Emma Ambrose - mai 2102

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 Le hall d’accueil vacilla. Mes jambes flageolèrent. Je lâchai la carte, l’enveloppe et tombai à genoux sur le sol immaculé tout en levant les yeux vers la coupole à travers laquelle filtrait une lumière cuivrée.

 — Vous ne pouvez pas me faire ça ! m’écriai-je en baissant la tête.

 En une fraction de seconde, j’eus l’impression que le hall venait de se vider de son air, de toute sa chaleur. Les murs allaient s’écrouler sur moi et j’allais me recroqueviller jusqu’à disparaître. L’impuissance m’arracha des sanglots, aussitôt remplacés par la rage naissante au cœur de ces tripes qui n’étaient pas les miennes, ni ma chair ni mon corps. Alors que mes enfants eux… Pourquoi me faire revenir si c’était pour me priver de ce qui m’était essentiel, de ce qui m’était chair ? Quelle cruauté animait les responsables de mon retour ?

 — Madame ? entendis-je soudain.

 De l’homme qui se tenait devant moi, je découvris d’abord les chaussures noires, au cuir brillant, impeccables. Un pantalon à la coupe droite qui tombait exactement au niveau des chevilles. Une veste cintrée à trois boutons soulignait des hanches étroites et des épaules larges. La chemise blanche aurait pu être celle d’un jeune cadre mais il ne portait pas de cravate, juste une simple attache en argent. Sa peau mate assombrissait ses yeux gris, et ses pommettes, légèrement saillantes, lui donnaient un air strict. Ses cheveux plaqués et rassemblés sur la nuque en un chignon bun rappelaient la coiffure des samouraïs. Il gardait ses mains dans son dos tandis que je me redressais en prenant soin de refermer mon peignoir.

 — Est-ce que tout va bien ? J’ai cru entendre un cri.

 Je tenais la missive dans mon poing refermé par ma détresse. Plus perdue que jamais. Je ne pouvais décemment pas lui demander qui il était sans passer pour une folle. Il devait être une sorte de majordome, un domestique. Nous n’en avions jamais eu à la villa. Elie détestait l’idée que des personnes étrangères nous tournent autour comme des mouchards, qu’elles entendent nos conversations, nos secrets qu’elles se presseraient de vendre aux commentateurs sans vergogne qui pullulaient sur les réseaux extérieurs au MoNet.

 — Madame Ambrose ?

 — Je… Je vais bien, assurai-je d’une voix chevrotante.

 — Une mauvaise nouvelle ?

 J’étais morte dans l’Himalaya, revenue à la vie et l’on m’interdisait de revoir ma famille. Je déglutis.

 — Une… mauvaise nouvelle, oui, répétai-je bêtement en glissant l’enveloppe froissée dans ma poche.

 — J’ai pris la liberté de préparer du thé, j’ai cru comprendre que vous aviez donné leur congé à Bethany et Sun aujourd’hui.

 Me parlait-il de personnel de maison ? Emma Ambrose devait être une personne importante. Il fallait l’être de toute façon pour vivre à Grand Monaco, davantage que la moyenne pour habiter ce genre d’endroit.

 — C’est gentil, merci.

 Devais-je le suivre ? Ou fuir, remonter dans ma chambre qui n’était pas la mienne et me réfugier sous ces draps étrangers ? Je n’avais jamais été ce genre de personne.

 — Je vous suis, ajoutai-je alors.

 La cuisine traditionnelle comportait deux plans de travail en céramique-ardoise intégrant une couche de polymère interactif, un îlot central semi-circulaire équipé d’un évier surmonté d’un élégant robinet à tourbillon. Une grande plaque à induction aussi noire et mate que du carbone pur et une imprimante alimentaire gris-métal de chez Food Factory occupaient la zone de cuisson. D’innombrables rangements, tiroirs et portes habillaient les murs selon une perspective fuyante. Une cave à vin occupait un pan de cloison. La vitre incorporait un film u-oled qui affichait la température et le taux d’humidité ; le programme proposait un choix de bouteilles de saison accompagné de photos alléchantes de plats à imprimer. Elie avait reçu le même modèle comme cadeau lors de l’un de ses anniversaires, je ne me souvenais plus lequel. Lumineuse et grande, la pièce jouissait d’une exposition plein sud. La baie coulissante, en trois parties, donnait sur une pelouse vert-pomme parfaitement entretenue. Plus loin, une rangée de pins génomanipulés formaient une sorte de muraille bleue dont le faîte semblait se fondre dans le ciel azur. Nous avions également introduit cette espèce sur notre domaine, mais j’avais toujours eu une nette préférence pour la variété Ferrari, au rouge du même nom. Les jours de Mistral, j’avais l’impression que des flammes dansaient autour de moi. Ces rappels constants à mon… existence me tourmentaient.

 Je tressaillis quand le majordome me tendit ma tasse. L’espace d’une seconde, les senteurs familières d’agrumes me transportèrent chez moi. Mon véritable chez moi. Je le remerciai puis portai le breuvage à mes lèvres tandis qu’il s’excusait de prendre congé, ce à quoi j’acquiesçai. Je ne l’entendis même pas se retirer.

 Une cuisine digne de ce nom comprenait au moins un mur vidéo. Lorsque j’effleurai de ma main la surface de l’îlot, un cercle de commandes s’illumina et déploya ses menus. Détentrice d’une installation du même genre, les icônes m’étaient familières mais l’ensemble semblait avoir été amélioré. Sur l’instant, je n’aurais su dire pourquoi mais la vérité éclata devant moi, sur un pan de cloison d’un mètre quarante de haut sur deux et demi de large juste après avoir commandé l’affichage de la vidéo : 5 mai 2102. C’était la date qu’indiquait le bandeau défilant de la chaîne d’information en continue GMoN. Sans m’en rendre compte, je lâchai la tasse laquelle se brisa en mille morceaux sur le carrelage en grès cérame vitrifié.

 5 mai 2102.

 J’étais morte depuis quinze ans.

 Le majordome accourut aussitôt. L’intonation de sa voix, son timbre, ses paroles me parvinrent sans que je les entende. Je fixai la date qui s’imprima sur ma rétine comme gravée par un fer porté à rouge. Quinze ans. Plus d'une décennie... Je n’avais pas seulement défié la mort, j’avais bravé le temps en franchissant un disque noir au milieu de milliers d’autres. Le vertige me saisit, j’eus l’impression que mon sang venait de déserter mon corps, que le froid paralysait les membres. Ma main agrippa le rebord de l’îlot. Sous mes pieds, je sentis des craquements. Une coupure. Ma vision périphérique revint aussitôt l’information parvenue à mon cerveau. Je baissai les yeux. Une tâche écarlate grossissait sur le tissu de l’une de mes pantoufles.

 — Madame Ambrose ! appelait l’homme.

 Que dire à cet individu dont j’ignorai le nom ? Que tout allait bien ? De toute évidence, je… Je ne savais plus qui j’étais, où j’étais, ni même quand j’étais. Ce fut pourtant exactement ce que je fis.

 — Tout va bien ! Je suis… maladroite. Je … Laissez, dis-je en m’accroupissant pour ramasser les fragments les plus gros, ce que j’aurais fait si j’étais chez moi, dans ma propre cuisine.

 — Madame ! protesta le majordome en s’abaissant plus vite que moi. Je vais le faire.

 Il insista en voyant que je saisissais un morceau de la tasse.

 — Je vais m’en occuper. Vous devriez… Vous devriez monter vous reposer.

 Je vrillai mon regard dans le sien.

 — S’il vous plait, ajouta-t-il.

 Ce serviteur ne faisait que son travail me dis-je alors. C’étaient ce qu’affirmaient mes amies qui, souvent, s’amusaient à comparer les performances de leur personnel de maison. Pas toujours sur le seul plan professionnel d’après certaines rumeurs.

 Je quittai la cuisine, bouleversée, en m’efforçant de me tenir droite. Quinze ans. Je jetai un regard vers le vestibule, tentée pendant un instant par l’idée de rejoindre ma chambre. De me réfugier sous les couvertures en espérant me réveiller quinze ans plus tôt. De revenir dans ma vie.

 Une pellicule électronique occultante séparait le couloir du salon. Lorsque je la traversai, il se produisit un bref grésillement d’électricité statique. De l’autre côté de ce miroir, je découvris un autre monde. Une rivière perpétuelle fonctionnant en boucle fermée dévalait le mur du fond. Elle plongeait dans un petit bassin de deux mètres de côté entouré par une luxuriance à me donner le tournis. Les plantes, vertes, grimpantes, les fleurs colorées, manipulées, jaillissaient des quatre coins de la pièce aussi vaste qu’une serre. La vanille le disputait au citron dans une atmosphère à l’hygrométrie contrôlée. Je devinai l’intention de l’architecte d’intérieur : créer une sorte de cocon tropical, une intimité paradisiaque évoquant le jardin d’Eden. Je m’attendais presque à voir surgir un Adam ou une Eve habillés d’une simple feuille de vigne, idée qui me fit sourire pour la première fois depuis… Quinze ans ?

 En vérité, j’ai toujours été une femme de la montagne, une minérale, une adepte des grands espaces, des panoramas dégagés et des perspectives sans fin. Les forêts sans horizon, avec leurs angles morts, faisaient naître en moi un sentiment d’étouffement, de promiscuité. Je serrai mon peignoir puis je suivais le sentier conduisant au centre de la pièce, marchant sur les dalles irrégulières en imitation de pierre brute. L’un des trois sofas, disposés en un demi-cercle autour d’une table carrée, était encastré dans un rocher surmonté de palmiers nains dont le feuillage retombait en une ombrelle d’intimité. Suspendu au-dessus de la table, le panneau u-oled, aussi mince qu’une feuille de papier, scintilla à mon arrivée. Une voix mezzo-soprano me souhaita la bienvenue tandis que des icônes s’animaient au milieu de l’écran. Information, divertissement, communication, holothèque, archives, services, accès à MoNET, je n’avais qu’à demander.

 Mon mari travaillait avec un Turing dont il affirmait ne pas pouvoir se passer. Le valet virtuel gérait ses affaires courantes, ses transactions, ses rendez-vous, l’aidait à fructifier ses portefeuilles de titres, compilait les données du MoNeT et des autres réseaux transnationaux à l’aide d’algorithmes sophistiqués ; il l’orientait également dans sa quête de nouveaux gisements de profits. Son bras droit virtuel ne le quittait pour ainsi dire jamais. Même lorsque nous étions seuls. Mon époux et moi. J’avais l’impression que le valet se trouvait juste derrière la porte de notre chambre, à gratter comme un animal domestique. Je n’avais jamais compris cet attachement particulier parce que dans mon idée, c’était moi son bras droit, sa compagne, celle qui lui apportait son thé le matin, qui l’avait consolé lors du décès de son père, qui le surprenait toujours avec des idées de sorties culturelles originales ou qui lui proposait des défis sportifs. Un Turing ne faisait pas ça. Il accomplissait de nombreuses tâches, facilitait les vies, réglait les problèmes, les tracas du quotidien, mais aussi extraordinaire et indispensable que ces béquilles virtuelles puissent être, l’épaule sur laquelle mon mari posait sa tête après une journée épuisante, c’était la mienne. C’étaient mes mains qui le caressaient. Qui le touchaient. Un Turing ne possédait pas de mains.

 Je fermai les yeux, me concentrai pour ne pas défaillir à force de penser à Elie.

 — Est-ce que je peux accéder à un service d’archives en ligne ?

 — Bien sûr, Madame Ambrose. Vous disposez d’un accès au MoNET et d’une habilitation « monde » zone 4.

 Cela signifiait que je pouvais accéder à l’ensemble des services en ligne de Grand Monaco et d’un grand nombre de réseaux alternets étrangers, à l’exception de la Russie, de la Chine, d’une partie de l’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient, et de certains états-isolés des États-Unis.

 — Je veux voir les informations de la chaîne GMoN du 5 mai 2087.

 — Les voici, madame.

 Des images, des extraits vidéos défilèrent sans que j’y croise mon nom. Nous avions commencé l’ascension tôt le matin. L’accident avait eu lieu en milieu d’après-midi, à 15 heures et dix-sept minutes, me souvins-je. Pour moi, c’était hier. Littéralement. J’étais morte une heure plus tard.

 — Celles du 6 mai, dis-je ensuite.

 — Les voici.

 J’étouffai un cri d’effroi.

 Les manchettes, les bandeaux d’information, les photos se succédèrent dans un tourbillon que me laissa bouche bée. Mon cœur semblait s’être arrêté de battre et mon sang de circuler. Je peinai à croire les titres : « Élise Boréomo, cousine du prince, est morte ». Une courte séquence, filmée devant le palais, montrait des personnes allumant des bougies sous un portrait de moi posé devant un parterre de dizaines de bouquets de fleurs. J’avais vingt ans sur ce cliché pris dans le jardin du palais sous un soleil qui illuminait ma chevelure, comme si une auréole divine m’entourait le visage. Mes yeux devinrent humides, mes jambes flageolèrent. J’étais certes une cousine de la famille princière, mais éloignée. Que ma disparition suscite ce genre de manifestation me bouleversait. La plupart des habitants suivaient les existences des membres de la famille dont les frasques défrayaient régulièrement la chronique. J’estimai avoir toujours été discrète. Sinon secrète.

 L’interview de mon mari me fit larmoyer. Les mains bandées, le regard d’un triste sire, vide, il s’adressait à un journaliste, depuis l’hôpital de Katmandou où il était soigné pour des gelures et une sévère déshydratation. Je ne l’écoutai pas. Je ne voyais que son visage couvert d’écorchures, ravagé par le froid, les rides, les joues creusées, les lèvres crevassées, boursoufflées, la peau tannée comme du vieux cuir. Il donnait l’impression d’avoir pris dix années d’un coup.

Mon Dieu, Elie, me dis-je.

 Je demandai au Turing de repasser l’interview. Je me concentrai sur la voix de mon époux. Sur ses mots.

 « Je n’ai rien pu faire. Nous étions coupés des autres à cause de la tempête et… je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Elle était là, devant moi, puis l’instant d’après elle avait disparu. Je suis tombé et j’ai été entraîné par son poids et celui de son paquetage à cause de la corde qui nous reliait. Je me suis cogné contre un rocher et j’ai perdu connaissance, pendant… Je ne sais pas. Peut-être une minute. Quand j’ai repris mes esprits, Élise était juste en-dessous de moi. Je voyais la lumière de sa torche frontale qui bougeait au milieu des rafales de blizzard.

 — Qu’avez-vous fait à ce moment-là ?

 — Je l’ai appelée, j’ai essayé de la remonter, mais avec un bras cassé... Je n’arrêtais pas de tirer sur cette fichue corde qui refusait de bouger tout en hurlant son nom.

 — Était-elle vivante ? »

Bordel, grommelai-je. Bien sûr que je l’étais !

 « Je n’en sais rien. Je crois oui. Elle semblait répondre à mes appels, mais je n’étais sûr de rien.

 — Quand avez-vous décidé de couper la corde ? »

 À l’écran, le regard de mon mari se durcit. Il secoua la tête, s’essuya les yeux du revers de sa manche.

 — Allez-vous faire foutre ! dit-il alors d’une voix brisée.

 Il avait bien fait.

 Je demandai à nouveau au Turing de repasser la vidéo. Puis encore une fois. Jusqu’à ce que je m’effondre sur le sofa. Je repliai mes jambes contre ma poitrine et je sanglotai dans le secret de cette alcôve végétale.

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