Mardi 5 janvier, fin de soirée. Cornélius.

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Cette façon qu'elle avait de rouler des hanches sur son tabouret ...

— Toi, t'as le rythme dans la peau, ti fi ... (1)

— Pardon ? lui lança-t-elle.

Zut. Il n'avait pas conscience d'avoir exprimé tout haut sa pensée. Cette nana était vraiment ... spéciale, se dit-il.

— Je disais ... vous avez vraiment le rythme dans la peau, répéta-t-il, tout sourire.

Trois heures maintenant qu'elle était attablée au comptoir. Le même orchestre emplissait le Cajun Bar des mêmes rythmes endiablés. L'affluence était moindre que le jour précédent, aussi avaient ils eu un peu de temps pour faire plus ample connaissance. Elle avait découvert que "Dents Blanches" s'appelait en réalité Cornélius - Cornélius, qui donc affublait son engeance de pareil prénom à l'aube du vingtième siècle ? Il lui avait aussi raconté, que ses parents avaient quitté Haïti avec leurs six enfants après avoir été affranchis. Qu'il était très fier de son statut d'homme libre. Qu'il avait vingt-deux ans ... croyait-il. Il n'en était pas sûr.

Elle lui avait dit s'appeler Babeth - un petit accroc de rien du tout plutôt qu'un vrai mensonge - et être de passage. Tout le reste, il l'avait deviné tout seul. Qu'elle mangeait comme quatre, qu'elle engloutissait les rhums arrangés à un rythme qui n'avait rien à envier aux dockers de la Nouvelle-Orléans, qu'elle aimait la musique profane et probablement aussi danser. Que quelque part, au fond d'elle même, quelque chose la rongeait. Un mal sournois, une douleure sourde. Il ne savait trop quoi exactement, mais quelque chose, à l'intérieur, la dévorait.

— Merci, fit-elle. Mais avouez que l'orchestre est vraiment très bon.

Il acquiesça. Qu'une blanche le vouvoie lui procurait un sentiment bizarre. Il avait failli lui dire de le tutoyer mais s'était ravisé. Il se sentait ... grandi. Il répondit à sa question par une moue.

— Ils sont pas mal, mais on en a de meilleurs dans le quartier créole.

Devant son silence, il enchaîna :

— Vous aimez danser ?

— Qui n'aime pas danser ? Les gens qui n'aiment pas danser n'aiment pas la vie.

Elle aurait voulu l'achever qu'elle ne s'y serait pas prise autrement, pensa-t-il.

— Je finis mon service à minuit. Si ça vous dit, je vous amène danser.

Ce n'était vraiment, vraiment pas raisonnable se dit-elle.

Elle accepta sans hésiter.

***

La boite était située au sous-sol d'une épicerie, on y accédait par un escalier raide et étroit. Ils durent se coller au mur quand ils y croisèrent un couple qui en sortait, ce qui n'empêcha pas leurs torses de se frôler. Tant la femme que l'homme étaient en sueur, leur odeur un peu âcre chatouilla les narines de Bobette, et leurs corps chauds laissaient présager de l'ambiance à l'intérieur.

Ils débouchèrent dans une cave austère. Un sol de terre battue, des murs peints à la chaux et tout au fond, un quintet déchaîné. Il la prit par la main et l'entraîna sur la droite, où trois tables bancales faisaient office de bar. Il commanda deux bières, d'autorité, et lui tendit la sienne. Pas de verre dans ce genre d'endroit. Elle porta la bouteille à ses lèvres, en descendit une longue rasade. Elle était tiède.

— C'est local, fit-il, ponctuant son constat d'un clin d'oeil.

Elle s'en foutait. L'endroit lui plaisait, elle n'avait qu'une envie : danser. Coup d'oeil à la piste. Une quinzaine de couples,tous noirs, sautillaient d'avant en arrière sur une rythmique binaire et syncopée.

— C'est quoi cette danse ? cria-t-elle pour couvrir le bruit ambiant.

Les notes d'un jazz chaud et endiablé se mêlaient au brouhaha des conversations.

— C'est du Anba Nwa, lui répondit le jeune métis. Ça aussi c'est local, ajouta-t-il hilare.

Elle vida sa bière d'un trait et cette fois, c'est elle qui prit Cornelius par la main, l'entrainant parmi les autres couples. Elle s'emmêla les pinceaux pendant une minute à peine, mais son cavalier vint à son secours, et elle maîtrisa rapidement les pas. La danse lui en évoquait une autre, assez populaire là d'où elle venait, dans une autre vie. Un autre monde.

Elle s'appliqua, tous ces gens dansaient avec un naturel désarmant mais Cornélius, lui, bougeait comme un dieu. Il se lança dans un "solo" débridé, ses jambes semblaient animées d'une vie propre, et quand il entama avec ses bras une bien improbable chorégraphie, elle gloussa de ravissement. Autour d'eux, certains s'écartaient pour mieux jouir du spectacle, et le "maître" en profitait pour occuper l'espace plus encore. Des cris d'admiration retentirent, qui ne firent que motiver le danseur plus encore. Bobette riait et quand il fit mine de l'attirer à lui comme s'il la hâlait au moyen d'une corde envisible, elle entra dans son jeu. Elle marcha en rythme droit vers lui, roulant des hanches, tel un mannequin sur un podium. Posa ses deux mains sur les pectoraux saillants, faisant mine en suite de le repousser avec vigueur. Ils s'écartaient, revenaient l'un vers l'autre, s'écartaient encore. Quand enfin elle s'avoua vaincue, elle consentit à danser tout près de lui. Si près que leurs torses parfois se frolaient, que lors des pas croisés leurs cuisses s'effleuraient. Le combat s'était mué en un jeu de séduction. Il la fit valser, tourner sur elle même et dans l'instant fugitif ou elle lui présentait son dos, l'attira à lui dans un geste qui ne souffrait aucune discussion. Il la maintenait maintenant fermement par les hanches, plaquée contre son ventre et son torse. Leurs bassins ne faisaient qu'un, ondulant en parfaite symbiose. Elle releva les coudes, passa ses mains dans ses cheveux, caressant sa nuque et son crâne au passage. La musique coulait dans ses veines comme un fluide vital, même son coeur semblait s'accorder au rythme des percussions. Mais probablement était-ce l'inverse. Elle ferma les yeux. Les mains de son partenaire couraient sur ses flancs, sur son ventre, sur ses seins. Sur sa gorge, qu'il enserra doucement, puis fermement ...

Il serrait, serrait encore.

L'enlaça à nouveau. Autour d'eux des gens criaient, mais elle ne les entendait plus, perdue qu'elle était dans leur sarabande infernale. Elle aurait voulu que jamais cela ne finisse ... Jamais.

L'orchestre arrêta de jouer mais elle atterrit en douceur. Les gens les applaudirent, Cornelius les salua et se fendit à l'encontre de sa cavalière d'un très formel baise-main. Main qu'il ne lui rendit pas, la tirant derrière lui vers le bar. Il tomba dans les bras d'un nègre plus âgé qui leur tendit à chacun une bière.

— Li deplase byen, fi sa a, fit-il à l'encontre de Cornelius. (2)

Le jeune homme opina de la tête. Bobette goûta la bière. Plus tiède encore que la première.

— Qu'est-ce qu'il a dit ? cria-t-elle.

Les deux hommes lui lancèrent un regard amusé. L'orchestre était en pause, il était inutile de crier. Cornelius traduisit.

— Il a dit que tu ... que vous dansiez bien.

L'homme éclatat de rire. Un rire un peu gras. Il ajouta, avec un accent créole à couper au couteau.

— J'ai dit que tu bougeais bien.

Cornélius intervint, comme pour s'excuser.

— C'est un compliment. C'est mon oncle, Evariste.

Puis, se tournant vers ce dernier :

— Oncle, je te présente Babeth.

— Ah dis-donc, ki kote ou jwenn youn sa a ? (3)

La chaleur et le discours hermétique eurent raison de Bobette. Elle se fraya un chemin vers l'extérieur. La nuit était fraîche en ce tout début d'année. Elle frissonna, trempée. Un homme d'âge mûr fumait, assis à même le sol. Il entama la conversation. Elle ne put que lui offrir un sourire franc. Cela sembla lui suffire, il continuait à lui parler le plus naturellement du monde. Sa voix était rauque et chaude. Elle s'assit à ses côtés sur le sol poussiéreux. Elle leva les yeux au ciel. Etonnament limpide à cette époque de l'année, se dit-elle. La lune presque pleine éclairait la rue d'une lueur irréelle. L'homme a ses côtés lui tendit son cigare. Elle le remercia d'un signe de tête, en tira une longue bouffée. Le tabac était fort et corsé. Elle ne se fit pourtant pas prier, ils le partagèrent tandis qu'il continuait à lui conter son histoire. Elle ferma les yeux un instant.

— Babeth ?

Elle sursauta. Entre ses doigts, l'épais cylindre était presqu'entièrement consumé.

— Où est-il ? fit-elle en le cherchant des yeux.

Cornélius la fixait, interloqué.

— Qui donc ?

— L'homme ...

— Quel homme ? Tu t'es endormie je pense. Il faut rentrer, tu vas prendre froid.

Elle nota le tutoiement et réprima un frisson. Alors qu'il faisait mine de se diriger vers l'escalier, elle rétorqua :

— Non ... je vais y aller. J'ai passé une excellente soirée, mais il faut que j'y aille.

Il offrit de la raccompagner, mais elle déclina. Les rues n'étaient pas sûres insista-t-il, surtout pour une femme comme elle.

— Comme moi ?

— Ben oui. Une blanche. Et puis ... tu as quand même bien bu.

— Je sais me défendre, ne t'inquiète pas pour moi.

— Oui mais ...

D'un geste catégorique, elle lui intima de se taire. Il haussa les épaules.

— Tu sais où me trouver.

Sur ce, il s'engouffra dans l'étroit escalier.

(1) Ti fi : petite fille, ou demoiselle.

(2) Elle bouge bien, cette fille.

(3) Où l'as-tu trouvée celle-là ?

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