Emma Ambrose - mai 2102

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 Le trajet de retour à la villa se déroula dans une ambiance de guerre froide. Le majordome en costume qui m’avait ramassée dans la rue ne décrocha pas un mot. Il n’était pas plus majordome que moi bonne sœur. Clarisse brillait également par sa discrétion : pas de conseils ni de suggestions de sa part. Le Turing se contentait de piloter le véhicule jusqu’au bercail. Je reconnus les grilles en fer de l’entrée. Je vivais ce retour à la case départ comme un piteux échec. Une faillite personnelle.

 La Mazer s’arrêta devant le porche, les portières papillon se levèrent dans une incitation à prendre mon envol que sur l'instant, je trouvai très métaphorique. Mais je restai immobile. Que se passerait-il si je refusais d’obéir à cet homme ? Il possédait une arme et ne s’en était pas caché. Une arme, avais-je appris, ne faisait pas tout. Il ne faisait cependant aucun doute dans mon esprit qu’il savait s’en servir. Pour l’heure, l’homme demeura impassible, la bouche réduite à un trait sur son visage de marbre. Ce fut à peine s’il sourcilla devant ma rébellion silencieuse. Il ne semblait pas nerveux, ne transpirait pas. J’avais presque envie de pincer sa chair pour être certaine qu’elle n’était pas en silicone. J’eus le sentiment que tout cela lui était familier, qu’Emma Ambrose n’en était pas à sa première escapade ni son premier affront. Qui que fût cette demoiselle, elle commençait à me plaire. Je glissai finalement mes jambes hors de l’habitacle.

 La porte d’entrée de la villa s’ouvrit avant que je l’atteigne :

 — Emma !

 Deux jeunes femmes se précipitèrent vers moi pour m’étreindre. J’en restai pétrifiée sur place, ne sachant que faire ni de quelle manière réagir. En un claquement de doigts, je passais du silence à la cacophonie, de la glace à la chaleur. Rires et sourires, regards bienveillants. Elles me prirent par la main et m’entraînèrent à l’intérieur. Nous traversâmes le couloir principal, la cuisine. La baie vitrée coulissa dans un léger chuintement sur notre passage et je me retrouvai sur la terrasse, aussi grande qu’un quai de gare. Elles ne cessaient de s’esclaffer, de me parler, de critiquer ma tenue, de la chaleur accablante à l’extérieur, de ce que j’étais partie faire dehors. Je m’arrêtai soudain, déjà épuisée par leurs palabres.

 — Stop ! m’écriai-je pour mettre fin à ce tourbillon sur un ton qu’elles n’avaient peut-être pas l’habitude d’entendre.

 Toutes deux portaient des jupes vaporeuses laissant entrevoir leurs cuisses fuselées, des hauts cintrés soulignant leurs lignes parfaites. À rendre jalouse la femme dans la quarantaine que j’étais. Enfin, habitant pour l’heure dans le corps de la jeune Emma Ambrose, je leur donnais certainement le change.

 — Qu’est-ce qu’il t’arrive ? s’inquiéta la première. Jay a dit que tu avais encore abusé avec le rêve bleu.

 Ses cheveux bouclés captaient divinement la lumière, renforçant son aura d’innocence. Avec sa peau sombre et satinée, ses lèvres pulpeuses moyen-orientales, son nez légèrement plat, ses yeux noisette en amandes et son sourire désarmant, elle semblait sortir tout droit du showroom 3D d’une maison de haute couture. J’eus immédiatement l’impression qu’elle se donnait de feux airs d’ingénue. Ses prunelles brillaient d’une intelligence qu’elle tenait peut-être à dissimuler.

 La seconde fille était une rousse sculpturale à la chevelure lisse portée en carré. Sportive, longiligne, plus grande que moi. Sa tenue semi-transparente en dessous du nombril libérait le dos jusqu’au-dessus des fesses rebondies. Son string de couleur foncé se devinait facilement. Le tout oscillait entre l’élégance sexy et le porno chic provocant. Ses yeux pétillaient d’un vert émeraude intense. Ses lèvres pleines s’étirèrent quand elle se rendit compte que je la dévisageais.

 — On dirait que c’est la première fois que tu me voies. T’as dû sacrément dépasser la dose.

 — Pourtant, elle n’a pas l’air shootée, observa la première.

 En une fraction de seconde, j’assemblai les éléments sous mon nez depuis ma réincarnation miraculeuse. Les vêtements sexy dans le dressing, la chambre, la grande maison, le porte-flingue et maintenant ces deux magnifiques vestales qui partageaient cette villa avec Emma Ambrose. Je devinai à présent ce qu’elle faisait dans la vie. Aisément. Au point de sentir les nœuds en train d’essorer mon estomac.

 — Bordel, grommelai-je, qu’est-ce que je fiche ici ? Vous êtes Bethany et Sun ?

 — Là, je crois qu’elle déraille complètement, dit la rousse sur un ton alarmé.

 — Elle doit être en train d’atterrir. Comme la dernière fois. On ferait mieux de la monter à sa chambre.

 Pendant que je me laissai conduire à l’étage, les questions fusaient, la colère enflait au fond de mes tripes. Qu’est-ce qu’Emma fichait dans ce lupanar de luxe ?

 Je n’ignorai pas que de tels endroits existaient. Tout le monde était au courant. Il m’était arrivé de croiser et de converser avec quelques-unes de ses femmes de compagnie aux bras des personnalités, des individus de haut rang et des relations d’affaires lors de soirées données sous le dôme ou au Rocher. Enfin, à une époque. Ces dames, souvent cultivées, étaient des accessoires avec lesquels aimaient parader ces messieurs afin de susciter l’envie ou la jalousie de leurs pairs. Élie et moi, nous avions pris de la distance avec ces pratiques et j’avais fini par donner comme instruction à notre Turing de décliner automatiquement les invitations mondaines, celles des organisations de charités et des innombrables associations chargées de récolter des fonds pour une cause ou une autre. Les occasions ne manquaient pas d’étaler richesse, paillettes et toilettes.

 Les deux filles m’allongèrent sur le lit. Elles se montrèrent très inquiètes, me touchèrent le front, palpèrent mes bras, mes mains, comme l’auraient fait des amies de longue date. La blonde enfila le bracelet alter à mon poignet et sollicita Clarisse à propos de ma santé. Le Turing confirma ce que je savais déjà. J’allais bien. Physiquement. Mentalement, j’étais plus proche de l’état de choc que de l’état de légume post prise de drogue.

 — Tu dois te reposer, me dirent-elles avec des regards compatissants.

 J’hochai la tête et les remerciai, en espérant qu’elles ne restent pas ici. J’eus immédiatement envie de vomir. Je refoulai cependant la bile qui me brûla l’œsophage.

 Je restai allongée pendant un bon moment, habitée par le désir de retourner dans le tunnel bleu et de choisir un autre trou. Comment une jeune femme si belle pouvait-elle tomber aussi bas ? Que lui était-il arrivé ? Et pourquoi elle ? Pourquoi me retrouvais-je soudainement à sa place, dans sa vie ? Je pensai alors au mot sur la carte : non, cette nouvelle existence ne me plaisait pas. Elle me faisait de plus en plus horreur.

 Ces filles, elles avaient l’air sympa. Pourquoi se faisaient-elles autant de mal ? Soyun, la rousse sportive, et Livie, la cérébrale ingénue. C’étaient les prénoms de mes meilleures amies, appris-je après avoir simplement interrogé le Turing à leur sujet. Des tas de questions me tourmentaient, comme des nuées de moucherons dont on ne parvient pas à se défaire. Elles tournaient dans mes pensées au point de m’en rendre malade. Je me redressai sur les coudes, incapable de trouver le repos.

 Je devais réfléchir à autre chose et sans doute cesser de fuir.

 — Clarisse, à qui appartient cette villa ? Qu’est-ce que tu peux m’en dire ?

 — Elle a été imprimée en 2084 par Mascially Estates Properties pour le compte de Riviera Estates qui l’a vendu à une SCI au nom de Monsieur et Madame Léonel Paolini, puis cédée, après liquidation, à une société de services Universal Med Trade basée à Malte.

 Autrement, le dernier acheteur se dissimulait derrière une cascade d’entreprises ou de boîtes à lettres. Une spécialité maltaise, raison pour laquelle de nombreux Européens, désireux d’échapper à la surimposition en vigueur dans leurs pays respectifs, y faisaient gérer leurs comptes secondaires. Problème qui n’existait évidemment pas à Grand Monaco, du moins pour les nationaux et les résidents spéciaux, exemptés de taxes.

 La villa de luxe comprenait six chambres, quatre salles de bain, trois salons, deux patios, une cuisine, deux garages abritant deux Mazer et un mini van Vekka, deux terrasses dont une avec une piscine semi-couverte. Autonome grâce à ses cellules ES rechargées par un toit habillé d'ardoises solaires multicouches, elle bénéficiait des derniers raffinements en matière de génie environnemental : climatisation à ambiances, synthébéton brumisateur, volets anti-chaleur, fenêtres en verracier à refroidissement dynamique, murs respirants...

 Je demandai à Clarisse d’interrompre cet inventaire de catalogue d’agent immobilier.

 — Qui est Jay ?

 — Jay est employé en tant que concierge.

 J’arquai un sourcil :

 — Concierge ?

 — Il veille sur vous, sur vos besoins, supervise l'intendance générale de la maison. Il vous accompagne lors de vos sorties sous contrat.

 Depuis quand les concierges portaient-ils des armes ?

 — Tu peux préciser « sorties sous contrat » ?

 — Désolée, Emma, je n’ai pas connaissance de ces détails. Mais, je suis certaine que tu sais de quoi il s’agit. J’ai enregistré trente-sept soirées sur ton planning au cours des deux derniers mois. J’en déduis que ta compagnie est appréciée.

Emma ne chôme pas !

 Je demandai évidemment à accéder à mon agenda sur-le-champ, ce que la Turing m’accorda sans la moindre réserve. Une partie du miroir de la coiffeuse s’illumina pour afficher un calendrier aux cases lumineuses. Je fis défiler les pages remplies d’horaires, d’adresses, mais aucun nom n’y figurait.

 — Depuis combien de temps je suis ici ?

 — Trois ans, deux mois et cinq jours.

Trois ans !

 Lorsque je fermai les yeux, de multiples images m’assaillirent, dont celle d’une magnifique femme que d’élégants hommes en costume sur mesure ou en smoking dévisageaient de haut en bas avec des arrière-pensées. Ces regards, je les connaissais.

 — Merde… grommelai-je. Qu’a-t-elle bien pu faire pour en arriver là ?

 Il était peut-être temps que je parte plus sérieusement à la chasse aux informations au lieu de les picorer en fonction des évènements. Je trouvai en la Turing une source de renseignements fiables sur la maisonnée.

 — Clarisse, parle-moi de la vie à villa.

 — Bien sûr. Que voulez-vous savoir ?

 — Tout. Les rôles de chacun, par exemple.

 Actuellement, trois femmes de compagnie – selon le terme consacré – y habitaient depuis plusieurs mois. Emma, Livie et Soyun. Jay était le majordome, ce qui n’était sans doute qu’une couverture déguisant sa véritable fonction. Deux autres femmes, plus âgées, Sun et Bethany, se chargeaient de l’intendance de la maison. Leurs attributions allaient de la nourriture à la préparation des tenues vestimentaires, uniquement du sur mesure, des créations de couturiers, surtout des Milanais, très prisés au Dôme. L’alimentation était contrôlée. Sans toutefois être astreintes au régime, les filles étaient pesées toutes les semaines. Elles recevaient également la visite d’un médecin tous les quinze jours. Il ne s’agirait pas que l’une d’elles contamine un client. Plusieurs pandémies avaient déferlé sur le vieux continent durant la décennie terrible. En fait, ce lieu ne ressemblait en rien à l’image que d'aucuns auraient pu s’en faire connaissant les activités des jeunes femmes. Tout était… chic, calibré. Dispendieux.

 — Qui paie pour ça ? Qui sont les clients ? demandai-je alors au Turing.

 — Je suis désolée, Emma, je ne puis accéder à votre requête.

 Évidemment. S’il arrivait quelque chose, que l’une des filles disparaissait ou perdaient la vie, Clarisse ne fournirait aucune information à même de compromettre le business.

 Je descendis à la cuisine dix minutes plus tard, après un rapide passage à la salle d’eau pour me rincer le visage et me redonner un peu de consistance. L’esprit bouillonnant, je m’assis à la grande table en carbone de la salle à manger, sous le regard intrigué de mes colocataires. Je leur souris, comme si tout allait bien. Je soulevai la cloche de la pièce de vaisselle en porcelaine, libérant les senteurs des mets imprimés, des œufs, quelques légumes verts et une portion de viande blanche – de la volaille, me sembla-t-il –, le tout relevé par une pincée d’épices. L’imprimante alimentaire de chez Food Factory confectionnait des plats avec des ingrédients premium, je ne doutai pas de la qualité du contenu de mon assiette. Cependant, je n’avais pas très faim.

 Soyun et Livie me dévisagèrent.

 — Est-ce que ça va ? questionna Livie, l’ingénue.

 — Mieux, répondis-je en piquant quelques haricots transgéniques avec la pointe de ma fourchette.

 — Tu devrais y aller mollo sur le rêve bleu. Cela finira par te porter préjudice, sans parler des conséquences sur ta santé.

 — Ouais. Je vous remercie d’avoir pris soin de moi.

 — Nous sommes là pour ça, lui sourit Livie. Tu sais que tu peux compter sur nous. Solidaires, tu te souviens ?

 — Solidaires, répétai-je en ignorant à quoi elle faisait référence. Mais cela n’avait pas d’importance.

 — Tu ne t’es pas préparée ? me demanda alors Soyun.

 J’arquai un sourcil :

 — Préparée ? Pourquoi ?

Pour qui ? aurait été, en l’occurrence, une question plus pertinente. Puis je remarquai un détail : les deux filles portaient des robes de cocktail, des traits de maquillage soulignaient leurs yeux, leurs pommettes et la courbure de leurs lèvres.

 — Nous accueillons un hôte, ce soir. Nous devons être apprêtées. C’est la règle.

 Cela sonnait mieux que « client », mais ça n’occultait en rien la répugnante réalité qui se profilait derrière le vocabulaire aseptisé.

 — Qui recevons-nous ?

 À leurs mines, je compris qu’elles ne le savaient pas. Soit elles s’en fichaient, soit l’information ne leur était pas communiquée.

 — Qu’est-ce que ça peut faire ? dit Soyun. De toute façon, six fois sur dix, c’est toi qu’ils choisissent.

 Le regard de la rousse, souligné par un trait de mascara bleu, se fit flamboyant.

 — Je ne vais certes pas m’en plaindre, mais ça me fait chier que la prime nous passe aussi souvent sous le nez. Sans parler des pourboires.

Une prime ? J’en restai comme deux ronds de flanc.

 — C’est vrai qu’ils préfèrent ta douceur, gloussa Livie, histoire de détendre l’atmosphère.

 — C’est surtout son cul, qu’ils adorent…

 J’esquissai un sourire hésitant, ne sachant que répondre à cela. Je plongeai mon regard dans une assiette qui me faisait de moins en moins envie. Mon estomac, trop noué pour ingurgiter la moindre nourriture, ressemblait à un bloc de pierre. Je déposai les couverts.

 — Tu dois te préparer, lui rappela Livie.

 Visiblement, je n’avais pas le choix. Ce rituel s’inscrivait dans les règles du lupanar, mais je tentai quand même de m’y soustraire. Au moins pour cette première fois.

 — Je… ne me sens pas très bien, en fait.

 — Tu sais bien que Jay fera venir le médecin, si ce dernier constate que tu n’es pas malade, ils te sucreront une partie de ton salaire. Ce fric, c’est la seule raison pour laquelle nous sommes ici. Enfin, ça et les fringues de dingue. Et les soirées.

 J’avais déjà tout ça dans ma vie d’avant, l’argent, les vêtements, la villa, les sorties... Ce genre de considération matérielle ne m’atteignait pas vraiment, ce qui était sans doute le propre des personnes qui n’en avait jamais manqué. Ce qui ne paraissait pas être leur cas. D’où venaient Livie et Soyun ? Quelle était leur histoire ?

 — Ils pourraient te jeter dans un train pour Nice, dit la sculpturale rousse sur un ton dont je me demandai s'il était réjoui ou menaçant. Surtout si tu te défonces encore au rêve bleu. Tu devrais faire attention, Emma. Hors de la Principauté, c’est pire que tout, crois-moi. Nous sommes correctement traitées ici, alors ne gâche pas tout.

 — Bien, déclarai-je pour couper court d’une voix sèche, je monte me préparer dans ce cas.


 De retour dans la chambre, je demandai à Clarisse ce qu’Emma avait l’habitude de porter lors de ses rendez-vous. Le miroir de la coiffeuse s’illumina, la femme dans la quarantaine que j’étais piqua un fard en visant les tenues osées, échancrées, mais, reconnus-je, qui lui allaient superbement. Où étaient mes vingt ans ? me dis-je alors.

 Je me rendis dans le dressing pour choisir une mise plus sage, certes un peu ouverte sur le devant pour donner le change, mais certainement pas jusqu’au nombril. La jupe descendait à mi-cuisseJ. ’enfilai une paire d’escarpins que j’estimai suffisamment hauts pour ne pas souffrir de vertige, d’autant que je n’avais pas envie de me faire une cheville ni d’être « l'heureuse élue » ce soir. Encore moins d’encaisser une prime pour cela.

 Je déglutis. Qui sélectionnait et envoyait les « hôtes » ? Le Turing ne possédait vraisemblablement pas l’information. Je lui posais néanmoins la question et Clarisse me répondit qu’elle n’avait pas accès à ces renseignements. Devant le miroir, je rehaussai légèrement mon teint et soulignai d’un trait sage la base de mes yeux. Enfin, de ceux d’Emma. La belle n’avait cependant pas besoin de tels artifices, elle incarnait naturellement l’élégance, la grâce, attirant le regard des hommes qui la choisissaient sans doute pour cette raison. Même en enfilant une robe grossièrement confectionnée avec de la toile de jute, Emma aurait tapé dans l’œil d’un hôte.

 Je soupirai. J’explorai les tiroirs de la coiffeuse et tombai sur une boîte de médicaments, sans étiquette. Les pilules, au nombre de douze, arboraient une coloration bleue. L’espace d’une fraction de seconde, je songeai que cela pourrait être une échappatoire facile. Peut-être que je retournerai dans cet univers à trous pour choisir un autre passage.

Ma famille est ici, ma place est ici, me dis-je alors. Évidemment pas dans cette maison, mais je n’imaginais pas être revenue d’entre les mortes uniquement pour jouer les poules de luxe. Cela n’avait pas de sens. Il devait exister une raison valable, essentielle ou vitale. Je me levai de la chaise, m’inspectai une dernière fois : très sexy, sans excès, ni provocation ni vulgarité. Élie aurait certainement apprécié.

 Je redescendis avec la ferme intention de ne pas finir entre les pattes d’un hôte que mon esprit dépeignit sournois, retors, pervers… D’autres qualificatifs peu flatteurs fusèrent tandis que je rendais dans le salon principal. Soyun et Livie s’y trouvaient déjà.

 La blonde ingénue plissa les yeux en me découvrant. Soyun esquissa un sourire. Je m’attendais à une remarque de sa part sur mes choix vestimentaires qui, en théorie, ne collaient pas exactement avec l’extravagance que j’avais pu entrevoir de l’image plutôt sulfureuse d’Emma. Mais elle n’en dit rien.

 Je manquai de sursauter lorsque Jay effectua son entrée. Sa présence, à ce moment précis, visait à vérifier que tout était en ordre pour recevoir l’hôte. Que nous étions toutes au diapason, pimpantes, fraîches, prêtes à être offertes en pâture. Je me retrouvai donc alignée avec mes deux camarades au milieu de la pièce. Après avoir examiné avec le sourire Soyun et Livie, le pseudo majordome s’attarda sur ma mise sans toutefois esquisser la moindre remarque.

 — L’hôte arrive dans cinq minutes, dit-il alors. C’est un habitué qui fréquente d’autres maisons, mais il veut changer d’air. C’est la première fois qu’il vient ici. Soyez sages avec lui. S’il s’écarte des règles établies, vous connaissez la procédure, mais je ne m’attends pas à des problèmes avec lui. C’est un type cool.

Un type cool.

 Sûrement marié, probablement avec des gosses, et qui s'acoquine dans ce lupanar. Pour assouvir des besoins particuliers ? Des pulsions ? Pour pimenter sa vie ? Parce qu’il s’est lassé de sa femme ? En réalité, les excuses ne manquaient pas. Elles ne manquaient jamais. Grand Monaco concentrait un large éventail de personnages de ce genre, que la richesse rendait également imbus, parfois au point d’en être insupportable. Rien ne m’avait cependant préparé à ce qui était en chemin, car ce type cool, je le connaissais. De ma vie d’avant.

 Federico Simoni avait pris un sérieux coup de vieux, découvris-je, sous le choc. Ses cheveux que j’avais connus sauvages et bruns avant de partir à la conquête de l’Annapurna étaient devenus gris, presque blancs. Son visage était gonflé comme s’il avait attrapé une sorte de malaria. Les yeux écarquillés, je me retins pour ne pas échapper son nom. Sa bedaine tendait le tissu de sa chemise en soie sous sa veste de costume taillée un peu trop large, sûrement pour la dissimuler. Sportif accompli, quinze ans auparavant en tout cas, Simoni semblait s’être… laissé vivre, comme on dit. Mais pouvait-on changer physiquement à ce point ?

 Il retira sa veste, la jeta négligemment sur l’un des fauteuils puis alla se servir au bar comme s’il se trouvait dans son propre salon, sous l'œil impassible de Jay, posté dans un coin de la pièce. Il avala son premier verre d’un trait, puis il nous regarda. Il nous reluqua plutôt.

 — Bonté divine, déclara-t-il, en voilà de bien belles gazelles ! C’est quoi vos noms, mes jolies ?

 — Livie, commença l’ingénue tout en esquissant un pas en avant.

 — Soyun, suivit la rousse.

 Les yeux de Simoni étincelèrent quand il détailla son anatomie sculpturale. Soyun était en effet spectaculaire, flamboyante. Elle lui plaisait, lus-je dans son regard.

 Federico et moi on se connaissait depuis des années. Nous nous étions rencontrés à Marina di campo, sur l’île d’Elbe où une partie de la famille princière, surtout les héritiers potentiels, avaient été mis en sécurité durant la période trouble.

 — Et toi, beauté ? me lança-t-il.

 Je tressaillis. La lèvre tremblante , je ne parvins pas à articuler mon nom. Je faillis lui répondre par Élise.

 — Eh bien, ne sois pas timide…

 — Emma.

 — Emma, me sourit-il, t’es super canon ? Vous l’êtes toutes les trois. Et moi, j’ai super besoin d’attention.

 Apparemment ce devait être une sorte de code, parce que Livie et Soyun marchèrent vers lui, glissèrent leurs mains sur ses bras, ses épaules, son dos tout en gloussant et en l’amenant vers le sofa où elles s’assirent, en gloussant à ses compliments sur leurs plastiques ainsi qu’à ses blagues douteuses.

 Quant à moi, j’étais tétanisée. Perdue. Depuis son poste d’observation, Jay me jeta un regard appuyé, l’air de me dire : mets-toi au travail.

 Je pris sur moi et m’élançai à mon tour. L’hôte me darda de son œil torve en me détaillant de la tête au pied.

 — Emma… souffla-t-il. Cet endroit cache une véritable perle. Approche mon p’tit.

 La bouche de Soyun se gauchit légèrement. Livie continuait à caresser le torse de Federico. Je ne pensai qu’à l’épouse de Simoni. Une amie. Les images de leur mariage me revinrent. Celles de la naissance de leurs jumeaux.

 — Fais un tour sur toi-même, m’ordonna-t-il.

 Je m’exécutai, fis virevolter ma jupe, plus que je ne l’aurais voulu.

 — Bon Dieu, lâcha-t-il, où est-ce qu’Arnaud a pu dégoter un lot pareil ? Dans un de ces taudis de l’Est, je parie. C’est de là que tu viens ?

 Je secouai la tête.

 — Allons, ne sois pas si timide. Je ne vais pas te manger. Enfin, façon de parler. T’es franchement à croquer. T’as quel âge ?

 — Quar… Vingt et un.

 — Et vous deux, demanda Simoni aux deux vestales qui ne cessaient de le caresser.

 Soyun avait vingt-deux ans. Elle venait d’Irlande, pays consacré nouvelle station balnéaire de l’Europe. Livie, vingt ans, avait vécu dans un bouge perdu au fin fond de la Roumanie.

 Simoni embrassa cette dernière. Avec un empressement tel que j’eus l’impression qu’il allait engloutir la bouche de la gamine. Puis, il réitéra avec la rousse qui mit beaucoup d’ardeur à l’ouvrage pour répondre à ses désirs. Quand elle eut fini, elle passa sa langue sur ses lèvres avec un sourire provocant et gourmand.

 — Et toi, Emma. Comment tu embrasses ? Il parait qu’on peut deviner si une femme suce bien à la manière dont elle embrasse.

 Ce fut à ce moment-là que je me tordis la cheville, estomaquée et désarçonnée par tant de grossièreté de la part cet homme que je croyais connaître. Mes jambes défaillirent et sur des talons aiguilles, n ufaux pas ne pardonnait pas.

 Je m’effondrai dans un cri de douleur.

 Jay et Livie se précipitèrent aussitôt. Soyun alla chercher de la glace dans la cuisine tandis que je ruinai mon maquillage avec des pleurs. En partie feints. Je m’étais déjà fait plus mal que cela, quand j’étais sur l’Annapurna.

 — Ça va ? s’enquit le majordome.

 Je secouai la tête en me mordant la lèvre. Quant à Simoni, il s’était déjà servi un nouveau verre. Jay lui annonça que j’étais hors service pour la soirée et qu’il serait dédommagé du tiers du montant qu’il avait payé pour la prestation.

 — Bon, lâcha-t-il avec une pointe de déception dans la voix, on dirait que je ne vais baiser qu’avec deux d’entre vous ce soir… C’est pas de veine, elle a un corps à damné un saint la petite Emma !

 Dans ma vie précédente, je lui aurais certainement craché à la figure. Pour beaucoup moins que cela.

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