Pénitencier de la Nouvelle-Orléans, 31 décembre 1885. Bobette.

10 minutes de lecture

Bobette Van Der Steen enrageait. Cette mission puait depuis le début, et le seul fait de revoir le sous-directeur de l’établissement pénitentiaire l’indisposait au plus haut point. Il avait voulu la prendre de haut lors de sa visite précédente, deux jours plus tôt. Il avait fermé son caquet quand elle avait exhibé sa carte de commissaire divisionnaire de la Sûreté royale, ainsi qu'une lettre du Ministre de l’Intérieur enjoignant aux fonctionnaires français de la Louisiane et de la Nouvelle France de prêter assistance à sa porteuse. À contre-cœur, il lui avait remis les deux prisonnières et les choses auraient dû en rester là.

Mais le bonhomme avait voulu jouer au plus malin, et Bobette n’y avait vu que du feu. En omettant de lui remettre les effets personnels des deux femmes, il l’avait fait passer pour une conne jusqu’à Paris et avait déclenché les foudres de son supérieur. Ce dernier avait été catégorique : elle devait récupérer la plaquette, quel qu’en fût le prix.

Une fois le dirigeable amarré, elle s’empressa de descendre l’échelle de coupée. Elle n’était pas fâchée de retrouver la terre ferme, ces voyages aériens lui tapaient sur les nerfs. Le comité d’accueil la ramenait moins que lors de sa première visite. Il fallait bien reconaître qu'une fois encore, elle soignait son entrée. Un instant, elle avait hésité à enfiler le long manteau de cuir noir, apanage de la Division des affaires spéciales. Mais son envie d’en découdre avec le pédant fonctionnaire avait réveillé tous ses sens. Elle avait envie de jouer, telle une chatte avec une souris. L’uniforme faisait partie de son plan, ou peut-être eut-il fallu parler de rituel. Les premiers frimas de l'hiver s'y prêtaient à merveille..

— Le sous-directeur est encore en réunion ma p’tite dame, il vous recevra dans une demi-heure.

Elle se planta devant l'homme, à un mètre à peine, et lui mis son badge de serrvice sous le nez. Il la dominait de plus d’une tête. Ayant eu affaire à elle deux jours à peine auparavant, le gardien-chef n’avait nul besoin de s’assurer de l’identité de la visiteuse. Mais la petite avait du chien, il lui plaisait de faire durer l’instant. D’autant que la demoiselle avait alimenté les discussions à la cantine jusqu’au matin encore, les gardiens débattant du galbe de ses cuisses – elle portait une jupe très courte lors de sa première visite –, de sa coupe iroquois ou de son maquillage outrancier. « On dirait une putain » avaient dit certains, constat que ses épaules alors largement dénudées ne faisait que renforcer. Ses oreilles percées d’une multitude de bijoux d’acier et ses nombreux tatouages alimentaient les fantasmes des gardiens depuis deux jours, chacun spéculant sur l'emplacement secret de l'un ou l'autre de ses tatouages ou piercings.

— C’est Madame. Ou Commissaire. Ou mieux encore, Madame la Commissaire. Mon temps est compté, conduisez-moi à lui.

Le regard du géant se perdit un instant dans l’échancrure du manteau. Zippé seulement à moitié, le vêtement dévoilait plus que nécessaire la peau blanche et la naissance d’un sein ... et d’un autre tatouage. Le maton sourit et déplaça à regret son regard vers sa plaque de service. Il ne semblait pas vouloir bouger, aussi l’écarta-t-elle d’autorité, d’une poussée ferme sur son torse puissant. Elle se dirigea d’un pas assuré vers le bâtiment administratif.

L’homme lui emboita le pas, le regard rivé sur les hanches qui ondulaient, sous son manteau ajusté au plus près. Les autres allaient en baver quand il leur dirait qu'elle avait un tatouage sur le sein gauche. Il ne se souvenait plus de qui avait misé là-dessus, mais quelques-uns allaient récolter quelques piécettes ce soir.

Bobette n’attendit même pas d'être annoncée et s’engouffra dans le bureau du directeur. En l’absence prolongée de son supérieur direct, Charles-Henri de la Minaudière, l'adjoint, s’était approprié les lieux. De réunion, il n’était bien sûr point question. L’homme, assis derrière un imposant bureau, observait le parapheur mécanique qui, dans un cliquetis cacophonique, signait à la chaîne et en trois exemplaires la multitude de documents officiels qui engrossaient chaque jour une Administration royale insatiable. Il leva la tête, sans arrêter la machine infernale.

— Chère Bobette…

— Madame. C’est Madame. Ou Commissaire.

Le maton tenta de se justifier.

— J’ai essayé de la retenir, Monsieur, mais…

Charles-Henri de la Minaudière n’eut pas même un regard pour son subordonné, le congédiant d’un geste dédaigneux de la main. Comme il se retirait, Bobette lui enjoignit de ne les déranger sous aucun prétexte. Quand il s’exécuta, elle verrouilla la porte et se tourna vers le fonctionnaire.

— À nous deux, Charles-Henri, lança-t-elle.

— "Charles-Henri" ? fit-il, tout sourire. Nous voilà intimes à présent.

Le fonctionnaire n’avait même pas fait mine de se lever pour la saluer, Bobette Van Der Steen n’avait pas manqué de le noter. Elle allait le faire rôtir à petit feu, se promit-elle. Lui faire rentrer son arrogance et sa morgue dans la gorge. Elle voulait le voir s’étouffer dans son orgueil de mâle investi d’un semblant d’autorité. Elle ne répondit pas à sa question et se fit mielleuse.

— Très cher Charles-Henri, vous m’avez caché des choses.

Elle lui parlait en déambulant calmement dans la pièce, examinant les tableaux bon marché qui ornaient les murs.

— Nous avons tous nos petits secrets Madame la Commissaire. Vous m’en cachez par ailleurs vous aussi, des choses, fit-il goguenard.

Le regard du fonctionnaire, plongé dans l’affriolant décolleté, induisait un double sens à sa répartie. Bobette se délectait. Elle allait décidément beaucoup s’amuser. L’homme était parfait. Bouffi d’orgueil et sûr de lui, il avait tout du dandy. Elle l’imaginait très bien se pavanant comme un paon dans les soirées mondaines à la Nouvelle Orléans ou à Bâton Rouge, comptant fleurette aux très jeunes filles, déversant son discours mielleux auprès de leurs mères. Une caricature pensa-t-elle, que les petites lunettes rondes, la moustache en guidon, le costume de tweed épais ne faisaient que renforcer. Elle allait le dévorer tout cru. Un doux picotement inonda son bas-ventre. Elle aurait pu y résister, il était fort probable que l’homme lui remette l’objet qu’elle convoitait si elle faisait valoir son autorité. Mais le jeu lui plaisait, et la perspective de la mise à mort l’excitait.

— Entre … "collègues" … nous ne devrions rien nous cacher, pousuivit-il, badin.

D’un geste calculé, elle tira lentement l’épaisse fermeture éclair de son cuir. Le zip émit un léger déclic en bout de course, qui se perdit dans le tintamarre de la machine infernale. Entre les deux pans du manteau, à peine entrouverts, on devinait la peau laiteuse. Elle prit soin de ne pas en dévoiler trop, laissant planer un doute sur la suite de ses intentions.

— Je n’ai rien à cacher, et je ne vous ai rien caché, fit le sous-directeur.

— Cher Charles-Henri … que de mauvaise foi. Vous avez quelque chose qui m’appartient. Ou plutôt qui appartenait à la prisonnière que vous m’avez remise avant-hier, comment l’appeliez-vous déjà ? La "teigne".

Elle avait repris son inspection du vaste bureau. Elle allait et venait, dévoilant à l'envi des cuisses fuselées et un corps ferme que le vêtement grand ouvert ne parvenait plus à dissimuler. Du coin de l’œil, elle observait le sous-directeur et crut qu’il allait défaillir.

Charles-Henri venait de s’apercevoir qu’elle était nue sous son pardessus. Le contraste entre l’épais cuir noir et la peau blanche délicate ne laissait aucun doute. L’espace d’une seconde, il avait d’ailleurs entraperçu son sexe. Rasé lui semblait-il, mais il n’aurait pu le jurer.

— Je ne vois pas ce dont vous voulez parler. Les deux femmes ont été transférées depuis l’hôpital de Lafayette et n’avaient que leurs chemises quand on me les a amenées. Aucun effet personnel. Les vêtements ont été incinérés, comme le veut la procédure.

Il mentait bien sûr. Mais tant qu’à faire, il comptait bien faire durer le plaisir. Intérieurement, elle lui en rendit grâce. Elle n’aimait pas la facilité. Elle contourna l'immense bureau et caressa le clavier de commande du multi-parapheur. Elle enfonça un des boutons, mais les bras articulés, loin de s'immobiliser, accélérèrent la cadence. Clic-clic-clic-clic-clic ... tchac ... clic-clic. Elle tenta un autre poussoir, en cuivre rouge celui-là. La pale d'alimentation en papier s'emballa, les stylos de métal s'affolèrent. Des feuilles volaient en tout sens, tantôt chiffonées, tantôt projetées jusqu'au milieu de la pièce. La Commissaire frappa du poing sur le clavier, avec une violence inouïe. La machine rendit l'âme dans un dernier râle de cliquetis.

— Vous avez cassé mon appareil, fit Minaudière, désappointé.

Elle se pencha vers lui. Il fit mine de se lever, mais elle le repoussa avec une fermeté calculée, l'invitant à rester assis. Elle prit le temps d'apprécier enfin le silence avant de poursuivre.

— Je recherche … une plaquette. Une sorte d'amulette faite ... d’une matière un peu particulière.

— Je ne vois pas …

Bobette décida d’autorité de voir dans sa réponse, encore une fois, un double sens, fut-il involontaire.

Elle s’empara d’une chaise, la posa à quelques mètres du bureau et s’assit face à lui. Ramenant ses mains derrière sa nuque, écartant les coudes, elle posa sa cheville droite sur son genoux gauche, dans une attitude désinvolte et très masculine, dévoilant ainsi ses chairs les plus intimes.

— Charles-Henri, Charles- Henri … une amulette ornée de deux idéogrammes. Je suis certaine que vous voyez.

Elle faillit éclater de rire en prononçant ces derniers mots. Bien sûr qu’il voyait, pensa-t-elle. Il ne parvenait pas à détacher les yeux de sa chatte.

Elle levait tous les doutes, pensa le sous-directeur. Son sexe était effectivement lisse, vierge de tout poil. Sur son pubis, un petit tatouage venait mourir sur son bouton d’amour. Ou peut-être prenait-il naissance entre les lèvres même de sa vulve ? Un papillon pensa-t-il. Sans en être certain. Des anneaux emprisonnés dans les tendres chairs semblaient monter la garde de part et d’autre de l’entrée du sanctuaire. Charles-Henri en ressentit une intense excitation.

— Vraiment non, je ne vois pas. Est-ce le même idéogramme que celui que vous arborez ?

— Je ne vous suis pas …

— Votre tatouage...

— Lequel ? répondit-elle, amusée.

Elle en avait très exactement quatorze.

— Celui … hum … que vous portez sur votre bas-ventre .

— Ah, celui-là ?

Elle l’effleura du bout des doigts. Dans son ventre, les picotements s'intensifiaient.

— Non, ce n’est pas un idéogramme … cela me paraît évident, non ?

— D’ici, je peine à le distinguer .

— Oui, bien sûr. Mais il faut vous rapprocher !

Charles-Henri de la Minaudière n’en demandait pas tant. Il se hâta de se lever, bien plus prestement que lorsqu’elle avait fait irruption dans le bureau, pensa-t-elle. Bobette constata avec délectation qu’il bandait, la bosse sous le fin pantalon de lin ne laissait aucun doute. Le fonctionnaire lui sembla plus grand encore que lors de sa première venue au pénitencier. Il était mince, un peu trop à son goût. Mais pas moche, pensa-t-elle. Et terriblement imbu de sa personne. Il la contemplait avec un sourire de victoire, sûr de son charme et de son coup. Orgueilleux, vaniteux. Condescendant.

Toi mon ami, tu vas prendre une leçon.

Parvenu à sa hauteur, il observa avec attention le tatouage, posa le bout de son index sur le papillon qui, se dit-il, devait être l’insecte le plus chanceux du monde pour habiter un nid si doux. Elle le laissa caresser l’encrage, mais quand il fit mine de poser sa main sur son sexe, elle lui asséna une tape appuyée sur les doigts.

— Pas touche ! s'écria-t-elle.

Il avait sursauté. Elle lui avait fait mal, avec sa bague probablement.

— J’ai cru que …

Elle s’était redressée, bien campée sur ses deux pieds, les mains sur les hanches. Décontenancé, Charles-Henri ne nota pas que la jeune femme, dans un geste calculé, maintenait grand ouvert sa gabardine. Alors qu’il pensait être éconduit, le jeu pour elle ne faisait que commencer.

— Tu ne "crois" pas ! Tu m’écoutes !

Elle le gifla sans vergogne. Le pauvre homme ne savait plus à quoi s’en tenir. La Commissaire se radoucit. Il n’eût pas fallu qu’il lui donne dans l’instant ce qu’elle était venue chercher, la privant ainsi de son jeu.

— Déshabille-toi !

Il protesta. Le coup, appliqué du revers de la main, fut si violent qu'il chancela. Il finit par s'exécuter, de mauvaise grâce. Elle le trouva ridicule en caleçon et en chaussettes, et déclara qu’il pouvait les garder. Comme il faisait mine de quand même les ôter, elle lui ordonna de n’en rien faire puis lui intima de remettre sa cravate sur son torse nu.

Elle constata alors avec regret que de belle bosse, il n’était plus question. Charles-Henri n’était manifestement pas adepte de ce genre de jeu. Elle ne put décider si elle devait ou pas s’en réjouir. Y avait-il pire humiliation que de laisser un homme, qui plus est investi d'un peu d'autorité, se vautrer dans son impuissance ? Elle décida de remettre la question à plus tard. Mais pour son plaisir à elle, il fallait qu’au moins le mâle soit fonctionnel. Ou pas.

Le dilemme lui mettait les nerfs à vif.

Elle fouilla dans la poche de son manteau pour en tirer une paire de menottes en acier, la dernière trouvaille de la Direction générale de la mécanique. Sans aucun ménagement, elle lui tira les bras vers l’arrière et vint les lui attacher dans le dos.

— Tu veux toujours toucher ma chatte ?

— Heu … oui, bien sûr … mais …

— Oui Madame !

— Oui Madame, anonna-t-il, penaud.

A suivre...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 14 versions.

Vous aimez lire J. Atarashi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0