La rose noire

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— Alors, c’est le grand jour ! me lance Selena en me prenant par les épaules.

Selena, c’est ma grande sœur. Et aujourd’hui, c’est le jour de ma Révélation. Tous les jeunes âgés de dix-neuf ans sont conviés à la Cité Mère pour découvrir de quelle manière ils vont servir la nation. Cette année, c’est mon tour. Dans quelques heures, je serai avec des milliers de jeunes sur l’Esplanade de la Cité Mère, devant le Concilio, un édifice qui abrite le gouvernement. C’est un bâtiment imposant en pierres claires, entouré d’un péristyle aux belles colonnades et surmonté d'un immense fronton. Tout en haut, dominant la place, notre drapeau flotte au vent, un fond blanc sur lequel se découpent deux alliances dorées entrecroisées et une rose rouge. Car notre nation a traversé des épreuves symbolisées par les épines, mais elle les a surmontées et est maintenant aussi belle que la fleur. C’est aussi le signe qui nous rappelle que notre nation nous aime et qu’elle est notre identité. Elle est indissociable de nos vies, elle en est le fondement et l’avenir.

— Je stresse !

— Respire, petite sœur, tout se déroulera à merveille ! m’assure Selena.

Je hoche la tête. Sa Révélation s’est passée il y a trois ans maintenant et elle a reçu une rose blanche, ce qui signifie qu’elle travaillera dans le domaine de la santé. La rose, c’est pour nous rappeler notre lien avec notre pays. Chaque couleur a une signification. Le rouge est une couleur que peu de gens obtiennent, c’est pour l’élite. La reçoivent les jeunes qui seront appelés à diriger la nation. Il y en a rarement plus de quatre ou cinq par an. Le orange est la couleur de l’éducation, le marron celle de l’armée. Il y a aussi le bleu pour les recherches et technologies, le vert pour le secteur primaire… Chacun de nous est suivi par un membre du Bureau qui décidera du domaine qui nous convient le mieux, et nous y consacrerons le reste de nos vies. Il existe une exception pour les jeunes qui sont envoyés à l’armée. S’ils ne s’y adaptent pas bien, il y a une procédure pour changer de domaine. La personne fait une demande, donne sa préférence et son dossier est examiné pour savoir s’il peut intégrer le domaine choisi. S’il ne convient pas, c’est le Bureau qui lui en attribue un autre.

— Ma chérie ! Va vite te laver ! m’ordonne ma mère.

Une quinzaine de minutes plus tard, je sors de la salle de bain enroulée dans une serviette. Je rejoins maman dans ma chambre où elle a sorti un chemisier blanc et un pantalon noir serré. Je n’aime pas les robes, alors elle a choisi une tenue sobre tout en étant élégante. Je l’enfile avant qu’elle prenne une brosse pour tenter de dresser mes indomptables cheveux noirs. Elle les coiffe en une tresse compliquée qui retombe sur mon épaule gauche. Pour finir, elle attache un collier derrière ma nuque et me parfume dans le cou et sur les poignets.

— Et voilà ma belle, te voilà prête pour ta Révélation !

— Merci maman.

Quelques dizaines de minutes plus tard, nous nous mettons en route vers la Cité Mère. Seuls les jeunes de dix-neuf ans et leurs familles, ainsi que des personnes importantes comme les membres du Bureau sont conviés à la Révélation. Les autres doivent suivre l’événement en direct sur leur télévision. Pourtant, les routes sont bouchées car on vient de partout pour assister à la cérémonie. Une heure plus tard, nous arrivons aux abords de l’Esplanade. C’est bondé. Nous sommes fouillées pour rentrer dans le périmètre sécurisé. Là, les familles souhaitent bon courage à leur enfant avant de le laisser seul entrer dans la zone réservée aux futurs Révélés tandis qu’eux se placent autour. C’est bientôt à moi. On va vérifier mon identité, me faire passer sous un portique perfectionné et m’indiquer une rangée et un numéro de place. Maman et Selena restent avec moi jusque-là, puis m’embrassent sur le front et s’éloignent. Je marche nerveusement le long des milliers de chaises alignées jusqu’à trouver ma rangée. Je m’avance et trouve la place numéro quatre-vingt-neuf. Sur la chaise est posé un bracelet fermé. J’ai vu maintes fois à la télévision comment il faut faire. Je pose mon pouce droit sur le petit écran qui reconnaît mes empreintes digitales. Le bracelet s’illumine un bref instant et s’ouvre. Je le glisse à mon poignet et m’assois. Peu à peu, les sièges se remplissent. Je salue mes voisins d’un signe de tête raide, stressée. Eux aussi le sont, notre avenir se décide aujourd’hui.

Une fois tout le monde arrivé et installé, le Président fait son apparition sous le portique du Concilio. Il porte une rose rouge à sa boutonnière, comme il est de coutume. Il ouvre la cérémonie par un discours :

— Chers jeunes, bienvenue à la Cité Mère. Aujourd’hui est un grand jour pour vous et pour la nation entière puisque vous allez être révélés et commencerez sous peu votre apprentissage pour servir notre pays. Il est votre passé et votre présent, bientôt vous allez lui dédier votre avenir. Nous sommes ravis de voir les rangs des Révélés s’agrandir. Vous êtes l’espoir de la nation ! Nous comptons sur vous, et il est de mise de vous rappeler que c’est réciproque. Sans plus attendre, nous allons débuter cette cérémonie !

Des applaudissements résonnent comme un puissant tonnerre sur l’Esplanade et mettent quelques minutes à se calmer. Mon cœur s’affole tandis qu’une grande rose holographique apparaît, flottant devant le Concilio. La corolle se teinte en jaune pour tous les ouvriers et artisans. L’assemblée retient son souffle et il y a quelques secondes de latence. Puis les écrans des bracelets de centaines de jeunes s’illuminent de jaune. Ces derniers doivent poser leur pouce dessus et se lever. Tous leurs noms défilent à côté de la rose holographique. Lorsque le dernier disparaît, tous se rassoient. Étouffant les acclamations de la foule, l’hymne de la nation résonne, puissant et envoûtant. Le silence revient. La rose prend la couleur rouge et peu après le bracelet de mon voisin de droite se colore. Je regarde autour de moi, puis mes yeux glissent sur la liste des noms. Ils sont nombreux, cette année, une quinzaine ! C’est trois fois plus que d’ordinaire. La dernière fois que c’est arrivé, j’étais loin d’être née, c’était il y a quarante-deux ans et ils étaient dix-sept.

Les couleurs et les domaines défilent mais mon bracelet ne s’allume toujours pas. Ma gorge se noue. J’aurais aimé travailler dans les recherches et technologies, mais le bleu est passé depuis longtemps. Quand le violet de la sécurité s’estompe, je panique. Il n’y a plus d’autres domaines. Ils sont tous déjà apparus. Le jeune homme assis à ma droite me lance un regard. J’ai du mal à me retenir de pleurer. On m’aurait oublié ? C’est alors que la rose holographique s’assombrit jusqu’à devenir noire. Ce n’est à mon souvenir jamais arrivé lors des Révélations. Mon regard est soudain attiré par un mouvement. Mes yeux se baissent jusqu’à mon poignet où le bracelet a viré au noir, lui aussi. Mes pensées s’embrouillent. Je reste figée sur ma chaise, incapable de faire le moindre geste. Il y a forcément une erreur.

— Lève-toi, me chuchote la fille à ma gauche.

Je tourne la tête vers elle, le regard vide. Dans le sien brille l’incompréhension, pourtant elle me presse d’un signe de tête. Voyant que je ne bouge pas, elle attrape vivement ma main, la serre brièvement et la lâche aussitôt. Je ferme les yeux, inspire profondément puis pose lentement mon pouce sur mon écran. Je me lève et je sens sur moi les yeux de la foule silencieuse. J’ai les jambes en coton mais j’essaie de me tenir droite. Un coup d’œil à l’hologramme des noms m’informe que je suis la seule dans cette situation. Je m’appelle Alysée, j'ai toujours obéi aux ordres et j’ai reçu une rose noire, celle qu’on attache à la veste des criminels avant de les exécuter.

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