Chapitre V

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— Tu m’emmènes où ? T’crois vraiment qu’j’ai b’soin de ta pitié pour m’en tirer ? Les richous, j’veux rien avoir à faire avec eux. S’ils te r’filent un truc gratos, c’est qu’ils comptent te l’faire payer bien plus cher qu’avec des sesterces. Ils s’raient pas richous sinon !

— Moi qui pensais que la perspective d’enfin déguster un bon plat chaud te réjouirait.

— J’t’en filerai des plats chauds ! Sûr que j’vais devoir porter un costume de clown et amuser la galerie. Les seuls pauvres qu’on trouve dans c’genre d’endroit, ce sont les bouffons !

— Arrête de t’inquiéter, tu n’as besoin ni de grelots, ni de chapeau improbable pour attirer sur toi les railleries. Ton tempérament suffira. Allez, si tu te tiens sage et si j’arrive à gagner quelques sous, je te payerai une passe ou deux.

— Pfff… V’là bien une façon de remercier c’lui qui t’a jamais lâché. Le seul.

— Par nécessité plus que par choix. De toute façon, je te tiens par toutes les bourses, tu n’as pas vraiment le choix. Profites-en pour essayer de te détendre. Tu pourrais apprécier l’hospitalité qu’on t’offre, qui sait ?

— Ingrat va ! Pffff !

Suite à cette altercation de convenance, Albert pris soin de frapper exagérément fort de la canne à chaque pas. Il reniflait ostensiblement, menaçait les mouettes et ruminait dans sa moustache. Lorsqu’on le contrariait, il savait devenir une véritable parodie de lui-même, afin que nul passant ne manque son mécontentement. Ferdinand marchait nonchalamment à ses côtés, au rythme d’un pas pour trois de son compère, afin de ne pas le distancer. Il sifflotait son air des jours heureux, une petite chanson guillerette qui jurait avec les ronchonnements du vieillard.

— Arrête de pousser la chansonnette.

— Non merci, ta mauvaise humeur ne gâtera pas la mienne.

Ils traversèrent ainsi la moitié de la ville. L’anarchie des précédents jours ne s’était pas arrangée, bien au contraire. Aucun garde n’exerçait et rares étaient les rues sans leur lot d’ivrognes ou d’évanouis, plus ou moins morts. La rouste de la veille avait manifestement découragé nombre de citoyens de s’en prendre au sénat, aussi s’entretuaient-ils entre eux. Le combat en devenait plus équitable.

Au milieu des épaves humaines se baladaient quelques marginaux qui, alors que nulle loi ne s’appliquait plus, vaquaient à leurs occupations quotidiennes sans rien changer de leurs habitudes. Ils se rendaient à l’atelier ou à l’arsenal pour gagner quelques sous qu’ils auraient bien du mal à convertir en pain. Ils affichaient un stoïcisme las presque plus effrayant que les cadavres alentours. Leur comportement saugrenu et complétement décorrélé des circonstances les réduisait pratiquement au rang d’automates. Des ouvriers sans plus de conscience ou de volonté que des fourmis. Ils appartenaient à ce type de personne qui célèbrerait la fin du monde par une bonne journée de travail, suivie d’un petit verre mais pas deux, car ce ne serait pas raisonnable.

Le duo arriva devant l’établissement qui, alors que le soleil pointait à peine, se voyait déjà assiégé par tous les miséreux de la ville, véritable marrée grouillante prête à dévorer les murs de la bâtisse pour calmer leur faim. Heureusement, on avait renseigné Ferdinand sur une entrée secrète à l’arrière, qui lui éviterait de servir de pitance à l’un de ces malodorants prêt à passer outre les désagréments du cannibalisme.

Ils parvinrent à la petite porte en bois, derrière l’immense bâtisse, subtilement soustraite aux regards des passants par le dépôt de quelques débris. Comme convenu, Ferdinand frappa deux fois, attendit une dizaine de secondes, puis frappa à nouveau deux fois. Une mince ouverture se créa alors par laquelle les deux compagnons entrèrent, en prenant soin de rentrer le ventre. Charles et deux gardes du corps. Les lascars arboraient les inénarrables cicatrices, poignards et mines patibulaires indispensables à tous ceux de leur profession. On racontait même que certains se charcutaient volontairement le visage pour négocier leurs gages à la hausse.

— Mes amis, comment allez-vous ? lança gaiment Charles.

— Peuh ! répondit le vieillard sans fioriture.

— Pardonne-le, il n’excelle guère dans les bonnes manières, réagit aussitôt Ferdinand. Je te présente Albert, mon camarade d’infortune.

— Aucun problème ! J’aime ce tempérament sanguin, un brun impertinent ! Un vrai Ornien comme on n’en fait plus !

— J’t’en balancerai des Orniens, moi.

— Ah ! Ah ! Je vous aime bien ! Bon, Albert, prenez ce billet, présentez-le à l’un de mes guichets et l’on vous donnera de quoi manger et bien manger. Je vous conseille de ne pas trainer, nous n’allons pas tarder à ouvrir et je ne vous décris pas la cohue qui régnera dans le hall !

Albert arracha le bout de papier des mains de son détenteur. Il montrait les crocs, restait sur la défensive et fusillait du regard l’inconnu. Il ressemblait en tout point à un de ces chiens sauvages rendus méfiants par la soudaine approche d’un passant.

— Ma foi, nous n’avons plus rien à faire ici, Albert, je vous souhaite une excellente journée et bon appétit ! Ferdinand, en avant !

Charles se faufila alors à travers la mince ouverture de la sortie arrière. Les trois autres lui emboitèrent le pas et se retrouvèrent bien vite à traverser la place de la Monnaie. Personne n’arborait de manteau ou de belle tenue, de peur de se faire agresser par quelques émeutiers que les sicaires auraient pu avoir du mal à occire s’ils venaient à s’attrouper. C’est que les va-nu-pieds chassent en meute. Mieux valait ne pas attirer l’attention et se glisser, pendant un bref moment, dans la peau d’un manant. Les gros bras ne serviraient qu’en dernier recours.

Monsieur Noussillon, qui faisait tournoyer sa canne avec une grande dextérité, conduisit son monde à travers l’avenue de l’amiral Vagiard, presque plus large que longue, puis bifurqua à droite pour emprunter la rue des abeilles qui menait à l’hôtel de ville. La bâtisse, blanchie par les fientes de mouettes, surgissait au détour d’un croisement. Malgré sa taille, les villas qui l’entouraient étaient si rapprochées d’elle qu’on ne la découvrait que lorsqu’on se trouvait en face. On pouvait aisément tourner en rond une bonne heure sans la trouver tant rien n’indiquait sa présence.

Des souvenirs surgirent dans l’esprit de Ferdinand, comme appelés par l’édifice. Son père l’avait amené ici vers ses six ans pour le « présenter au monde ». C’était là qu’il avait rencontré une grosse majorité de ses associés qui l’avait jadis lâché. Enfants, ils s’amusaient ensemble, rejouaient mille batailles et conquéraient des mondes entiers ; adultes ils comptaient leurs sous, chacun dans leur coin, ne se parlaient que dans l’espoir d’en tirer profit et préféraient se laisser tomber les uns les autres plutôt que de risquer la moindre perte.

Tandis qu’ils grimpaient les marches qui menaient au portail d’entrée, deux valets, presque mieux habillés qu’eux, leur ouvrirent les portes. Le plus âgés des deux s’exprima alors :

— Monsieur Noussillon et sa suite sont arrivés.

La vingtaine de personnes qui discutaient et sirotaient un verre se tourna vers le nouvel entrant. Ferdinand les reconnaissait presque tous. Mais eux, l’avaient-ils reconnu ? Maintenant qu’il était mal coiffé, mal habillé, bien amaigri et sans le sou, il en doutait. Ici, on ne se définit que par ses avoirs. Leurs atours, leurs bijoux, leurs manières, il n’y avait que cela de beau chez eux.

— Voyons Laurent, permettez que nous nous changions avant de nous annoncer ainsi.

— Toutes mes excuses, par ici, nous avons aménagé un petit salon pour cela. Vous trois, je vous invite à vous…

— Non, celui-ci reste avec moi, l’interrompit-il en tirant sur le veston de son invité. Vous deux, rendez-vous au fond.

Ils connaissaient la maison. Ces vieux briscards travaillaient manifestement pour lui depuis un certain temps. Il y en avait au moins deux ici qui connaissaient le sens du mot fidélité. Naturellement, il s’agissait des deux plus affreux, des deux plus pauvres et des deux plus mal considérés. La fidélité, ça paye plutôt mal.

Charles et Ferdinand se changèrent rapidement, l’un arborant sa veste ambrée, ornée de boutons d’or et l’autre son manteau azur, parsemé de poches. Avec sa mine perdue, il lui donnait des airs de bureaucrate un peu écervelé. Le genre de personnage qu’on croise sans remarquer, qu’on écoute sans rien retenir du discours et qu’on oublie aussitôt l’entrevue terminée. Les rares portraits à son effigie semblaient avoir été peints sur un modèle fictif, une sorte d’homme moyen sans fulgurance physique d’aucune sorte. Le prototype même de chaque être humain. Il était beau car aucun défaut ne ressortait particulièrement. Ses cheveux châtains, assortis à ses yeux, son visage légèrement ovale et se son nez des plus communs plaisaient à toutes les dames sans en faire chavirer aucune. Il était beau mais sans charme.

Leur retour dans le grand salon attira tous les regards. Un groupe d’officiers feintaient le désintérêt en se triturant la moustache, trois grands prêtres s’inclinèrent respectueusement, les dames opérèrent des révérences convenues mais soignées et un parterre de marchands et commerçants cessèrent un instant leurs commérages pour adresser de grands sourires à Charles et son étrange invité, que quelques-uns commençaient à reconnaître. L’homme en jaune agitait la main et affichait sa mine joyeuse des grands jours tandis que le bleu se perdait à admirer chaque détail de l’immense salle.

Le lustre en cristal couvrait de sa brillance l’ensemble des convives qui se gavaient à foison de mets délicats, comme si la famine n’était qu’une rumeur, une légende, un conte opérant dans un pays lointain et déconnecté du leur. Les nombreux chandeliers illuminaient la pièce mieux que le soleil et les innombrables bagues et bijoux intensifiaient encore la clarté ambiante comme un millier de petits astres bénissant la réception de leur éclat.

Monsieur Noussillon, qui n’avait pas oublié de raccrocher son rubis au bout de sa canne, ce qui lui avait comme ôté un poids du cœur, sortit Ferdinand de ses rêveries et l’entraina vers ses confrères du monde des affaires ; une dizaine de précieux et précieuses tout entier accaparés par l’état de leurs vêtements.

— Mesdames, messieurs, comment allez-vous ? La journée n’est-elle pas bonne ?

— Pas autant que ces œufs de saumon, tu peux me croire, rétorqua un homme bien en chair, la bouche encore à moitié pleine.

— Ah ! Ah ! Laisse m’en un peu dans ce cas. Et sinon, devinez qui a réapparu après toutes ces années ?

— Mais… c’est Ferdinand Laffont ! Ce bon vieux Laffont ! Comment vas-tu ?

L’homme à la panse bien remplie s’exprimait étonnement bien. On devinait que, ne pouvant se passer de manger pendant plus de deux minutes, il avait dû développer d’étonnantes qualités buccales pour plaquer sa pitance entre sa gencive et sa joue, s’exprimer le plus rapidement possible, puis reprendre son travail de mastication. Gaston Ombail s’occupait du stockage de marchandises et, malgré ce que son aspect laissait suggérer, il savait se montrer plus fin qu’il n’y paraissait. Ferdinand l’avait appris à ses dépens.

— Hmm… Vous avez bien mal mené votre barque, très cher. Cela n’a surpris que vous cela dit.

Cette vipère de Marguerite Tourton. Trente ans avec l’air d’en avoir soixante. Toujours cette vilaine habitude de jouer avec ses bagues dans une main et boire de l’autre. Une gorgée, une saillie, voilà son mode opératoire. Toujours alcoolisée, jamais saoul. Et cette manie de vouvoyer avait le don d’encore affuter les piques qu’elle envoyait. Il la détestait copieusement mais, aujourd’hui, elle demeurait presque la seule de cette assemblée à conserver chez lui un soupçon d’estime. À travers ses insultes et ses moqueries, il s’agissait sans doute de la seule à ne lui avoir jamais menti ou fait miroiter une quelconque amitié.

— Oh ! Ferdinand ! Je savais bien que cette mine ne m’était pas étrangère.

Cette voix foudroya son âme. Il se retourna lentement, apeuré, presque tétanisé. Oui, aucun doute. Ce timbre mièvre… mais si délicieux. Ce ton hypocrite… mais si angélique. Cette façon de métèque d’appuyer sur les « t » … mais si exotique. Puis il la vit. La revit plutôt. Son visage doux, ses yeux plissés par le sourire, ses iris pervenches, son petit nez en trompette et ses lèvres voluptueuses. Une beauté qu’aucun maquillage ne saurait souligner davantage que la nature ne le faisait déjà. Dimitra. Dimitra l’étrangère. Dimitra l’Ilnéenne. Dimitra la trompeuse. Dimitra son amour. En la revoyant, il dut se forcer à la mépriser, à la détester, à la haïr. Il n’y parvint pas mieux aujourd’hui qu’hier. Il se remémora tout ce qu’elle lui avait fait subir. Puis il se remémora tout ce qu’ils avaient accompli. Chaque argument de son esprit se faisait balayer d’un revers de la main par les indélébiles traces de bonheur dont elle avait tâché son cœur. Cette fois, il ne mima rien. Son air perdu, benêt et ridicule provenait du plus profond de son âme.

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