III - Première impression [2/2]

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  Monsieur Philippe de Boisnoir avança en boitillant jusqu’à Vanessa sans s'appuyer sur la canne qu'il avait laissée contre son siège. Il avait le visage rayonnant des gens sincèrement heureux et une grande sagesse dans le regard. La bienveillance qui émanait de lui calma la fureur de Vanessa. Elle se retrouva prise au dépourvu quand il attrapa délicatement son poing crispé par la rage. Elle ne s’attendait pas à ce que sa grande main soit si chaleureuse. La gentillesse de ce geste sans mauvaise intention détendit la jeune fille. Elle déplia ses doigts et il les frôla de ses lèvres avec douceur. Elle ne parvenait pas à se défaire de son regard étrangement direct et amical.

 « Je suppose que vous êtes Vanessa ? avança-t-il en la voyant si calme après son entrée fracassante.

 — Oui, monsieur.

 — Je suis enchanté.

 — De même.»

  Les mots manquaient à la fougueuse promise. Le comte lui sourit avec tant de tendresse qu'elle sentit son cœur fondre pour ce grand-père trop doux pour être réellement acoquiné avec son père. Par quel prodige un tel homme était-il tombé sous la poigne avare de son géniteur ?

  Vanessa exécuta une courte révérence, à peine courtoise dans sa précipitation pour paraître polie en réponse au baisemain. Plus rien en ce vieillard ne la repoussait ni ne la dégoûtait. Il fallut quelques instants de plus à Vanessa pour réagir à cette étonnante rencontre. Dans un sursaut d'orgueil, elle se dressa pour défier son père. Elle fixa le baron avec arrogance et se montra odieuse.

 « Cet homme est trop vieux. Je ne l’épouserai pas. Trouvez-moi un autre mari.

 — Elle est charmante, la complimenta le comte de Longvent sans mentir. Et fort belle, comme vous me l’aviez dit.

 — Beauté qui vous fait défaut, Monsieur. Même en un autre temps.

 — Elle me plaît beaucoup. J'ai hâte d'apprendre à la connaître. »

  Ignorée avec brio, Vanessa se détourna à moitié en croisant les bras comme une enfant capricieuse. Son père bouillait sous son sourire figé. Cette simple réaction satisfit la jeune fille qui se permit même de taper du pied en affichant une mine faussement boudeuse. Le comte détailla Vanessa des pieds à la tête et hocha lentement la tête d’un air satisfait. Sa bravade déguisée était savoureuse. Une telle personnalité mettrait de la vie dans sa demeure.

 « Oui, elle fera l'affaire. Monsieur le Baron de Guarligue ! J’accepte votre fille, Vanessa Sangbrûlé, comme épouse du comte Boisnoir de Longvent.

 — Ainsi soit-il. »

  Les mots du comte apaisèrent Enrique qui ne prit pas garde à l'énonciation de l'accord de mariage. Le baron retrouva un semblant de calme et la jeune promise quitta la pièce telle une furie. Sa tentative désespérée n'avait pas eu l'effet escompté.

   Vanessa se rendit aux écuries sur un coup de tête et sortit son cheval préféré. Son père refusait qu’elle monte le grand étalon au cou marqué d'une longue cicatrice, mais il était parfaitement adapté à son caractère. Elle le chevaucha à cru après avoir retroussé ses jupes, puis s’élança au galop sous les cris affolés des palefreniers qui échouèrent à la retenir.

  Sentir le vent sur son visage et les mouvements de l'animal entre ses cuisses lui fit un bien fou. Scar répondait sans qu’elle ait à forcer. Ils se comprenaient parfaitement tous les deux. Elle le poussa à son maximum avec une assise parfaite jusqu'à s'être suffisamment éloigné du manoir.

  Lorsqu’elle se fut apaisée, Scar ralentit de lui-même et s’arrêta. Vanessa se pencha alors jusqu'à se coucher sur son dos et enlaça son encolure.

 « Je regrette d’être née femme, tu n'imagines pas à quel point. Pourquoi ne suis-je pas un esprit du vent ou un farfadet ? Qu’aurions-nous fait si nous nous étions rencontrés dans une autre vie ? Hein ? »

  Scar souffla par les naseaux et secoua la tête. C'était un cheval de guerre qui avait évité l'abattoir grâce à sa ténacité et sa fougue. Vanessa avait de l'admiration pour lui. Elle se redressa et lui caressa le cou en souriant.

 « Tu as raison, je ne dois pas me laisser abattre. Je vais être mariée à un homme que je n’aime pas, mais je serais loin de mon père. Alors, c’est un mal pour un bien. Un mal pour un bien…»

  D'une pression des genoux, accompagnée d'un bref sifflement, Vanessa fit demi-tour pour rentrer. Scar chemina tranquillement, s'accommodant du rythme imposé par sa cavalière. Cette dernière avait l'espoir d'apprendre à son retour que le comte serait parti pour son domaine. Ainsi, elle ne le reverrait pas avant le mariage. Cela lui laisserait le temps de digérer la nouvelle et de se préparer à l'inévitable nuit de noces. Mais elle avait alors oublié que les domestiques s'étaient occupés de plusieurs bagages. Personne ne venait avec des bagages sans la certitude d'être accueilli. Vanessa fut donc fortement déçue après avoir quitté l'étalon. Le comte serait leur hôte pour quelques jours.

  Vanessa était si confuse à propos du comte Philippe qu’elle céda à la curiosité. Les prochains jours seraient l’occasion d’en apprendre un peu plus à propos du seigneur de Longvent et de la famille Boisnoir. Les livres ne possédaient pas toutes les réponses. Vanessa savait déjà que nombreux étaient les hommes de cette famille à s'être illustrés à la guerre, en tant que combattants ou stratèges. De grandes brutes intelligentes en somme. Il fallait qu'elle en découvre plus sur leurs manières de vivre, leurs caractères, leurs habitudes. La notoriété des Boisnoir les avait propulsés à une place de choix dans les faveurs de l'Empire. La fidélité à la famille royale de Lagide et au peuple était leur devise, malgré leur serment envers l'Empereur. Mais cela n'était que des faits historiques, elle voulait tout savoir.

  Au cours du repas, Vanessa écouta attentivement les histoires de Monsieur Philippe qui avait connu la guerre, les famines et les grandes épidémies du siècle passé. Il raconta nombre d’anecdotes aussi drôles que poignantes. Il possédait un réel talent de conteur. Vanessa but ses paroles tout en continuant de s’interroger sur ce que le comte dissimulait. Elle avait remarqué qu'il esquivait habilement certaines questions du baron et ne répondait qu'aux questions qui l'arrangeaient. Cela ne la rendait que plus méfiante.

  D'un autre côté, l’attention sincère qu’il lui portait l’intriguait. Cela ne ressemblait pas à l’intérêt malsain de certains amis du baron. Une franche humanité se dégageait de ses paroles. Ses gestes étaient emprunts de respect et de douceur. Même quand il mimait les batailles, il le faisait avec générosité et humour. Il avait toutes les apparences d'un honnête homme. Sénile, mais honnête.

  Pendant la veillée qui suivit le dîner, le comte tint absolument à s’asseoir aux côtés de Vanessa pour discuter. Il lui posa de nombreuses questions sur ses activités et demanda son avis sur divers sujets d'histoire et d'actualité. Tout cela dans le but d'apprendre à la connaître.

  Veillant au grain et craignant qu'elle se montre trop arrogante et ignorante, le baron répondit plusieurs fois à la place de sa fille, lui coupant souvent la parole. Fortement agacée, Vanessa finit par se lever et lança une pique à son père en fixant Philippe.

 « Puisque mon père tient à répondre à ma place, épousez-le, Monsieur le Comte. Il fera un meilleur parti que moi. Je vais me coucher !»

  Elle sortit sous le regard médusé de sa mère et de sa sœur tandis que le baron jurait entre ses dents. Le comte fut pris d’un fou-rire qui lui fit lâcher quelques larmes de joie.

 « Quelle délicieuse enfant ! Je l'aime déjà.»

*

  Le lendemain matin, le comte annonça son départ, abrégeant son séjour au grand dam du baron.

 « Devez-vous vraiment partir si tôt ? s’inquiéta Enrique. Y aurait-il quelque chose qui vous ait déplu ?

 — Aucunement, mon ami. Je suis enchanté par mon séjour chez vous. Je m’inquiète seulement pour mes vieux os. Le voyage est éreintant et il me faudra encore revenir dans un mois quand tout sera prêt pour le mariage. D’ici là, nous converserons par missives si vous le voulez bien. J’ai eu toutes les informations dont j’avais besoin pour ma part. Et vous ? Me suis-je montré assez généreux ?

 — On ne peut plus généreux, Monsieur le Comte. Tant que nos familles en sortent unies pour le meilleur, je suis votre serviteur.

 — Parfait ! Sur ce, portez-vous bien et saluez Vanessa pour moi. Elle est vraiment adorable. Elle fera une parfaite épouse. Ménagez-là pour moi, voulez-vous ? »

  L'air de rien le comte avait questionné les domestiques qui s'étaient occupés de lui et à travers les réponses évasives des valets, il avait compris quel genre de maître de maison était le baron. Cela ne l'avait rendu que plus déterminé à poursuivre sur sa lancée et conclure ce mariage arrangé.

  À la fenêtre, la fiancée observait le départ de son futur époux. Elle fit volte-face brusquement agacée par la tendresse que lui inspirait la vue du vieil homme. Pourquoi ne parvenait-elle pas à détester Philippe comme elle détestait son père ?

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