Emma Ambrose - Infraction

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 Je me réveillai au milieu de la mini serre tropicale, ressuscitée par une énergie nouvelle que m’insufflait une conviction profonde : je devais rentrer chez moi. Dans ma véritable maison. Celle où j’avais élevé nos enfants. Où Élie et moi avions passé nos plus belles années.

 Peu m’importaient la menace, les pressions, ces mots anonymes sur la carte. Peu m’importait qui j’étais à cet instant, je ne resterai pas coupé des miens plus longtemps. En me relevant, je regardai ma nuisette, mes pantoufles. Impossible de sortir dans cet accoutrement. Je quittai le décor végétal puis je remontai à la chambre.

 En découvrant le dressing, à rendre jalouse la princesse consors elle-même, je me demandai quel genre de femme était Emma Ambrose. Sublime, comme j’avais pu m’en rendre compte devant le miroir. Amatrice de jupes courtes, de robes de soirée sexy, de talons et de lingerie, devinai-je en longeant les étagères chargées de vêtements de luxe, pour certains, de créateurs. Dos échancrés, hauts décolletées – parfois plus que de raison – ces mises visaient toutes le même objectif : attirer le regard, susciter le désir. Je m’arrêtai devant une robe bustier que je détachai de son cintre pour la plaquer contre ce corps qui n’était pas le mien. Mais qui se coulerait divinement dans ce tissu et cette dentelle d’une qualité admirable. Élie aurait adoré

 Ce n’était certainement pas une bonne idée si je voulais passer inaperçue. Sur l’une des étagères du fond, je dénichai un vieux jeans sur une pile, des tennis et un tee-shirt qui aurait pu appartenir à l’une de mes filles. Cela ferait parfaitement l’affaire. J’optai également pour une veste en lin et des lunettes de soleil. Devant le miroir, je ramenai la chevelure aussi douce que de la soie en une queue de cheval plus sage ; les mèches ébène coulaient entre mes doigts. Emma Ambrose devait dépenser une fortune en soins capillaires. Je trouvai un anneau sur la coiffeuse et, tandis que j’attachai les cheveux, je m’arrêtai sur un post-it : « Demander à Clarisse », suivi d’une référence mêlant chiffres et lettres. Qui était Clarisse ? Le Turing d’Emma ?

 — Clarisse ! m’exclamai-je pour le vérifier.

 — Oui, madame.

 Quelle que puisse être la menace sur ce bout de papier et puisque j’étais déjà morte, j’estimai n’avoir rien à perdre. Bien, me dis-je avant d’enchaîner d’une voix satisfaite.

 — Sort la voiture, s’il te plait. Je dois aller…

 Était-ce prudent d’indiquer ma destination ?

 —… faire quelques achats.

 — Tout de suite, madame.

 Je lorgnai un court instant vers le bracelet alter d’Emma, posé négligemment sur sa boîte à bijoux. En le glissant à mon poignet, il me connecterait aux réseaux, au MoNeT ainsi qu’au Turing.

Ce n’est pas une bonne idée, me répétai-je.

 Beaucoup de personnes, des nationaux pour l’essentiel, se faisaient implanter un alter. J’avais toujours refusé de ligoter mon âme à la machine. Bien sûr, ce lien permanent apportait des avantages, un confort indéniable pour tout un tas de choses. Et dans le fond, j'appréciai la disponibilité et les facilités offertes par un Turing. Je décidai de laisser le bracelet.

 Ne voulant pas attirer l’attention du majordome, je quittai la chambre sans tarder, j’empruntai le couloir en marchant sur la pointe des pieds. Les escaliers furtivement dévalés, je gagnai la porte d’entrée après avoir coupé le demi-cercle de sculptures dressées, telles des sentinelles, au milieu du hall. Sans un bruit, je pris la tangente.

 Un soleil de plomb surchauffait l’atmosphère extérieure. Cette chaleur accablante, exceptionnelle au début du siècle, était devenue la norme depuis plusieurs décennies. Curieusement, j’eus l’impression de mieux la supporter. Emma Ambrose était plus jeune que moi, de vingt ans, avec un corps plus robuste. Je pressai le pas vers la Mazer dont la porte arrière était ouverte ; je m’engouffrai à l’intérieur de l’habitacle climatisé où je fus accueilli par le Turing.

 — Vous ne portez pas votre alter, me dit-elle. Il est recommandé de maintenir notre lien afin de vous garantir un service optimal.

 — Merci Clarisse, j’en prends bonne note. J’ai… la peau irritée.

 — Dois-je vous réserver un créneau au cabinet médical ?

 — Non. C’est inutile.

 — Très bien. Notre place de parking est commandée et la route jusqu’à Monaco-Dôme est dégagée. Il y a peu de trafic sur l’autoroute à grande vitesse à cette heure, annonça Clarisse.

 Les moteurs électriques propulsèrent aussitôt le véhicule sur l’allée. Les suspensions intelligentes compensèrent les imperfections du gravier. J’eus l’impression de me déplacer sur un coussin d’air, de flotter au-dessus du chemin.

 — Est-ce que nous pourrions faire un détour ? demandai-je.

 — Je peux reprogrammer l’itinéraire si vous le désirez. Quelle destination ?

 J’éprouvai la même hésitation qu’avant de quitter la chambre.

 — Ne pourrait-on pas rouler, tout simplement ? Vers le cap d’Ail.

 — Bien sûr.

 Le parebrise afficha un nouveau trajet qui passait à proximité de ma maison, ce qui me convenait. Je donnai mon aval tandis que la berline franchissait le portail d’entrée du domaine.

 La chaussée équipée d’un maillage électronique envoyait des informations sur l’état du revêtement, la température, le vent, les limitations de vitesse, le trafic devant et derrière nous. Clarisse se chargeait alors d’ajuster la conduite en conséquence. La route sinueuse épousait les flancs de la montagne surplombant une anse minérale.

 Les strates composées de villa-bulles, de résidences imprimées, de zones plantées de palmiers-sécheresses se succédaient les unes au-dessus des autres, ce qui n’était pas sans rappeler le paysage de rizières de l’Asie du Sud-Est. Aux croisements, des panneaux électroniques annonçaient les entrées de tunnels desservant des installations industrielles enterrées dans la montagne.

 Le relief de calanques avait été transformé sitôt la période de transition terminée, deux ans après l’annexion. Pendant plus d’une décennie, le cap d’Ail avait été percé de toutes parts, sa surface chamboulée, les anciens quartiers rasés, remplacés par de nouvelles constructions, des bâtiments bas, des villas, des parcs. Ce n’était d’ailleurs pas le seul endroit à avoir subi un remodelage complet. Le chantier du siècle se poursuivait plus loin, sur les contreforts d’Èzes et de Moyenne-Corniche. Enfin, c’était le cas quinze ans auparavant. Les travaux étaient probablement terminés depuis.

 La voiture se coula avec aisance dans les lacets, sans dévier d’un centimètre de la trajectoire prévue comme si elle se trouvait sur des rails. De l’autre côté de la bulle, le panorama n’avait pas fondamentalement changé. Je notais ici et là que des bosquets et des arbres avaient profité. Des maisons imprimées étaient sorties de terre tandis que d’autres, sûrement recyclées, avaient été effacées du paysage. Avant l’annexion, la zone très touristique comptait de nombreuses résidences secondaires, des hôtels, des complexes de vacances concentrés sur les cinq cents mètres à vol d’oiseau qui séparaient les flancs escarpés du bord de mer. Le nouveau plan d’urbanisation avait entraîné la disparition de près de quatre-vingts pour cent du foncier d’origine. Ainsi en avait voulu le prince Rainier IV quand il avait tracé, entouré de ses architectes, les grandes lignes du Grand Monaco. Le cap d’Ail avait été aéré, ouvert, tronçonné, horizontalement et verticalement en de généreuses parcelles réservées à la bourgeoisie monégasque, aux familles suffisamment riches pour vivre à Grand Monaco, à proximité du Dôme, l’épicentre économique et politique de la Principauté.

 En ce qui me concernait, j’avais toujours aimé cet endroit. La manière dont la mer découpait la terre entre le cap Rognoso et le cap Fleuri. Avec Élie et les enfants, nous empruntions régulièrement le sentier du littoral. La roche tombait sans transition dans les flots azur. Le minéral le disputait à l’élément liquide, des rochers isolés semblaient s’avancer crânement dans la mer comme pour la défier. Je jetai un œil sur le plan projeté sur le parebrise où un plot brillant matérialisait notre position. Mon cœur rata un battement. J’étais déjà si proche de chez moi.

 — Clarisse, dis-je alors d’une voix calme. Serait-il possible d’arrêter la voiture ?

 — Bien sûr. Y-a-t-il un problème ?

 — Non, je voudrai juste… marcher un peu.

 — En extérieur, des précautions concernant votre santé doivent être prises ainsi que le stipule votre contrat. Prenez de l’eau avec vous. Et munissez-vous de lunettes de soleil. Vous n’êtes pas sous le dôme, me rappela le Turing.

 De quel contrat me parlait-elle ? J’éludai la question, pressée de sortir. Excitée à l'idée de revoir ma maison. Mes enfants.

 Le couvercle de l’accoudoir central coulissa, révélant deux thermos en métal. Je saisis l’un des récipients, chaussai une monture siglée, enfilai un chapeau à bords larges puis la porte s’ouvrit. Le vent saharien assécha ma peau. Il ne me fallut que quelques secondes pour retrouver mes repères. Je me trouvai près du site de l’ancienne église du cap Fleuri. Pour dégager la vue, les architectes avaient déplacé l’édifice religieux, reconstruit pierre par pierre cent mètres plus haut. Un sentier traversait huit terrasses successives jusqu’à une voie de circulation. De l’autre côté, la zone avait été découpée en cinq domaines. Élie et moi, nous y jouissions d’un terrain de vingt mille mètres carrés sur lequel avait été imprimée notre villa de style italien.

 Marche après marche, mètre après mètre, mon pouls s'accélérait, mes pensées tourbillonnaient. Je me sentais curieusement forte, prête à relever le défi que m’imposait le destin. Élever des enfants était l’une des plus grandes joies de l’existence. Je ne me considérais pas comme une mère parfaite – qui pouvait prétendre à ce titre du reste ? –, mais j’aimais à croire que l’amour compensait les erreurs que j’avais pu commettre. Alors, je n’allais pas les laisser seuls.

 Au pied des terrasses, une promenade en arc de cercle marquait la frontière entre la montagne et le rivage. De l’autre côté du ruban de synthébéton décoré de motifs bleus d’inspiration polynésienne rappelant des animaux marins, le portail décoloré aimanta mon regard. Je l’avais connu en meilleur état. Élie l’avait fait repeindre deux mois auparavant par un robot que notre Turing avait loué auprès de la municipalité.

 Mais c’était il y avait quinze ans. Pas deux mois.

 Un doute affreux m’étreint : ma demeure était-elle encore habitée ? Nous appartenait-elle toujours ? La seule manière d’en avoir le cœur net était de traverser. À mi-chemin, je me figeai : des éclats de rire d’enfants semblaient provenir de la propriété. Jason, le petit dernier de la fratrie, avait cinq ans lorsqu’Élie et moi avons décidé de défier l’Annapurna.

 J’entendais clairement des rires de jeunes enfants. Et même les aboiements d’un chien. Emma, la plus grande, devait avoir la trentaine maintenant. Elle devait être… mère. Ce qui faisait de moi…

 Mes jambes devinrent cotonneuses. L’air sembla s'alourdir d'un coup.

 … une grand-mère.

 L’idée me choqua.

 À leurs âges, quinze années représentaient au moins la moitié de leurs existences, voire plus, passée sans leur mère. Ou bien, me rassurai-je, Élie avait vendu la propriété pour ne pas évoluer au milieu de souvenirs douloureux. Je pouvais le comprendre et je ne lui en voulais pas : j’aurais peut-être fait pareil. Je savais ce que c’était que de vivre dans un mémorial et je ne le souhaitais à personne.

 J’avançai vers le portail vermeil à la peinture par endroits écaillée. Il n’y avait pas de nom, ni de boîte à lettres depuis l’interruption du service du postal peu avant l’annexion. Des drones effectuaient les livraisons, les familles imprimaient leurs commandes à domicile, le courrier était géré par les alters couplés aux Turing. Rainier IV avait voulu une nation sans friction, bâtie sur le modèle estonien.

 À mesure que je m’approchai, je transpirai, je frissonnai, des bouffées échauffaient mon visage, le vent se faisait plus dense et ma vue se troubla étrangement, déformant les perspectives. La dernière fois que j’avais éprouvé une telle sensation, Élie et moi, nous étions ivres. Pas au point de chuter sur la chaussée cependant. Mes jambes défaillirent et je me retrouvai soudain étendue sur le sol. Je roulai de côté.

 — Qu’est-ce qu’il m’arrive ? articulai-je.

 Le ciel tournait. Les rares nuages s’enroulaient en une spirale, exactement comme le regard d’un dieu hypnotiseur. J’imaginai alors que ce dernier allait me renvoyer dans le cylindre bleu avec ces milliers d’ouvertures. Ou pire… J’avais enfreint la règle. Il me punissait. Avant même que j’aie pu dire au revoir à mes enfants.

 — Non, murmurai-je aux cieux avant de sombrer, je ne veux pas y retourner. Ne faites pas cela…

 Je me réveillai dans la Mazer en me demandant si je n’avais pas rêvé. Cauchemardé en l’occurrence. J’étais allongée sur la banquette, émergeant douloureusement d’un étrange brouillard, comme un lendemain de cuite. Sauf que je n’avais pas bu une goutte d’alcool. En face était assis le majordome, le dos tourné à la route. Je me redressai, dégluti. Il me tendit un thermos d’eau fraîche.

 — Vous ne devez plus faire ça, me dit-il alors.

 — Faire quoi ?

 — Sortir sans permission.

 Je fronçai les sourcils.

 — Suis-je… prisonnière ? Et qui êtes-vous d’abord ? Vous êtes avec eux ?

 Mes questions ne semblaient pas le moins du monde le perturber. Tiré à quatre épingles, le regard fixe, comme si ce n’était pas la première fois que cela se produisait.

 — En avez-vous repris ? me questionna-t-il en retour sur un ton suspicieux.

 — De quoi êtes-vous en train de me parler ?

 — Du rêve bleu. Je vous invite à relire votre contrat à ce sujet, mademoiselle Ambrose.

 — Bordel ! m’emportai-je alors. Cessez de m’appeler comme ça ! Je suis… Élise Baréomo. Vous entendez ? Élise Baréomo !

 Mon sang battait fort dans mes tempes, aussi puissant que le flux de ma colère sanguine. Mon cœur tambourinait contre ma poitrine. J’avais envie de me lever, de quitter l’habitacle sur-le-champ, mais je me figeai en apercevant pour la première fois ce détail : l’homme au costume noir portait une arme. Il venait d’écarter subtilement son veston, révélant la crosse mate, comme s’il avait anticipé mon soudain élan. Je me ravisai. Ses lèvres esquissèrent un timide sourire satisfait.

 — Qui êtes-vous bon sang ? soufflai-je.

 — Je suis chargé de vous protéger, mademoiselle. Y compris de vous-même.

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