ceux qu’ils ciblaient. Ils s’apprêtaient à inaugurer leurs pièces contre leurs propres concitoyens. S’ils allumaient la mèche, ils deviendraient des assassins. S’ils refusaient, ils couraient le risque de se faire démembrer par la foule ingrate. Ils priaient tous les dieux, sauf le Rouge, pour que leur officier n’ordonne rien et que le cortège se disperse.

Un beau jeune homme, sous les vingt ans, qui portait des haillons si bien rafistolés qu’ils en devenaient presque élégants, s’avança, l’étendard bleu et blanc des rois à la main.

— Mon frère, nous appartenons tous à la même ville, à la même île, au même pays ! Nous ne souhaitons point verser le sang !

— J’en achète pour quatre sesterces des comme lui, se moqua monsieur Noussillon.

Cela ne provoqua aucune réaction chez Ferdinand. Ses yeux demeuraient indifférents au spectacle comme au commentaire. Il restait focalisé sur ce jouvenceau plein d’idéal, d’ardeur et de panache. Sa raison le méprisait autant que son cœur le prenait en pitié.

— Pas un pas de plus ou je vous abats ! éructa le capitaine, menaçant d’abaisser le bras ce qui déclencherait la mise à mort.

Il ne respirait ni la sérénité, ni le calme, ni la maîtrise que sa profession exigeait de lui. Les épais cernes dessinés sous ses orbites soulignaient sa nervosité. La survie du régime, la paix civile et la lourde roue de l’Histoire reposaient sur ses épaules, qui s’affaissaient de seconde en seconde. Le poids des évènements le broyait de l’âme jusqu'à la moustache, qui retombait piteusement sur ses joues creuses. Le peuple recommença à s’agiter, laissant fuser insultes et jets de pierres. Les fantassins, ne pouvant répondre que par l’indifférence ou de mortelles déflagrations, pointèrent leurs armes sur les émeutiers et, pour certains, mirent le doigt à la détente. Au milieu de tous ces acteurs débordés, affamés, exténués, chavirant entre la panique la plus totale et la témérité la plus imbécile, seul le porte-bannière conservait son sang-froid. Par ses gestes de la main, il tentait de modérer les deux parties. Mais le ton montait. Les projectiles qui volaient au-dessus de sa tête devenaient de plus en plus lourds et les hurlements de colère couvrirent bientôt entièrement sa voix de baryton. Il la voyait arriver, essayait de la prévenir mais rien ne semblait pouvoir empêcher la catastrophe de se produire. L’invisible balancier qui dictait ses émotions à la masse oscillait imperturbablement, d’extrême en extrême, jusqu’à l’explosion finale.

Les esprits s’échauffaient. Le groupe poussait à l’escalade. Chaque instant passé dans la mire des fusils révoltait les manifestants. Chaque pavé jeté sans réponse en appelait un nouveau. Chaque lancer enhardissait la multitude. Jusqu’à ce qu’une bille de plomb s’essaye au trajet inverse. Sans crier gare, une détonation survint. Soudain, cent autres suivirent. Le tonnerre des hommes foudroya les affamés. Un nuage blanc se forma et déversa sur les malheureux ses éclairs. Les arquebuses tonnaient, les balles crépitaient et un véritable déluge de métal s’abattit sur les revendicateurs. Il grêlait de la ferraille. On entendait la peau se déchirer sous les impacts et les mourants hurler à l’agonie. La panique, s’empara des cœurs. On criait, on se bousculait, on se marchait dessus. Perdu au milieu de ses hommes, le capitaine agitait les bras pour ordonner à ses soldats d’arrêter. Hélas, le canonnier, aussi ébranlé et effrayé que son commandant, interpréta ce signe comme un ordre de tirer. Il alluma la mèche puis se boucha les oreilles jusqu’à ce que le tube de bronze vomisse sa mortelle bile. Le boulet vola en direction de l’attroupement, encore dense, et fracassa les os des malchanceux qu’il rencontra. Il laissa derrière lui une trainée rouge de sang et parsemée de corps démembrés, dont certains gémissaient encore.

Les hommes piétinaient les femmes, les femmes les enfants. On se ruait pour sa vie, on se frayait un chemin aux dépends de son camarade, on tuait pour ne pas être tué. L’orage n’avait duré qu’un instant mais la terreur qu’il produisit s’éternisa encore de longues minutes. De longues minutes durant lesquelles de nombreuses âmes vinrent garnir un peu plus les enfers du Dieu Noir.

Perchés sur leur strapontins, Charles et Ferdinand contemplaient l’affrontement ou plutôt la boucherie.

— Belle bataille, quoiqu’un peu courte, lança le premier.

« Piteuse retraite, songea le second. »

Ils se retrouvaient en cynisme. Seulement, l’un le cachait.

— Voyons, ne fais pas cette tête. Il n’y avait pas tes parents en bas.

— Le malheur des autres m’affecte toujours un peu.

— Allons bon. Une gorgée et tout sera oublié, répondit monsieur Noussillon avant de s’enfiler une rasade.

Ferdinand l’imita, plus modestement. Tandis qu’il portait le breuvage à ses lèvres, ses mains commencèrent à s’agiter, laissant entrapercevoir dans son verre la tempête qui agitait son cœur. Il ne parvint pas à cacher ces tremblements qu’il aurait préféré feindre. Il fixait le pauvre jeune homme qui gisait là, haché menu, recouvert de son drapeau en lambeau comme d’un linceul. De nouveau, sa conscience lui ordonnait de pleurer là où son esprit lui intimait de rire. Il frémit de colère contre lui-même.

— Toujours aussi sensible à ce que je vois. Il ne faut pas être ébranlé pour si peu, s’amusa Charles en lui balançant une tape dans le dos. Bon, où en étais-je ? Ah ! Oui ! Je me suis un peu perdu en route, mais je comptais te proposer de t’associer à moi.

Ces mots réconfortèrent Ferdinand. Il n’avait pas assisté à cet odieux massacre en vain.

— De quelle façon ?

— Comme tu viens de l’apercevoir, notre bonne cité connaît quelques soubresauts. Pour l’instant, la république tient, ou plutôt est tenue à bout de bras par ses mercenaires. Mais je ne parierais pas sur sa survie à long terme. L’insurrection d’aujourd’hui a échoué mais demain une autre aura lieu, puis encore une et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un jour prochain, les soldats ne suffisent plus à contenir la colère du peuple voire, qu’ils rejoignent les contestataires. Qui sait qui prendra alors le pouvoir. Royalistes ? Religieux ? Guildes marchandes ? Impossible à prévoir. C’est pourquoi, au lieu de laisser la décision au hasard, quelques connaissances et moi-même comptons, comme qui dirait, forcer le destin. Ton appui pourrait s’avérer d’une grande aide et, tu me connais, je sais me montrer reconnaissant avec mes amis.

Venant de lui, il fallait comprendre ce dernier mot comme un synonyme assez proche de « soutien ». « Soutien utile », pour être précis. Qu’on cessât un instant de présenter l’une de ces deux caractéristiques et l’amitié s’envolait en même temps. On devenait alors un inconnu, un étranger ou un ennemi. Trois termes qui englobaient tout ce qui ne rentrait pas dans la case « soutien utile ».

Ferdinand se retint de répondre instantanément. Il fit semblant de réfléchir, de peser le pour et le contre et d’hésiter. Intérieurement, il peaufina sa phrase, la polit, la jaugea, la rectifia, la récita, accorda le ton, le rythme des mots, les intonations et jusqu’à la ponctuation. Il s’arrêta un instant sur la gestuelle approprié. Baisser légèrement la tête, regarder son interlocuteur juste sous les yeux, se gratter le cou… non, le coude pour changer. Son avenir tout entier dépendait de sa réaction. Tout son personnage devait transpirer dans sa réplique : la naïveté, une ambition réelle mais modérée, un besoin d’affection, une volonté de renouer avec les hautes sphères et, plus important que tout, une absence de rancœur. Il fallait définitivement endormir la méfiance de Charles tout en démontrant une certaine utilité pour qu’il le garde près de lui. On en revenait toujours au même point. L’utilité.

— Merci… merci beaucoup ! Si je peux t’aider, bien sûr, avec plaisir. Juste… est-ce que tu pourrais aider une personne en retour ? Il s’appelle Albert, il m’a beaucoup aidé durant ma mauvaise passe.

Niais à souhait. Reconnaissant envers son bienfaiteur. Presque larmoyant. Charles le contemplait comme un animal de compagnie. Si les convenances le lui avaient autorisé, il lui aurait tapoté la tête ou chatouillé le menton. Il jubilait de cette supériorité qu’on lui accordait. Il appartenait à cette catégorie de personnes pour qui la dominance est un plaisir en soi. Rarement ce sentiment ne s’était manifesté aussi intensément que maintenant. Il aimait sa clientèle comme on aime un cheval docile. Et, comme pour un étalon, il en prenait soin tant qu’elle le servait bien.

— Naturellement, les amis de mes amis sont mes amis comme on dit ! Il faudra que tu me le présentes !

— Je ne suis pas certain qu’il vous intéresse. Disons que l’adjectif rustre lui colle plutôt bien.

— En voilà une façon de décrire ses amis. Ah ! Ah ! Enfin, qu’importe, demain, retrouve-moi ici aux premières lueurs du jour. J’ai hâte de découvrir la tête des autres lorsqu’ils te reverront. Tu risques de tuer les plus vieux ! Ah ! Ah !

À chaque rire, il décochait une tape dans le dos qui exaspérait Ferdinand. Il le traitait comme le plus servile des familiers. Mais il devait encaisser, il devait souffrir ces humiliations sans broncher. Pour qu’un jour il puisse tenir sa revanche, il lui fallait tomber encore un peu plus bas. Boire le calice jusqu’à la lie pour le lui recracher au visage.

Ils se serrèrent la pince. Charles enveloppa l’étreinte de sa main libre et redoubla de bonnes manières, comme savent si bien le faire les escrocs et les bonimenteurs. Il lui asséna une ultime frappe sur l’épaule comme adieu et tous deux se séparèrent en confirmant d’avance leur présence au rendez-vous de demain. Chacun s’en retourna de son côté, persuadé d’avoir finement dupé l’autre. Comme on aimait à le répéter alors : « Une arnaque bien ficelée satisfait toujours les deux parties. »

Ferdinand, descendit des bureaux de l’étage, se faufila à travers le grand hall, toujours bondé, et se retrouva seul, au milieu des cadavres mutilés et des malheureux qui pleuraient leurs morts. Il ne résista pas au besoin de veiller le corps du jeune homme à l’étendard. Aussi idiot que lui par le passé. Hélas, celui-ci n’aurait pas l’occasion d’apprendre. Son visage se tordait de douleur jusque dans la mort. On percevait encore les muscles crispés par la terreur et ses bras tentant vainement de protégé sa tête. Son ventre ouvert laissait deviner l’agonie qu’il avait dû connaître dans ses derniers instants. Riche, monsieur Laffont avait sombré dans la pauvreté, déjà miséreux, celui-ci ne put payer sa bêtise que de sa vie.

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