IV - Les Boisnoir

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  Un mois plus tard, en tenue de mariée dans le salon des dames, Vanessa passait une dernière fois entre les mains de la couturière pour les derniers ajustements. L'artisane fut vivement congédiée par le baron, rendu fébrile par l'imminence de la cérémonie. Enrique attrapa fermement les bras de sa fille au point de lui faire mal et plongea son regard dans le sien. L’œil assombri par une colère sous-jacente, il la mit en garde :

  « Écoute-moi bien, Vanessa ! Si tu crées le moindre remue-ménage pendant le mariage, je te jure que tu seras fouettée et enfermée dans le couvent le plus reculé de l'Empire. Est-ce que c'est clair ? »

   Vanessa acquiesça et attendit en silence qu’il la lâche. Il resserra son emprise au point de la faire grimacer de douleur. Il répéta sa question et elle répondit par un oui forcé. Ce fut l’arrivée d’un valet qui libéra la jeune fille de l'emprise paternelle.

  « La famille Boisnoir est arrivée, Monseigneur. Dois-je les installer dans leurs chambres ou préférez-vous les accueillir vous-même ?

  — J’arrive. »

   Enrique lança un dernier regard d’avertissement à sa fille. Vanessa lui tint tête en silence. Quand il quitta enfin la pièce, elle respira de nouveau. La journée allait être longue. Sa chambrière revint l’aider à se changer. Le mariage serait célébré le lendemain après-midi. Puissent les Saints lui donner la force de rester digne jusqu'à ce que Guarligue ne soit qu'un mauvais souvenir.

*

   Dans le carrosse roulant à vive allure vers le manoir des Sangbrûlé, les Boisnoir conversaient avec animation. Dans cette famille uniquement composée d’hommes, l’arrivée d’une jeune femme faisait grand bruit et grand débat.

  « Je ne comprends toujours pas pourquoi vous l’avez choisie, père. Elle est si jeune !

  — Elle sera parfaite, Henri. Elle mettra un peu de vie et de féminité dans notre maison. Votre mère me manque encore terriblement, mais je ne pouvais pas rester sans compagnie. Vous avez tant de choses à faire sur le domaine que je m’ennuie au château. Il fallait quelqu'un de vigoureux pour prendre soin de mes vieux os.

  — Ce n’est pas une raison pour conclure un mariage avec tant de précipitation, s'écria l'aîné avec vigueur. Nous ne l’avons même pas encore rencontrée.

  — C’est vrai ça, Henri chéri. Nous ne l’avons pas rencontrée, se moqua Richard, le puîné. Peut-être que l’un de nous en tombera amoureux et la désirera rien que pour lui. Pauvre papa qui l’avait si bien choisie. Qu'en penses-tu, Simon ? Papa a-t-il bien fait de sélectionner une jeune femme de son rang pour son usage personnel ?

  — Il l'a choisie comme on sélectionne une pouliche, critiqua le benjamin sans lever le nez de sa lecture que les cahots du chemin n'avaient su troubler.

  — Allons, allons, les garçons ! tenta d'apaiser Philippe. Vous ai-je déjà déçu ? Nessy sera une compagne adorable.

  — Nessy ? releva Henri en grimaçant. Vous lui donnez déjà un surnom ?

  — Du peu que j’en ai vu, je suis certain qu’elle le détestera, s’écria le comte avant d’éclater de rire. Elle a un petit côté sauvage tout à fait charmant. Vous allez l'adorer.

  — Mais elle est si jeune ! C'est encore une enfant !

  — Allons, Henri, ne fait pas ta mijaurée, le taquina Richard. Ce n’est qu’un mariage arrangé après tout. Et puis l'avantage de sa jeunesse, c'est qu'elle pourra être façonnée en épouse de rêve. Je suis sûr qu'elle sera touchée par ton charisme et ta personnalité hors du commun. Toutes les femmes rêvent de côtoyer un bel étalon taciturne et sauvage ! Un guerrier dont la gloire rayonne dans tout l'Empire !

  — Comme si j'avais le temps de faire son éducation ! Cette tâche risque fort de vous incomber, Père. D’ailleurs, pourquoi n’avez-vous pas organisé le mariage de Richard dans la foulée ? Plus on est de fous, plus on rit !

  — Ah ! Si j'avais pu ! Néanmoins, sa sœur ne convenait pas. Trop timide pour notre cher Richard qui ne s'est pas encore décidé de garder son membre dans son pantalon. D’autant plus qu’elle était déjà promise à un autre par un contrat de longue date. Je n'ai rien pu faire pour cette malheureuse ! J'espère que son second mariage sera plus heureux que le précédent.

  — Je ne pensais pas forcément à la sœur de mademoiselle Vanessa, bougonna Henri.

  — Ce que veut dire notre futur général impérial, c'est que n’importe quelle femme aurait convenu à notre godelureau au nombre incalculable de bâtards, attaqua Simon avec mordant.

  — Ne me juge pas aussi sévèrement, petit frère, il n’y a que toi pour ne pas te plaire aux affaires amoureuses.

  — Ce n’est pas de l’amour, mon frère, c’est de la débauche ! Tu es une honte pour la famille. Tes rejetons nous coûtent une fortune chaque année !

  — N'aie crainte ! Quand ils seront en âge de travailler, je les embaucherai et en ferai d'honnêtes personnes.

  — Je crains que nous croulions sous une armée de bons à rien si ce sont bien tes descendants !»

   Le ton monta rapidement après cela et le comte y coupa court avec autorité. Le cocher leur annonça leur arrivée sur les terres de Guarligue et le silence se fit dans la voiture. Ils étaient proches de leur destination. Philippe rappela à ses fils de surveiller leur conduite afin de suivre le plan convenu, puis il arrangea son col et les plumes de son chapeau le temps qu'ils parviennent dans la cour du manoir. Le comte tenait à faire bonne impression cette fois encore, sous ses airs de vieil homme. Il fallait surtout que le baron ne se doute de rien.

*

   L’animation du dîner n’aida pas Vanessa à se détendre. Les membres de la famille Boisnoir étaient tous grands, bien bâtis, bruyants et avaient les cheveux plus noirs que les siens. Seul le comte avec ses cheveux blancs dénotait quelques peu au tableau. Les mornes repas de Guarligue ne l'avaient pas habituée aux plaisanteries salaces et aux commentaires acides que s'échangeaient leurs invités.

   Malgré un fort a priori négatif, Vanessa poursuivit son observation tout au long de la soirée. La ressemblance entre les trois frères était frappante, le comte ne pouvait renier sa descendance. À quelques détails près, on aurait dit des triplets, même s'ils possédaient clairement un caractère très différent.

   L’aîné semblait se tenir au garde-à-vous permanent tel un fier combattant sur un champ de bataille, la mine froncée et le regard courroucé. Philippe leur apprit que Henri rentrait tout juste du front dans la guerre opposant l'Empire et le Royaume de Basseterre. Le vieil homme leur conta les exploits militaires de son fils avec passion. Vanessa se fit doucement à l'idée que ce ne devait être qu'une brute assoiffée de sang et de combat.

   À ses côtés, le cadet se montrait joyeux et charmant. Trop charmant même. Richard offrit à Sophia quelques compliments de bel esprit qui lui firent monter le rouge aux joues, tandis qu'il amusa Vanessa que quelques plaisanteries pour briser la glace. Du moins au début du dîner. Une fois qu'il eut avalé son content de vin, ses propos devinrent beaucoup plus obscènes et lubriques. Aucune femme présente au dîner ne fut épargnée. Cela amusa beaucoup le baron qui participa gaiement à l'escalade verbale jusqu'à l'indécence.

   Quant au benjamin, il ne se dérida pas une seule fois. De son entrée au manoir à la veillée, il afficha une mine désabusée. Le séjour devait lui être d'un ennui singulièrement profond pour que rien ne le fasse réagir. Eut-il été un poisson froid sur la jetée du pêcheur que ses expressions n'en auraient pas été changées. Ses commentaires acides répondaient et critiquaient les propos de son frère Richard. Il fut qualifié de rabat-joie plus d'une fois au cours de la soirée sans que son humeur n'en soit modifiée.

   Face à cette famille haute en couleurs, il y avait la future belle-famille de Sophia, d'un ennui mortel. Leurs terres agricoles, plus au nord, intéressaient depuis longtemps Enrique qui n'avait pas hésité à négocier le remariage de sa fille avec le baron voisin dès que ce dernier fut veuf. Les Sangbrûlé connaissaient la famille Passegué depuis de nombreuses années, mais l'amitié n'avait pas uni leurs familles. C'était même plutôt le contraire. Les guerres de voisinage avaient longtemps perduré à cause des sécheresses successives. Ce mariage, si on voulait le voir d'un bon œil, était l'assurance de ne plus se bagarrer pour quelques lopins de terres.

   Les Passegué étaient connus pour leur gérance administrative poussée à l'excellence, mais cela se faisait au détriment de toute chaleur humaine. Le baron de Passegué, le fiancé de Sophia, collait à la perfection au stéréotype du gratte-papier. C'était un homme sec à la silhouette voûtée. Pas du tout le genre d’homme à festoyer du matin au soir. La douairière n’était pas plus accueillante et le cousin, témoin du marié, était complètement effacé. On aurait pu oublier qu’il était là. Peut-être que sa sœur se plairait dans cette famille. Sophia allait écopée d'un beau-fils en bas âge qu'elle allait devoir élever comme le sien et d'une belle-mère à l'air pincé. Les Passegué faisaient pâle figure face aux Boisnoir, c'était indéniable. Mais à choisir, Vanessa n'aurait voulu d'aucune des deux familles.

   Tout au long de la soirée, la jeune fiancée remarqua que l’aîné des Boisnoir la dévisageait souvent. Sage, elle baissa la tête à chaque fois que leurs regards se croisèrent. D'abord parce qu'elle ne voulait pas subir la colère de son père devant autant de spectateurs, ensuite parce qu'elle tenait à se faire sa propre idée sur leurs visiteurs. Et le moins que l'on puisse dire, c'était qu'elle était loin d'être déçue.

   Une fois au salon, Vanessa se rendit compte que si le comte de Longvent semblait agréable, c'était très certainement dut à la sénilité de son grand âge. Ses fils, en revanche, allaient avec certitude lui mener la vie dure. Cela, Vanessa pouvait le comprendre. Le comte avait jeté son dévolu sur elle, une débutante qui avait fait son entrée dans le monde tout juste l'an passé. Et bientôt, elle serait leur belle-mère. Quelle dérision ! Ils étaient tous plus âgés qu’elle d'au moins dix ans. Vanessa soupira et but un peu de vin en laissant ses yeux parcourir le salon pour la énième fois. En revenant à ses plus proches voisins, elle croisa une nouvelle fois le regard de Henri et s’en agaça. Qu’est-ce qu’il avait à la fixer ainsi à la fin ? Était-ce de sa faute si elle n'avait pas eu son mot à dire ?

   Passé minuit à la grande horloge du salon, Enrique ordonna à ses filles d’aller se coucher pour être à leur avantage le lendemain. Elles obéirent avec docilité et saluèrent poliment les invités avant de se retirer. Sans le vouloir, Vanessa croisa une dernière fois le regard intense de Henri. Son estomac se noua avant qu'elle ne monte se coucher, ce qui eut pour résultat de troubler son sommeil. Cela le dérangeait-il tant que cela que son père la prenne pour épouse ?

*

   Dès que les fiancées quittèrent le salon, Enrique proposa alcool et tabac à ses invités. Les Passegué refusèrent et se retirèrent peu après les demoiselles. Dame Guenièvre se proposa pour les mener à leurs chambres. Les Boisnoir finirent donc seuls avec le baron de Guarligue. Le comte fut satisfait de cette tournure et comptait bien en tirer partie. Philippe accepta alors un dernier verre pendant qu'il observait les réactions du baron. Ce dernier était devenu bavard et discuta à bâton rompu de toutes ses affaires, ses plans et ses idées, ce qui ne réjouit qu'un peu plus Philippe.

   Afin d'entretenir cette ambiance de confidences, Simon, bien qu'exténué, continua de jouer l'indifférent blasé sous l’œil aiguisé de son père, alors que la fatigue du trajet se faisait cruellement sentir à cette heure tardive. De même, Richard avait cessé ses taquineries obscènes et jouait presque sans tricher avec Henri qui avait été difficile à divertir au cours de la soirée. Même si cela avait servi le plan de leur père, les trois frères avaient hâte de reprendre leur comportement normal. Passer pour des mufles et des brutes était amusant quelques heures seulement, mais après avoir rencontré les dames de la famille Sangbrûlé, les trois fils avaient commencé à avoir des scrupules.

   Philippe perçut physiquement le besoin de repos de ses fils et laissa le baron terminé son anecdote de chasse avant de prendre congé.

  « C'est avec plaisir que j'écouterai le reste de vos histoires, Enrique. Mais pas avant demain matin. Ma vieille carcasse se rappelle à moi. Il se fait tard, veuillez nous excuser, mes fils et moi. Nous allons nous coucher. »

   Le baron, ivre et de bonne humeur, leur souhaita une bonne nuit et les Boisnoir suivirent le valet qui les guida jusqu'à leurs chambres. Si Henri et Richard se couchèrent immédiatement, Simon profita un sursaut de courage pour prendre quelques minutes de plus avec son père.

  « Pitié ! Dites-moi que vous avez obtenu ce que vous désiriez. Je ne pourrais pas feindre plus longtemps. Cet homme est d'une vulgarité et d'un tel... Argh ! Comment avez-vous réussi à ne pas lui mettre votre poing dans la figure ? »

   Vaincu par l'épuisement, Simon soupira après avoir vidé son sac et regarda son père. Philippe s'était débarrassé de sa canne et redressé pour s'étirer avec agilité. Il se mit ensuite à son aise et avala un verre d'eau ainsi qu'une pilule pour contrer les effets de l'alcool.

  « Appelle cela l'expérience, mon fils. Cette soirée a pourtant été fructueuse et j'ai hâte de passer à l'étape suivante de mon plan. Essaie de t'amuser un peu demain. Les dames de Guarligue ont bien besoin de ce divertissement, et tes frères aussi. La journée a été rude.

  — Je ne suis pas sûr que Henri parvienne à se détendre demain.

  — Il ne mesure pas encore à quel point Vanessa est faite pour s'entendre avec lui, c'est tout. Ne t'inquiète pas pour lui. Il a déjà affronté bien pire.

  — Sauf votre respect, père, il y a une grande différence entre ce qu'un guerrier est prêt à affronter et ce qu'un homme peut supporter.

  — Parfois je me dis que tu es trop sage pour ton âge, Simon. Aller, va te coucher.

  — Bonne nuit, père. »

   Simon s'inclina avec respect devant son père avant de rejoindre sa chambre pour s'écrouler sur le lit.

   Traînant encore un peu à la fenêtre pour prendre l'air, Philippe espérait avoir suffisamment attiré le baron dans ses filets pour que le mariage à venir soit une réussite. Il jouait sur un double tableau parce qu'il n'avait pas trouvé mieux pour mener à bien sa mission. Il valait mieux garder ses meilleures cartes pour la fin et faire profil bas jusqu'à ce que toutes les preuves soient rassembler. Les simples paroles d'un homme ivre ne valait rien, mais c'était déjà un bon début.

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