Dimitri Lorcan - Mai 2087

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 Sa médiation terminée, Dimitri regagna sa voiture sous une chaleur accablante. Il y retrouva la fraîcheur de la climatisation, se mit aussitôt au travail tandis que le véhicule se glissait hors de la désormais ex-propriété des Paolini. Ses lentilles s’emplirent de données qu’il compléta avant de les confier au Turing. Le dossier une fois classé, Ève l’envoya sur les serveurs sécurisés de la principauté, immergés dans la Méditerranée au pied du vieil institut océanographique, au moment. Dimitri regarda par-delà l’habitacle lorsque la voiture quittait l’autoroute à grande vitesse par la bretelle d’accès de Figuièra. Au rond-point, elle emprunta la troisième sortie, se glissa sous les pins à ombrelles de l’avenue Victor Elenca jusqu’à l’entrée du domaine familial de neuf mille mètres carrés en terrasse, dont la dernière donnait directement sur le sable doré de la plage du golfe Bleu. Dissimulée des curieux par la végétation, la villa de deux étages occupait le centre de son petit royaume, son cocon protecteur. La voiture se gara sous le porche à colonnades, ceint par des volets antichaleur réfrigérés.

 Des éclats de rire lui parvinrent quand il pénétra dans la cuisine. Dimitri esquissa un sourire : les enfants devaient s’amuser dans la piscine, une récréation autorisée en fin de journée. Lui-même avait besoin d’un rafraîchissement. Il se servit une bière et tira la porte-fenêtre donnant sur la terrasse protégée des rayons UV par un toit réfléchissant en résine acrylate ASA. Les ventilateurs dispersaient un air brumisé, soufflé par un dispositif de microbuses incrustées dans les bordures en béton flex.

 — Papa ! s’écrièrent les enfants.

 Amandine Lorcan quitta l’audioroman, lu par une voix qui l’avait bercée pendant une bonne heure, jusqu’au bord de l’endormissement. Elle s’extirpa du hamac et alla embrasser son père.

 — Papa ! lui lança-t-elle en se jetant à son cou.

 Ses petits deux frères sortirent aussitôt de l’eau pour se précipiter vers leur père. Dimitri les accueillit, vacilla, sa bière dans une main, ses enfants dans l’autre. Il les serra contre lui en pensant que ce soir, un homme se retrouverait bien seul. Loin des siens, loin d’une vie qu’il avait crue éternellement dorée et confortable. À Grand Monaco, rien n’était acquis pour les non-nationaux, tout pouvait disparaître du jour au lendemain. Il fit durer l’étreinte, un peu plus longtemps que d’habitude.

 — Est-ce que ça va ? demanda l’aînée.

 — Très bien. Où se trouve votre mère ?

 — Elle n’est pas encore rentrée, déclarèrent-ils tous en chœur.

 — Je suis là ! démentit l’intéressée depuis la cuisine.

 Les enfants abandonnèrent aussitôt leur père.

 — Maman !

 Dimitri se laissa tomber dans l’un de ces confortables fauteuils qui encerclait la table ronde tandis que ses petits chevaliers accueillaient comme il se devait la reine des lieux.

 Saavy Mascially-Lorcan glissa ses pieds nus hors de la cuisine. Elle traversa la moitié de la terrasse pour aller déposer un baiser sur les lèvres au goût de houblon de son époux avant de lui emprunter sa bière qu’elle lui rendit après avoir bu une gorgée. Aussi blonde qu’une Scandinave pure souche, elle était née non loin d’ici, sous le dôme. Issue d’une puissante famille monégasque, dont le nom constituait la première partie de son patronyme, Saavy darda un regard clair vers son mari, trahi par ses traits tirés :

 — Dure journée, on dirait.

 — Ouais, se contenta-t-il de répondre.

 Le titre de médiateur de Son Altesse Sérénissime lui interdisait de partager son quotidien, pas même avec sa femme. Dimitri ne rendait compte à trois personnes. Le prince, évidemment, le procureur général et le chef de la sécurité, le colonel Vertini. Saavy lui sourit, compatissante. Ses yeux brillaient comme des topazes. Elle baignait depuis sa naissance de ce milieu et elle comprenait les obligations de sa charge.

 Depuis son départ de la villa des Paolini, il pensait à cet homme dans le train pour Nice ; à cette femme qui avait décidé de tirer un trait sur son couple, de sacrifier sa famille, de l’amputer pour demeurer à Grand Monaco comme l’on se sépare d’un membre gangréné. Pour sauver ses privilèges, elle avait sorti un sacré lièvre de son chapeau en tout cas. Dimitri ne s’en faisait pas outre mesure. Les autorités régleraient l’affaire comme ils le faisaient toujours en pareil cas, avec discrétion.

 — Tu sais, je me demandais si… il n’était pas temps que je songe à une nouvelle orientation professionnelle.

 Saavy se contenta de le regarder pendant un instant avant d’aller se chercher une bière.

 — Les enfants, dit-elle en entrant dans la cuisine. Et si vous commenciez à préparer le repas sans nous ?

 — Oh, oh ! Papa et maman vont avoir une discussion, déclara le plus jeune.

 — Vous pourrez imprimer le dessert de votre choix.

 — Et chacun pourra choisir le sien ?

 Saavy hocha la tête. L’approbation déclencha des cris de joie ainsi qu’un regard intrigué d’Amandine. Les idées de menus fusèrent aussitôt. La mère chargea l’aînée de gérer la situation et d’organiser la distribution des tâches, puis elle revint vers son mari après avoir tiré la double porte derrière elle.

 — Je suis consciente qu’il y a des détails dont nous ne pourrons jamais discuter et je ne te poserai pas de questions, dit-elle en s’asseyant en face de lui. Je vois que l’une des affaires sur laquelle tu es intervenue te tracasse.

 Dimitri hocha vaguement la tête, avala une gorgée de sa bière tout en écoutant son épouse. C’était ce que son beau père lui avait conseillé, toujours l’écouter, en toutes circonstances, même s’il n’était pas d’accord avec elle. Ce qui n’arrivait pas souvent.

 — Tu es plutôt doué pour ce job.

 — Hm…

 — Je l’entends régulièrement dire. Tu accomplis un excellent travail. Un travail nécessaire et important même s’il peut te paraître… ingrat. Et, lorsqu’une affaire délicate survint, tu peux en référer à tes deux collègues. C’est ainsi que le système de médiation fonctionne. Tu exposes le cas, les données, les zones d’ombres, vous en débattez et au final, vous êtes au moins deux à trancher. Le nombre impair garantit l’absence de blocage.

 — Ouais, répliqua Dimitri, amer. Il ne faut surtout pas bloquer la machine.

 Le prince avait introduit le principe de médiation dans le droit monégasque modifié de 2052 dans le but d’assouplir le règlement de litiges fonciers et financiers fréquents lors de la transition. Sur le fond, Dimitri y souscrivait sans réserve et il avait, par le passé, fait appel à ses collègues pour statuer sur des cas complexes. La plupart des affaires ne nécessitaient toutefois pas qu’ils se réunissent, pas même celle des Paolini dont la situation était limpide, si l’on mettait de côté le cas particulier de la femme. La médiation avait été décrite, en dehors de Grand Monaco, comme une sorte de paravent insignifiant, creux, une concession accordée par le Rocher pour donner l’illusion qu’un recours était toujours possible, mais qu’il aboutissait rarement. La procédure n’était en tout cas pas favorable aux plaignants non nationaux, matérialisant de fait une justice en fonction du statut.

 — Si tu te sens inutile, plaisanta alors Saavy, tu pourrais mettre un casque sur la tête et m’accompagner.

 La holding familiale, Mascially Limited, gérait une partie des chantiers du Grand Monaco. Leurs excavatrices et leurs foreuses creusaient les montagnes, y aménageaient des cavernes où d’autres machines spécialisées imprimaient des manufactures, des miniusines de fabrication additive, des laboratoires de recherche, des logements, des cantines, des locaux administratifs… Saavy supervisait les opérations depuis son bureau au Rocher. Son Turing se chargeait de la transporter, virtuellement, sur les sites, mais il arrivait qu’elle dût s’y déplacer physiquement. Pour résoudre certains problèmes, rien ne valait mieux que de se trouver en prise directe avec la réalité.

 — Une chaleur épouvantable et des tonnes de poussière, très peu pour moi !

 — Tu vois, tu n’es pas le seul à devoir parfois faire de choses qui te déplaisent.

 Il leva sa bière, devinant très bien où elle voulait en venir.

 — Message reçu.

 Des éclats de voix et des rires percèrent de la cuisine, ainsi que des bruits inquiétants, présageant un possible dérapage.

 — Je ferais mieux d’aller voir ce qu’ils fabriquent avant que la situation n’échappe à tout contrôle et qu'ils commandent l'impression d'une dose illégale de crème Chantilly.

 Saavy le laissa seul avec sa bière.


 Le repas concocté par les enfants, loin d’être la catastrophe un moment crainte, avait été un succès. Puis vint l’heure de les coucher. Dimitri appréciait ces instants avec les deux jeunes. Il leur lut quelques pages du livre de chevet de la semaine. Le rituel achevé, il déposait un baiser sur le front de l’aînée et rejoignait sa femme sur la terrasse où ils profitaient, en tête à tête, de la relative fraîcheur de la soirée. Ce soir, Saavy avait un travail à terminer. Il s’endormit avant qu’elle ne monte à son tour se coucher. Dimitri ne l’entendit même pas se glisser sous les draps.

 Ils s’étaient mis d’accord dès le début de leur relation : pas de Turing dans la chambre. Le nid devait rester vierge de toute présence IA. Au réveil, un antique boîtier joua une mélodie. De plus en plus forte. Jusqu’à ce que l’un d’eux – souvent elle – le fasse tomber ou parvienne à appuyer sur le bouton.

 — Bordel, maugréa Dimitri, pourquoi ce truc fait un tel boucan ?

 Ils laissaient la baie ouverte durant la nuit. Elle était équipée de persiennes anti-chaleur à fentes intelligentes. Le matin, lorsque l’arrosage automatique se mettait en route, entrait dans la chambre parentale une agréable fraîcheur accompagnée d’une odeur de pelouse mouillée. Elle se mélangeait au parfum sucré qu'exhalait la peau couleur miel de son épouse. Dimitri se colla contre elle, lui caressa l’épaule, puis il se mit à frotter son nez dans le creux de son cou qu’il savait être un endroit sensible. Un activateur. Elle poussa un gémissement, se trémoussa sous les draps. Le médiateur passa sa langue derrière son oreille.

 — Tu sais toujours y faire, marmonna-t-elle en esquissant un sourire.

 Ce qu’il considéra comme un encouragement. Dimitri ne se fit pas prier : il couvrit sa femme de baisers et de caresses, d’abord par petites touches, jusqu’à ce que la température devienne fièvre. Il la laissa prendre les choses en main au moment opportun, ce qui était sa manière à elle de commencer une bonne journée.

 Après l’amour, le couple s’embrassa une dernière fois avant de quitter le lit. Saavy enfila un peignoir tandis que Dimitri gagnait la salle de bain adjacente. Ève avait accès au miroir sur lequel glissèrent des informations telles que la température extérieure, les prévisions pour la journée – aussi caniculaire que la précédente – ou les nouvelles d’un monde qui s’était adapté tant bien que mal à la nouvelle donne climatique et économique. Dimitri les ignora. Il pénétra directement dans la douche, l’esprit encore habité par les mots susurrés par sa femme quelques instants auparavant. L’eau tiède le tira doucement hors de cette félicité et, une fois à l'extérieur de la cabine de verre, la serviette passée autour de la taille, il se sentit prêt à affronter ce jour spécial entre tous. À sa demande, Ève rejoua le résumé des préparatifs de la Commémoration.

 « Nous attendons plus de cent mille personnes sous le dôme de Monaco en ce jour tristement célèbre et très ensoleillé. Comme tous les ans, la famille princière au grand complet figurera sur la tribune d’honneur, en compagnie des hommes et des femmes qui ont construit le succès économique de Grand Monaco, une cité état dont Rainier IV était le visionnaire. Grand Monaco est aujourd’hui un état dragon à la réussite économique enviée et cela, nous le lui devons… »

 Les drones de la chaîne d’informations proposaient l’habituelle et saisissante vue panoramique de l’avenue du Prince Albert Ier, du stade nautique Rainier III et des environs. À l’endroit même où des estrades d’un blanc étincelant enserraient un monument, sobre, à la forme voisine de l’obélisque. À sa base, une plaque en bronze rappelait que son petit-fils, Rainier IV, avait perdu la vie lors de l’attentat de 2049. La bombe de forte puissance avait également emporté une bonne partie de la tribune officielle, fauchant les membres de la famille princière dont les successeurs directs du prince. Le pouvoir monégasque n’avait jamais autant vacillé que ce jour-là, projeté au bord du précipice par l’Histoire dont les terribles secousses fissuraient l’Europe. Un chaos dont la richissime cité s’était crue plus ou moins à l’abri. Et cela n’avait été que le début de la période sombre qui avait culminé avec le pillage de la vieille ville par des habitants venus des métropoles françaises voisines.

 De ces mois cauchemardesques avait émergé un état renouvelé en profondeur. La douleur restait toujours aussi vive parmi la population, spécialement chez les anciens. Ce moment commémoratif, grave, solennel, était un passage obligé pour la plupart des nationaux. Les grandes familles se rendaient sur l’avenue pour déposer des gerbes. Les Lorcan – Saavy et Dimitri en tête – ne feraient pas exception à la règle.

 Dimitri avait trois ans quand c’était arrivé, il était bien trop jeune pour que ce souvenir soit gravé dans sa chair. L’étude de ces jours tragiques figurait au programme scolaire de la Principauté. Toute leur vie, les enfants de Monaco entendaient des récits, des histoires, des témoignages de l’époque martyre au point d’en être imprégnés comme s’ils l’avaient réellement vécue. Les colonnes de fumée au-dessus de la ville avaient en tout cas marqué le jeune Dimitri. Ce genre de vision d’apocalypse ne pouvait pas s’oublier. Alors, tous les ans, les Lorcan, comme des dizaines d’autres familles, se préparaient à accomplir leur devoir de mémoire. Ils devaient y faire bonne figure, tenir leur rang.

 Ainsi, cette journée particulière débutait par l’habillage. Un rituel en soi. Dimitri retourna dans la chambre, pénétra dans le dressing pour y déballer délicatement son costume de cérémonie. Il se livra à une première inspection visuelle. Il ne l’avait pas souvent sortie du sac de protection après son achat. En prenant soin de ne pas froisser le tissu, il commença à se vêtir avant de revenir devant le miroir de la salle d’eau pour nouer sa cravate en soie véritable. À l’ancienne. Il enfila la veste à la coupe solennelle, droite, de couleur sombre, qu’une épinglette rouge et blanche venait discrètement relever. Ève se manifesta sur la vitre sous la forme d’un symbole dans un coin supérieur.

 — Monsieur, vous avez une visite, annonça son Turing.

 — Qui est-ce ?

 L’icône s’effaça pour laisser la place à un encart qui affichait le flux de la caméra du portail. Le visage de la femme, seule, était encadré des informations utiles, comme ses noms et prénoms. En l’occurrence, il y figurait même son grade.

 — L’armée ? répondit Dimitri, le sourcil arqué.

 — Selon toute vraisemblance, bien que je ne puisse accéder à son matricule ou à son unité.

 — Fais-la entrer et demande-lui de patienter dans le petit salon.

 — Bien sûr.

 Il termina sa séance d’habillage par les chaussures, impeccables, puis il quitta la chambre parentale au bout de quelques minutes. Il descendit les escaliers au pied desquels l’attendait l’aînée.

 — Papa ? Qui est cette dame dans le petit salon ? On dirait… une militaire.

 Était-ce de la curiosité ou bien une forme d’admiration qu’il perçut dans le ton de sa voix. Et cette étincelle dans son regard… Il n’avait en tout cas jamais envisagé sa propre fille en soldate. Quel père se l’imaginait, du reste ?

 Il lui sourit :

 — Tu devrais finir de te préparer, lui répondit-il en avisant sa coupe de cheveux en désordre. Son Altesse attend de nous que nous soyons irréprochables.

 — Tous les ans, c’est le même cirque, soupira Amandine, ça me gave…

 — Attention à tes paroles, jeune fille. Où est Maman ?

 — Avec les garçons.

 Ce qui signifiait qu’elle avait fort à faire. Dimitri ajusta sa veste et entra dans le petit salon. La femme se raidit légèrement, dans l'intention de le saluer, puis elle sembla se raviser dans la seconde, hésitante. Dimitri n’était ni un militaire ni un membre de la famille princière. En principe, elle n’avait pas à le saluer.

 — Médiateur Lorcan ?

 — Lui-même. Et vous êtes ?

 — Le sergent Laura Devrey, monsieur. J’ai été mandatée par le colonel commandant les Compagnies Spéciales de Son Altesse pour vous escorter jusqu’au palais.

 — M’escorter ?

 — C’est ce que stipule mon ordre de mission, sur lequel a été ajoutée la mention sur-le-champ.

 Ce que lui confirma Ève qui venait, à l’instant, de recevoir une communication du Palais allant dans le même sens. Dimitri repensa à Léonel Paolini et à sa femme. Les analyses médicales étaient donc suffisamment crédibles pour qu’on lui demande de s’en expliquer en ce jour où la vie s’arrêtait dans toute la principauté. Si cela ne pouvait pas attendre le lendemain, alors l’affaire était jugée sérieuse. Ou bien il s’agit d’autre chose. Pourquoi le sort des Paolini t’atteint-il autant ?

 — Me laisseriez-vous un instant ?

 — Faites vite, monsieur, lui accorda le sergent d’un regard neutre.

 Dimitri avertit sa femme dans la grande salle de bain située au carrefour des trois chambres des enfants. Elle écarquilla les yeux en apprenant la nouvelle.

 — Une militaire ?

 — Oui, je suis aussi surpris que toi, mais je dois y aller. Je te rejoindrai sur la tribune officielle.

 — Le devoir t’appelle, lui répondit-elle avant de lui déposer un baiser sur le front. Ne traîne pas. N’oublie pas que nous sommes invités au palais après la cérémonie.

 — Bien sûr.

 Cinq minutes plus tard, le véhicule de conduite autonome fonçait sur l’autoroute à grande vitesse. Ils passèrent les contrôles de sécurité en empruntant la file réservée sans même ralentir ce qu’il ne fit qu’après avoir pénétré sous le dôme. Dimitri leva les yeux vers le ciel obstrué par l’imposante structure en forme de chapeau chinois aux parois baignées d’une lumière nacrée. Achevé en 2055, le chef-d'œuvre de technologie faisait la fierté et la renommée de la Principauté. Depuis cette première, des entreprises monégasques avaient exporté le concept et supervisé l’installation de plusieurs de ces éco-dômes avec la promesse, clef en main, de climatiser et rafraîchir des cités en train de suffoquer sous une implacable chaleur. Dimitri demanda à l’autopilote d’abaisser sa vitre. Un air frais, agréable, transportant des senteurs fleuries pénétra dans l’habitacle. Le VCA glissa sans soubresaut sur une avenue bordée de chênes dont le patrimoine génétique avait été modifié pour une croissance rapide. Cette variété s'adaptait à la rigueur estivale tout en s’accommodant des privations régulières d’eau. Les façades blanches se succédèrent, avec leurs élégants balcons en fleurs, leurs tuiles rouges et les vérandas colorées. Durant la construction du dôme, la ville avait été en grande partie détruite. Les immeubles de standing d'avant les émeutes, nombreux à avoir été incendiés, avaient cédé la place à des villas de style espagnol et italien qui entouraient des spires de verracier élancées qui donnaient l’impression qu’elles s’apprêtaient à transpercer le dôme. Ce mélange d’ancien et de moderne consacrait le Grand Monaco qui bâtissait ainsi son avenir sur un passé solide, ancré dans la grande histoire. Du moins, était-ce là l’idée reprise par le marketing touristique qui affirmait également que désormais, Monaco-Dôme était la seule ville au monde où n’importe qui pouvait se promener en toute quiétude, sans craindre pour sa vie. La sécurité avait été érigée en pilier du nouveau système.

 Le véhicule s’engagea sur dans une rue à sens unique terminée par l’entrée d’un tunnel dont la barrière se leva à leur passage. L’ouvrage d’art menait directement au cœur du rocher. Là, des abris capables d’accueillir des milliers de personnes servaient de parcs de stationnement. De nombreuses installations gouvernementales avaient été ainsi enterrées, des ateliers, des entrepôts avec des réserves de nourriture, une usine électrique, des stocks d’eau potable, des refuges. Le VCA s’arrêta à l’entrée d’une galerie dont le fronton arborait une obscure numérotation.

 — Vous devez me remettre votre bracelet alter, lui dit Devrey en lui tendant une boîte. Il vous sera rendu à votre retour.

 Ce qui signifiait qu’il perdrait son lien avec Ève. Dimitri s’exécuta.

 Après avoir quitté siège, il suivit le sergent Devrey à travers un dédale de couloirs qui n’avait, semble-t-il, aucun secret pour elle. Ils se retrouvèrent tous deux dans un ascenseur silencieux. Lorsque les portes s’ouvrirent, ils furent accueillis par un cinquantenaire souriant, apprêté pour la cérémonie.

 — Médiateur Lorcan, la salua-t-il, je suis heureux que vous ayez répondu à notre convocation sans tarder. Son Altesse Sérénissime, le prince Rainier VI va vous recevoir.

 Dimitri se figea. Il ne s’était pas attendu, ni préparé, pour une entrevue avec le prince. Charlène Paolini venait peut-être de lancer une bombe et, en tant que médiateur, il avait l’impression de jouer le rôle de détonateur. Pourvu que le souffle ne m’emporte pas, songea-t-il.

 Rainier VI, de son prénom Philip, possédait le même port aristocratique que son père et son grand père, le même regard de faucon, des prunelles noires qu’il valait mieux voir éteintes. D’après Saavy, ses colères homériques ressemblaient à des tempêtes de sable capable de raboter n’importe quelle volonté, de ratatiner ses interlocuteurs les plus féroces. En temps normal, il habillait sa voix d’un timbre posé, presque chaleureux. En dix ans de carrière, Dimitri le rencontrait pour la quatrième fois.

 Le petit salon aux murs nus comportait quelques pièces de ce mobilier méditerranéen post-2050 d’inspiration antique qui faisait toujours florès. Une sorte de canapé boudoir aux pieds massifs occupait l’angle baigné d’un éclairage cru. Deux fauteuils, taillés chacun dans un roc coloré, se faisaient face. Ils étaient séparés d’un cube de marbre gravé qui faisait figure de table. Le revêtement supérieur était constitué d’un film interactif où s'animait le logo des Compagnies Spéciales de Sécurité. Aussitôt la porte refermée, les plinthes se tintèrent de violet, signalant que la pièce était désormais électroniquement isolée du reste du bâtiment. Rien de ce qui se dirait ici ne pouvait être capté ou entendu depuis l’extérieur.

 Rainier VI lui tendit la main, gardant l’autre dans le dos. La poigne était franche, vigoureuse, le regard direct. Pénétrant.

 — Médiateur Dimitri Lorcan, beaucoup de personnes sur le Rocher tressent vos louanges. Il semble que vous soyez l’homme de la situation.

 — Votre Altesse, s’inclina légèrement Dimitri, je suis à votre service ainsi qu’à celui de la principauté et de ses résidents.

 — Vous avez fait de l’excellent travail hier, avec Charlène Ambrose. Avec discrétion et tact.

 — C’est Charlène Paolini, non ?

 — Plus maintenant. Par décision express, elle a retrouvé, ainsi que ses enfants, son nom de jeune fille. Si vous l’aviez expulsée, elle et sa famille, cela nous aurait mis dans une position délicate. Mais ce n’est pas pour cela que je vous ai convoqué, surtout en ce jour.

 Était-ce donc si grave ?

 Le prince marqua une pause, sembla fouiller dans son âme avec ses yeux de rapace. Comme s’il l’évaluait.

 — Dans cette affaire, je vous demande d’être ma voix, en lien avec le service étranger.

 — Le service étranger ? s’étonna Dimitri.

 — Vous partez pour l’Himalaya, séance tenante. Un Falcon HX vous attend à Fontvieille et le sergent Devrey, de la Compagnie Spéciale Blanc-Rouge, vous accompagne.

 — L’Himalaya ? C’est qu’aujourd’hui…

 Rainier VI esquissa un sourire :

 — Votre absence sera certes remarquée, mais le Palais a préparé un communiqué vous excusant.

 — Pourrais-je au moins passer chez moi pour me changer ?

 — Je crains que non. Le temps est un facteur clef dans cette affaire. Des effets adaptés au climat local et à vos mensurations ont déjà été transférés à bord. Ils devraient convenir.

Quelqu’un doit être mort… imagina alors Dimitri qui s’en voulut aussitôt d’avoir eu une pensée aussi honteuse. Le Prince sembla capable de lire dans son esprit en cet instant.

 — Si vous vous figurez qu’une personne a perdu la vie, rien n’a été formellement établi, mais nous ne pouvons pas écarter la possibilité.

 En l’espèce, il n’avait rien dit. Juste pensé. Dimitri déglutit. La gorge soudain très sèche.

 — Connaissez-vous Élise Baréomo ?

 — Je crois savoir que c’est l’une de vos cousines.

 — En effet. Élise et son mari sont… adeptes des sports de haute montagne. Entre autres choses. Ils aiment escalader des tas de cailloux, tout cela pour en redescendre… Si vous pouvez le comprendre, tant mieux ! L’alter de cette tête brûlée a cessé d’émettre il y a quatre heures de cela. Nous sommes sans nouvelles de son mari et des membres de leur expédition. Je vous envoie donc en urgence sur place. Je vous nomme représentant de la principauté de Grand Monaco au Népal, où nous n’avons pas d’ambassade ni de représentation. Je vous demande de faire la lumière sur la situation de ma cousine et de me rendre compte. Personnellement, ajouta-t-il en lui tendant une bague. Ceci vous donne accès à notre Turing de dernière génération, Grâce Kelly. N’hésitez pas à la solliciter, lui poser des questions et elle vous mettra directement en communication avec moi via une liaison sécurisée. Je dois savoir ce qu’il s’est passé dans ces fichues montagnes.

 Un nouveau 5 mai 2049 était la hantise du Rocher. La disparition d’un membre de la famille en ce jour, fût-elle une cousine, aurait un retentissement certain. Elle raviverait de douloureuses blessures en plus d’adresser un mauvais signal en ternissant la supposée image idyllique de dragon économique et politique de la principauté.

 Dimitri hocha la tête, conscient des enjeux.

 — Bien, Votre Altesse, répondit-il gravement. Je remplirai ma mission.

 Le prince sembla hésiter. Ses yeux se plissèrent comme s’il cherchait à déterminer à quel point il pouvait lui accorder sa confiance.

 — Lorcan, dit-il alors, il est possible que... – il se racla la gorge. J’aimerais savoir s’il est de l’ordre du possible que ma cousine ait été… Que tout cela ne soit pas qu’un accident. Vous voyez ?

Non.

 — Me demandez-vous d’enquêter ? D’interroger son mari en ce sens ?

En admettant que ce dernier ne m’envoie pas paître. Ce que je ferais sans doute à sa place.

 — Je vous le demande. En effet. Nous devons être sûrs, vous le comprenez. Je veux la vérité.

 Dimitri hocha la tête.

 — Alors, il en sera ainsi, Votre Altesse.

 — Et cela doit rester entre vous et moi. Personne d’autre ne doit être mis dans la boucle.

 — Il va de soi.

 Le médiateur se retira en sueur du salon puis retrouva le sergent Devrey qui l'attendait dans le couloir. Il la suivit machinalement, l’esprit encore emplit des paroles du prince. Il est inquiet. Non. Il est furieux.

 Comme pouvait bien évidemment l’être un proche pour l’un des membres de sa famille. Il lui confiait en tout cas une mission de la plus haute importance. En longeant ces coursives bétonnées chichement éclairées, il sentait déjà le poids de la responsabilité sur ses épaules. Que se passerait-il s’il rapportait une mauvaise nouvelle ?

 — Par ici, monsieur, lui dit Devrey en tenant une porte de l’autre côté de laquelle les attendait un véhicule avec chauffeur. La carrosserie était frappée cette fois du logo des Compagnies Spéciales. Fini la discrétion, il se trouvait embarqué dans une mission officielle.

 En route pour l’Himalaya.

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