II - Fiançailles

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  Malgré l'état de sa fille, le baron ordonna sa présence au dîner. Guenièvre et Sophia assistèrent les chambrières pour choisir la tenue de Vanessa. Il valait mieux qu’aucun corset n’accentue la douleur des plaies dans son dos.

   La cadette se laissa faire, l'air docile. Si cela pouvait alléger la conscience de ses parentes de s'affairer ainsi auprès d'elle, qu'elles le fassent, cela ne changerait rien. Ni sa mère ni sa sœur n'était intervenue. La baronne n'intervenait jamais de toute façon. Vanessa en gardait une rancune tenace.

   D'un autre côté, sans cette rancune et cette volonté de tenir tête au baron, la jeune fille serait déjà morte sous les coups. Comme leur défunt frère. Ce dernier n'avait pas survécu au traitement que lui avait fait subir leur père, dans le but de l'endurcir avait-il dit. Cela avait été dissimulé en accident aux yeux de la haute société. Une chute de cheval. Comme c'était pratique pour un éleveur de chevaux.

   Pleine de douceur, la baronne prit soin d'accompagner sa fille jusqu'à la salle à manger en lui servant d'appui. Néanmoins, avant d'entrer, Vanessa se dressa fièrement et lâcha le bras de Guenièvre. Elle ne donnerait pas à son père la satisfaction de la voir abattue. La baronne ignorait où Vanessa puisait une telle force de caractère. Certainement pas de sa famille qui n'avait jamais eu aucune ambition en matière de politique ou de commerce.

   Le valet ouvrit les portes au signal de la cadette. Le baron attendait attablé avec une joie malsaine. Il était persuadé d'avoir maté la sauvageonne et s'en félicitait ouvertement pendant que les domestiques s'affairaient. Les uns tirèrent la chaise aux dames, les autres commencèrent à apporter les plats sur la longue table.

   Enrique ne remarqua pas le regard meurtrier de Vanessa tandis qu'elle posait sa serviette sur ses genoux. En revanche, il complimenta son teint pâle avec une ironie mordante. Guenièvre craignit que Vanessa ne réplique avec sa verve habituelle, mais ce soir-là, elle laissa passer dans un silence buté, ignorant délibérément les propos blessant de son géniteur.

   Un peu plus tard au cours du repas, alors que l’on entendait uniquement le bruit des couverts, le baron lança une conversation à son goût. Il était de coutume que les dames de la maison se plient et répondent aux sujets qu'Enrique prisait pour ne pas l'agacer outre mesure avec de menues affaires féminines.

  « Ma femme ! commença-t-il avec autorité. Je tiens à ce que le domaine soit parfaitement en ordre dans les jours à venir ! Il faudra y veiller et punir ceux qui mettent le désordre dans nos affaires seigneuriales. La semaine prochaine, je rencontre le comte Philippe Boisnoir de Longvent, du duché voisin. C'est un général de la garde impériale, glorifié à la cour pour ses nombreuses victoires militaires. Il cherche une épouse pour mettre fin à son veuvage et j'ai décidé de lui marier Vanessa. Une fois que nous aurons convenu d'un accord, j'avancerai les fiançailles de Sophia. Ainsi, les deux mariages auront lieu le même jour pour n’organiser qu’une seule cérémonie. »

   Non satisfait d'être un homme sadique, le baron cherchait par tous les moyens à gagner plus d’argent, tout en gardant son or. Pour cette raison, il n’y avait que le strict nécessaire dans les toilettes des femmes de la famille, pas un domestique de trop et aucun meuble sans utilité. Si certains y voyaient les traits d'une honorable austérité à l'image de l'Impératrice Olympias, quand certaines Marches du pays croulaient sous la misère et la famine depuis l'embargo de la dernière guerre, Vanessa n'y voyait qu'une pingrerie démesurée.

   L'annonce de cette nouvelle créa du remous autour de la table. Guenièvre salua sobrement les fiançailles à venir tout en promettant de veiller au bon vouloir du baron. Sophia pâlit à l'idée de se remarier si tôt, tout en souriant à son père pour faire bonne figure. Quant à Vanessa, elle serra les dents et ses couverts alors que les questions fusaient dans son esprit.

   Qui était ce Boisnoir ? Un ami de son père ? Un associé ? Cela importait peu. S'il était lié au baron d'une quelconque façon, ce dernier devait être fait du même bois. Elle passerait ainsi du joug de son père à celui d'un époux et sa vie serait un enfer jusqu'à la fin de ses jours. Quelles options lui restait-il ? Quitter la maison sans le sou ? Certainement pas ! C'était la meilleure façon de finir au couvent ou dans une maison close. Le veuvage ? En coulant un regard vers Sophia, Vanessa perdit l’espoir d’une indépendance. À vingt ans, déjà veuve d’un premier mariage sans descendance, sa sœur était rapidement revenue sur le domaine familial sur ordre du baron qui s'était accaparé des richesses de la belle-famille. Le décès de son futur époux ne l’aiderait donc pas à quitter cette vie atroce.

   Vanessa laissa échapper un soupir à la fin de ces premières réflexions et son père le remarqua. Son visage se fronça de mécontentement.

  « Qu’as-tu à soupirer ? Tu feras ce que je te dis.

  — Oui, Père, feignit-elle d’accepter, lasse et peu désireuse de subir deux fois la même punition dans la même journée.

  — Quand pensez-vous fixer la date de la cérémonie, mon ami ? intervint la baronne pour détourner l'attention de son époux. Il va falloir rencontrer le prêtre et préparer les trousseaux. Comme vous êtes plein de précautions, vous avez déjà pensé aux dots, n'est-ce pas ? »

   Vanessa dévisagea sa mère comme si elle était une étrangère. Que lui importait le bonheur de ses filles ? Elle avait déjà renoncé à sa propre vie. À trente-sept ans, Guenièvre ressemblait déjà à une vieille dame à la chevelure grisonnante. Vanessa avait hérité de ses yeux clairs, mais pas de sa banale chevelure châtain. Sophia, en revanche, était le sosie de la baronne. Une version plus jeune, mais pas moins fade. Elles avaient le même caractère soumis, la même stature avachie, la même silhouette un peu ronde. Elles semblaient s’empâter avec les années quand Vanessa était toute en finesse et en nervosité. Sa nourrisse l’avait souvent comparée à un cheval sauvage. La crinière noire de jais, Vanessa ne voulait pas se laisser dicter sa conduite, ni par une doctrine, ni par sa famille. Elle mènerait la vie qu’elle se choisirait, à n'importe quel prix.

   La fin du dîner fut une lente torture mentale. Vanessa gardait le silence tandis que sa mère et sa sœur répondaient avec futilité au baron, plutôt bavard ce soir-là. Son esprit était absorbé par ses perspectives d’avenir. Il lui faudrait se renseigner sur le général Boisnoir. Elle voulait en savoir plus sur cet homme, sa famille, ses exploits. Était-il un héros de guerre ou un boucher sanguinaire ? Vanessa n’était pas sotte. Elle étudierait le sujet avec attention. La cadette savait depuis longtemps ce qu'elle voulait. C'était la raison pour laquelle Vanessa choisissait ses études et ses professeurs avec soin, quitte à les renvoyer quand ils se permettaient des gestes ou des remarques déplacées. Quand bien même elle savait ce qui l'attendait quand elle agissait contre la volonté de son géniteur.

   Quand le baron quitta enfin la table pour profiter de son fumoir, Vanessa jeta sa serviette sur la table sous le regard médusé de sa mère et fila dans la bibliothèque. Elle y chercha des informations sur la généalogie des Boisnoir et localisa leurs seigneuries dans les plaines de Longvent, au cœur du duché qui comprenait la Marche de Franchelune. C'était un territoire hautement revendiqué par le royaume voisin. De ce fait, c'était une région qui subissait de nombreuses attaques. Est-ce que la situation pouvait dégénérer et l'Empire engager de nouvelles levées de bans ? Son père la marierait-il dans l’idée de protéger son domaine et ses intérêts en cas de guerre ? Par alliance, le comte de Longvent serait obligé d'assurer la protection de Guarligue et des biens de sa belle-famille. Son père comptait-il la doter du titre de baronne, puisque Sophia était attachée aux terres de son défunt époux ? D'autant plus qu'il n'y avait plus de fils pour la descendance et que sa mère était trop vieille pour enfanter de nouveau. Si le baron avait envisagé de divorcer de son épouse, il avait dû reculer devant les frais engendrés.

   En définitive, ce n’était pas mal qu'elle ne soit qu’une monnaie d’échange pour servir les intérêts de son père. Cela lui permettrait d'acquérir une certaine autonomie à la mort de son géniteur. Encore faudrait-il qu'elle survive à son mariage si le comte de Longvent était de la même trempe que le baron.

   Alors que les plaies sur son échine lui arrachaient une énième grimace de douleur, Vanessa referma les épais ouvrages. Elle se posa près de la fenêtre et observa le jardin endormi, laissant ses pensées suivre leur cours. Une idée germa dans son esprit alors qu'elle ressassait les informations qu'elle avait accumulées dans la soirée.

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