Dimitri Lorcan – Mai 2087

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 Lorsque l’habitable de l’e-car s’ouvrit, l’air presque brûlant chassa la fraîcheur de la climatisation en quelques secondes. Dimitri Lorcan grogna : il détestait ces missions hors du dôme. Déjà que ce n’était pas simple, il fallait aussi y ajouter la chaleur accablante. Il ajusta sa veste, vérifia sa cravate avant de glisser un pied à l’extérieur. Le cuir de ses Weston s’imprima dans le gravier de l’allée principale où stationnaient deux autres e-cars aux portières ornées du discret blason en nuances de gris du Service des Recouvrements et des Expulsions. Dimitri balaya la propriété d’un regard expert. Les pins manipulés, le gazon transgénique – garanti pour conserver sa tenue et un vert resplendissant sous les températures estivales –, la piscine, les sculptures organiques signées, la villa de plain-pied, ainsi que la sportive au moteur électrique dopée par une pile à combustible et dont la carrosserie jaune tapait dans l’œil… ces indispensables brossaient un tableau symbolique de la réussite à la monégasque. Le décor idyllique passait sous silence un adage très populaire à Monaco-Dôme : le problème n’était pas tant d’accéder au statut de résident-permanent ou de résident-citoyen. Le véritable défi consistait en réalité à s’y maintenir, à conserver ce qui avait été parfois durement acquis. Tous n’y parvenaient pas. Cela demandait autant, sinon davantage d’efforts et de détermination. Léonel Paolini ne manquait pas de cette dernière et il n’avait pas non plus ménagé sa peine. Mais cela ne suffisait pas toujours. Il fallait aussi avoir la chance de son côté.

 Dimitri sollicita son Turing:

 — Eve, affiche-moi le dossier des Paolini.

 La situation, désormais sans perspectives, de la famille Paolini apparut sur ses lentilles dans toute sa cruauté. Leurs comptes courants affichaient un déficit global de quatre millions sept cent cinquante-quatre mille euros-coin. Financier de son état, Léonel Paolini avait joué de malchance sur les marchés des matières premières. Il avait misé une bonne partie de son capital sur la production fruitière en Terre de Feu et sur l’eau de Patagonie ce qui aurait dû être une opération très lucrative. Mais le climat local s’était emballé de façon imprévisible. Une modification soudaine du parcours d’un courant océanique le long des côtes chiliennes avait occasionné d’intenses précipitations, des torrents de boue, à mille kilomètres de là, sur l’autre versant de la Cordillère des Andes. Un vrai déluge. Les images avaient fait le tour de la planète, se souvint Dimitri.

 En homme d’affaires affrontant la tourmente et voyant pointer une crise de liquidités, Paolini avait été tenté de prendre plus de risques. Il avait essayé de se renflouer sur le marché à terme en misant sur l’énergie dans le nord de l’Europe. Il avait acheté un paquet d’actions d’une entreprise norvégienne, Hydro Star. Là encore, le flair avait manqué et un retournement de conjecture avait fait plonger le cours. Depuis, Paolini n’en finissait plus de boire la tasse. Il avait reçu un premier avertissement du SRE, six mois auparavant. Un second à trois mois. Et le dernier avis, il y a trois jours. Il n’avait pas réussi à redresser la barre et il avait tenté le tout pour le tout au casino s’il se fiait aux registres des entrées et des sorties du dôme. Souvent, les personnes désespérées s’en remettaient à la chance. Cela fonctionnait rarement en réalité. Tout au plus, les futurs expulsés gagnaient un sursis. La plupart perdaient ce qu’il leur restait d’argent. Et, parfois, de dignité.

 Il était temps d’intervenir, songea Dimitri, de mettre un terme à l’hémorragie qui saignait cette famille. Il s’avança sur l’allée recouverte d’une toile réfléchissante qui le protégea des rayons d’un soleil implacable. L’agent du SRE le salua avant de lui ouvrir la porte qui expulsa un air climatisé, agréable. Dans le couloir, un second homme le conduisit jusqu’à la cuisine. Il portait un uniforme noir et gris, un taser pendait à sa ceinture et sous sa casquette, son visage sévère traduisait un avis sans appel. Il avait déjà jugé ces gens, déduisit Dimitri de sa posture. La présence de personnel de sécurité était nécessaire pour s’assurer que les expulsés, gagnés par la colère, ne dégraderaient pas les lieux. La villa possédait une valeur intéressante, estima-t-il, mais cela ne suffirait pas à combler le trou. D’autant que pour demeurer à Grand Monaco, il fallait présenter un solde bancaire positif d’un million euros-coin. Malgré ses efforts, il n'y avait désormais aucune chance que Léonel Paolini parvienne à réunir les quelques six millions qui aurait pu les sauver, lui et les siens, du naufrage. La principauté avait déjà engagé le rachat des biens dont les produits seraient distribués aux créanciers au prorata de leurs engagements. Sur le plan légal, l’affaire était pratiquement pliée.

 Il salua trois autres agents du SRE avec lesquels il échangea quelques informations, puis il rejoignit l’huissier dans la cuisine. Ce dernier était chargé d’appliquer la procédure, sans état d’âmes.

 — Médiateur Lorcan, le reçut-il.

 — Brent, opina Dimitri. Comment ça se passe ici ?

 — Bien. Le père est remonté, ce qui est normal, les enfants et la femme, déboussolés, choqués. Je crois qu’ils n’étaient pas au courant de l’état de ses finances. Je leur ai exposé la procédure.

 Ils ne pouvaient emporter que le strict nécessaire, leurs effets personnels, vêtements, sous-vêtements, leurs bracelets alter. En gros, ce qu’ils portaient sur eux ou ce qu’ils pouvaient rapidement mettre dans une valise. Les agents du SRE les conduiraient ensuite à la gare où un train emmènerait la famille jusqu’à Nice. L’Office des Réfugiés Économiques de Grand Monaco les prendrait alors en charge, selon un accord passé avec l’état français lors de l’annexion.

 — Leurs moyens de paiement à l’intérieur de la principauté ont été révoqués, poursuivit Brent sur un ton monocorde, ainsi que les autorisations de déplacement. Mes hommes se chargent d’évaluer les actifs immobiliers.

 Soit ce domaine, la voiture de sport, désormais la propriété du trésor de la principauté.

 — La villa sera sur le marché dès ce soir, les créanciers commencent déjà à s’impatienter.

 Elle n’y resterait probablement pas longtemps, prédit Dimitri. C’était une belle demeure, spacieuse, bien située et avec du caractère. Très monégasque.

 L’affaire paraissait entendue et sur le point d’aboutir. C’était un dossier clair comme il s’en traitait une petite dizaine dans l’année.

 — Hum, réagit-il. Qui a demandé l’intervention du médiateur ?

 — L’épouse.

 Logique, songea-t-il. Léonel savait déjà qu’il n’aurait pas gain de cause et la femme, qui ne devait pas être informée ses déboires bousiers, peinait à croire ce qui leur tombait dessus. Elle vivait un cauchemar. Le temps était certainement à l’orage entre ces deux-là.

 — Mon équipe d’intervention les a consignés dans le salon, dit alors l’huissier comme s’il avait deviné le fond de sa pensée.

 — Je vous remercie, Brent.

 Ce dernier opina d’un hochement de tête respectueux. Dimitri quitta la cuisine, s’arrêta devant le miroir de plain-pied du couloir pour inspecter sa mise, impeccable. Il n’avait même pas d’auréoles sous ses aisselles. Rien de pire que de se présenter devant des résidents sous le coup d’une expulsion économique en sentant la transpiration. Il releva légèrement le menton, puis il effectua son entrée dans le grand salon.

 Le tableau était complet. Une épouse, Charlène, deux enfants, Théo et Emma, tous trois serrés à une extrémité du long sofa d’angle, comme pour se désolidariser des actes de leur père, assis à l’opposé, la tête entre les mains. La pièce, grande, lumineuse, possédait un mur vidéo dernier cri relié à une unité VR, les essences de bois précieux habillaient le mobilier et quelques tableaux griffés, peut-être choisis par madame, décoraient avec élégance les cloisons immaculées. Leur Turing devait être très bon aussi. Le SRE avait résilié leurs accès MoNet. Ils recouvriraient leurs accès alters de base en souscrivant à une offre bon marché en dehors de Grand Monaco. Ce n’étaient pas ce genre de service qui manquait à l’extérieur. Certes, ils ne valaient pas ceux d’un Turing dernier cri.

 Léonel leva la tête, le regard hostile.

 — Et voilà, le vautour ! lâcha-t-il.

 Dimitri ne releva pas. Ce n’était du reste pas la première fois qu’il entendait ce sobriquet déplacé et provocateur.

 — Eve ?

 — Je suis connectée à l’interface de la villa et au Turing des Paolini. Les documents officiels sont prêts, entendit-il.

 — Madame Paolini, vous avez fait appel au service d’un médiateur, librement et sans contrainte. Est-ce bien cela ?

 L’intéressée hocha la tête. Dans les trente-cinq ans, elle portait une robe de couleur sombre qui allongeait son corps et ses jambes jusqu’à ses pieds vêtus de discrets escarpins. Sa coiffure sophistiquée soulignait son visage ovale et complétait une image d’épouse heureuse. Ses yeux, aux contours charbonneux, jetaient des éclairs et, si elle ne disait rien, elle n’en pensait sans doute pas moins. Il comprenait sa colère mais ces gens commettaient l’erreur classique : ils voulaient que le coupable paie. Ils ignoraient un fait essentiel : ils étaient tous coupables. La femme aurait dû savoir pour les affaires de son mari, elle aurait dû s’imposer, lui intimer d’arrêter le massacre et l’inciter à adopter une autre stratégie. L’ignorance n’était pas une excuse et dire, je ne savais pas, ne tiendrait devant aucune instance. Pas même devant un médiateur.

 — Bien, dit-il simplement. Voici votre situation actuelle.

 Le mur vidéo s’illumina. Courbes et tableaux dansèrent devant leurs yeux éteints. Les bilans délivrèrent une réalité crue qui se passait de commentaires. Le mari réagit aussitôt, avec la flamboyance habituelle d’un individu humilié par sa faillite, ses mensonges étalés, jusque dans le détail, aux yeux de ses proches.

 — Je me suis démené pour la principauté, j’ai rapporté de bonnes affaires, nous nous sommes toujours bien conduits, pas une plainte, pas une contravention. Rien. Nous avions une vie, ici. Demain c’est le jour de la Commémoration, nous avions prévu d’inviter nos amis, leurs enfants…

 Puis, il se tourna vers les siens. Les larmes n’étaient pas loin.

 — … tout cela est balayé de la main. À cause d’un simple revers de fortune.

 Six millions, ce n’était pas un revers, mais une banqueroute, se retint de dire Dimitri. Il ne voulait cependant pas les accabler. Ces gens n’avaient plus les moyens de vivre à Grand Monaco, cela ne signifiait pas pour autant que leur vie était terminée. Loin de là. Ils pouvaient tenter de s’installer en Confédération Helvétique ce qui était sans doute mieux que Nice, Marseille et le sud de la France brûlé par le soleil.

 — Je suis désolé, dit-il alors, mais c’est la loi. Madame Paolini, vous avez fait appel à mes services, je suis donc ici pour écouter ce que vous avez à me dire.

 Charlène Paolini fuyait le regard de son mari. Dans ce genre de situation, certaines épouses se montraient acharnées, prêtes à tout pour conserver leur place et les privilèges associés. Dans la seconde, Dimitri devina pour quelle raison elle avait fait appel à un médiateur. Cela lui parut évident, et tristement prévisible. Elle n'était pas la seule à avoir tenté la manœuvre.

 — Madame Paolini, proposa alors Dimitri, nous pouvons nous entretenir seul à seul si vous le souhaitez, sans interférence ni pression.

 Elle hocha la tête. Cela fit tilt dans l’esprit de Léonel qui se leva comme propulsé par un ressort.

 — Tu veux divorcer ! C’est ça ? Espèce de garce !

 — Maman ? s’écrièrent en cœur les deux gamins.

 L’agent du SRE glissa sa main vers la crosse de son taser devant l’animosité du propos et le regard devenu soudain bileux du père.

 — Tout va bien, les enfants. Je vais discuter avec le médiateur.

 Dimitri convia l’épouse dans la cuisine puis il referma la porte. Elle se tenait droite, fière. Déterminée. Sans doute pensait-elle pouvoir sauver ses enfants à défaut de son mariage. Du reste, elle n’était pas la première à utiliser cette option ouverte par le droit monégasque révisé de 2052.

 — Madame Paolini, vous devez savoir que le divorce ne vous met pas à l’abri de l’expulsion. En vous mariant, vous avez lié votre sort avec celui de votre conjoint, vous êtes solidaires de ses pertes comme vous l’étiez de ses gains. Si une séparation pourrait effectivement être prononcée par un tribunal, vous hériteriez en principe de la moitié de dettes abyssales que vous n’avez pas les moyens de rembourser. Vous seriez donc expulsable. J’ajouterai que vous aurez plus de chances de vous en sortir hors de Grand Monaco en restant avec votre époux que seule avec des enfants à charge. Les possibilités d’exil ne manquent pas, dans le nord, en Suisse…

 Elle vrilla son regard dans le sien.

 — Arrêtez vos balivernes ! Tous ces gens à l’extérieur ne nous aiment pas. Les expulsés ont du mal à trouver un travail, un logement décent avec un alter qui indique Grand Monaco comme précédente résidence.

 La plupart des expulsés éprouvaient en effet des difficultés, pour se reloger, trouver un emploi. Certains ne s’en remettaient pas. La famille Paolini suivrait sans doute une trajectoire similaire, c’était pour cela qu’il conseillait toujours l’exil vers le nord dans les affaires de médiation de ce type. Le plus au nord possible.

 — Je comprends ce que vous ressentez, mais cela ne change en rien votre situation financière.

 — Il n’y a que cela qui compte, pas vrai ? Le fric.

 — Vous le savez aussi bien que moi, c’est la réalité à Grand Monaco.

 — Il existe toutefois un cas de figure où ma demande serait recevable, n’est-ce pas ?

 Le front de Dimitri se creusa.

 — En effet, mais vous n’êtes pas une nationale ni même une résidente spéciale. Un statut de résident permanent ou de résident citoyen ne vous permet pas d'accéder à ce recours.

 — Je ne parlais pas de ce genre de statut.

 La trentenaire produisit une petite carte de métal qu’elle posa sur le comptoir. Résultats d’analyses biologiques et diagrammes se déversèrent sur le plateau de poly-verre interactif. Dimitri leur consacra toute son attention. Il plissa les yeux, regarda à plusieurs reprises une Charlène Paolini drapée dans sa fierté.

 Eve vérifia la biosignature du dispositif de stockage et l’informa de l’authenticité des documents qu’il contenait. En théorie, et même avec le meilleur des Turing, la carte demeurait inviolable, non inscriptible, non corruptible. Le verrou quantique plaidait en tout cas en faveur de la jeune femme. Il convenait cependant de vérifier tout cela avec le Palais.

 — À l’époque, j’avais promis de ne pas en faire usage, mais Léonel m’a mis dans une situation sans issue. Je n’ai pas le choix, je dois avant tout protéger mes enfants.

 — Vous comprenez qu’ils voudront vérifier.

 — Qu’ils fassent toutes les analyses qu’ils souhaitent, déclara-t-elle avec un air de défi. Ses yeux brillaient d’un éclat sûr.

 Prises de sang, séquençage intégral, cela prendrait un peu de temps. Sans parler des coûts. Charlène Paolini venait de s’obtenir quelques heures de répit, pour elle et ses enfants. Et sans doute davantage, mais ce n’était plus à lui de statuer. La suite de l’affaire échouait à d’autres mains que les siennes désormais.

— Mon mari n’est pas au courant, précisa l’épouse. Et je ne tiens pas à ce qu’il le soit.

— J’avais saisi, opina Dimitri.

 L'affaire rebondissait dans une direction nouvelle. C'était la première fois en dix ans de ce boulot qu'il estimait au-dessus de cinquante sur cent les chances d'un ou d'une expulsée d'obtenir un sursis, voire gain de cause. L’épouse aussi avait donc des secrets. Ce couple n’était peut-être pas destiné à durer.

 Il appela l’huissier puis l’informa des dispositions à mettre en œuvre sur le champ sans lui en expliquer la raison. Il n’avait pas à connaître ces détails. Brent haussa un sourcil perplexe, mais ne discuta pas ses directives. Deux agents du SRE sortirent les enfants du salon. Léonel se mit à hurler, comprenant sans doute que sa femme venait, il ne savait comment, de lui planter un couteau dans le dos. Ils furent tous deux évacués avec leur mère sans qu’ils ne puissent adresser un mot à leur père, ainsi que l’exigeait le protocole. Ils montèrent à bord d’un e-car conduit par un agent du SRE. Charlène Paolini était désormais astreinte au secret et, si ce que sa biocarte affirmait était vrai, elle avait considérablement augmenté ses chances de rester à Grand Monaco.

 — Elle a dû sortir un sacré joker de son chapeau, observa Brent tandis que la voiture les emportant elle et ses enfants quittait le domaine.

 — T’as pas idée.

 Dimitri ne pouvait en révéler davantage sous peine de se voir infliger des poursuites et sans doute perdre sa charge. Pas plus que Léonel, il n'avait envie de prendre ce train pour Nice.

Dimitri et Brent entrèrent dans le salon. L’huissier prononça la décision d’une voix claire ce qui déclencha l’ire de l’homme d’affaires. Il se mit à les insulter, le poing rageur, les lèvres frémissantes, les accusant de ses malheurs, de la trahison de sa femme. Brent hocha la tête à l’attention des agents qui intervinrent aussitôt pour maîtriser un Léonel en proie à une rage compréhensible.

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