Suis-je morte ?

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 « La mort est un passage ».

 Cette croyance, les adeptes de la réincarnation la répétaient en boucle. Ils avaient popularisé l’idée d’une grande roue du destin. De là où je me trouvais, au milieu de nulle part, je me rendis compte à quel point ils se fourvoyaient. Pas sur le concept en lui-même. Plutôt sur sa grammaire. La mort n'était pas un passage, ni un tunnel qu’empruntait le défunt, mais des passages. Des milliers de passages. Une chiée de trous noirs sur un ruban infini de nuances de bleu.

 Je flottais, aussi légère qu'une plume, au milieu d'une sorte de sphère. Du moins, cet espace singulier en possédait la géométrie. Je pouvais tout aussi bien léviter au centre d'un cylindre courbe, d'un tore, un large tube ou encore au sein d'une figure plus élaborée. Sans repère, il était difficile à se représenter la topologie complexe dans laquelle je me trouvais immergée. J’en devinai la paroi courbe, son aplat azuré, sans nuances, percé de trous équidistants. Étaient-ils proches ? Lointains ? Aucune référence visuelle ne permettait de le certifier. Ces ouvertures étaient par ailleurs si nombreuses que mon esprit échouait à les compter, mais je me demandais si chacune d'elle s'ouvrait sur de nouvelles expériences, d’autres existences. Alors que j'avais l'impression de ne pas avoir tout à fait quitté celle-ci, de ne pas avoir refermé la porte.

 Définitivement, s’entend.

 Par réflexe, mon cerveau donna l'ordre à mes muscles de tendre le bras. Je découvris ainsi que j'en avais toujours un. Ainsi que des mains, que je fis tourner tant elles m’apparaissaient irréelles. Étais-je morte ? Vivante ? Dans un état quantique de Schrödinger dans l'expectative du jugement d'une quelconque autorité divine en train de se pencher sur ma vie afin de décider de mon sort ? Ou bien en stand-by. Comme un patient dans la salle d'attente du médecin. Suspendue au milieu du néant.

 Suspendue, je l'étais juste avant de mourir. Épuisée, ballotée au bout d'une corde que s'apprêtait à couper mon mari, à près de sept mille mètres d'altitude. Le blizzard soufflait si fort que je l'entendais à peine hurler mon nom tandis qu'à mon tour, je m'époumonais depuis ce qui me semblait être une éternité de souffrance et de douleur. Je n’en pouvais plus. Mon être tout entier appelait à la fin de cette épreuve interminable. À bout de forces, je lui ordonnai, le suppliai, de sectionner la ligne de vie qui me reliait à lui. Une appellation qui tombait fort mal à propos. Le vent me rabattait constamment contre la paroi que je heurtais violemment à plusieurs reprises. Des pulses de douleur remontaient le long de mes jambes, de mes bras. Ma respiration se faisait de plus en plus sifflante. Sans doute avais-je des côtes cassées, un poumon perforé, voire une hémorragie interne. Avec mon sang dopé à l’adrénaline, je ne ressentais même pas le froid, ni les morsures des flocons de neige fouettant mon visage. La température avoisinait les moins trente degrés Celsius et je continuais à lui crier de trancher cette fichue corde.

 Parce que c’était la seule chose à faire.

 Il était impossible que l'on s'en sorte tous les deux. Elie se trouvait à une quinzaine de mètres au-dessus de moi, le torse plaqué contre un piton rocheux en raison du poids de mon propre corps et celui de mon paquetage qui se balançait juste en dessous de moi. Sa lampe frontale s’affolait, je le voyais agiter un bras et sur le coup, je me dis qu’il ne trouvait pas son couteau. Et j’avais perdu le mien dans ma chute. Jamais je ne m’étais sentie aussi impuissante de toute ma vie. Je redoublais d’efforts pour le forcer à accomplir l’impensable car lui, il avait une chance de s’en sortir.

 — Coupe cette putain de corde !

 Ses mots me parvinrent. Hachés mais vibrant néanmoins d’une détresse que je devinais sans peine. Je pouvais presque voir l’horreur se peindre sur son visage au fil des minutes. La panique envahir ses pensées, son cœur battre à tout rompre en essayant de trouver une solution qui n’existait pas.

 — Je… ne… peux… pas !

 Elie était pourtant un alpiniste chevronné. Bien plus que moi. Il savait. Il connaissait les règles de sécurité. La survie n’avait pas vraiment de secret pour lui. S’il s’était agi de quelqu’un d’autre, il aurait peut-être déjà fait ce qui devait être. Sauf que c’était moi qui se balançait au bout de cette corde. Sa femme. La mère de ses quatre enfants.

 — Elie ! hurlai-je à nouveau. Coupe ! Sinon tu vas mourir aussi.

 Je n’avais pas l’intention de m’arrêter de crier. C’était soit finir congelée sur place, soit une chute libre de plusieurs centaines de mètres. Aucune de ces deux issues ne me plaisait, mais quitte à choisir, je préférai tomber. J’avais déjà goûté à ce vertige lors d’un saut en tandem. Elie avait beau être robuste, fort, mais d’une, il ne possédait plus la vigueur de ses vingt ans, et de deux, moi et mes affaires, on pesait bien trop lourd. Il luttait, s’épuisait depuis près d’une heure. Jamais il ne pourrait me remonter, sinon il aurait déjà réussi. Ajouté à cela une météo capricieuse qui avait fini par nous surprendre et les conditions étaient réunies pour un alignement des planètes. Les chas de toutes les aiguilles se positionnaient pour permettre le passage du fil du destin. Mon destin. La vie avait peut-être décidé que mon heure était venue.

 Entre deux bourrasques, je crus apercevoir le reflet brillant d’une lame entre les mains de mon époux. Le froid commençait à m’engourdir et ma voix faiblissait, je perdais la notion du temps ainsi que mes forces. Je compris que mon esprit ne me jouait pas de tour quand je me sentis soudain légère. Comme un oiseau. J’écartai les bras et le monde bascula. Le décor changea. La tempête devint un tunnel blanc à travers lequel je m’enfonçai, couche après couche. Je ne distinguais rien d’autre qu’un couloir blanchâtre et des tourbillons de neige. Je fermais les yeux.

 Ce que l’on disait à propos de voir sa vie défiler était vrai. Avant de me fracasser sur les rochers comme un sac de pommes soumis aux implacables lois de Newton, je me revis à différentes époques de mon existence. Ma rencontre avec Elie dans la promiscuité d’un chalet alpestre. Notre mariage à Grand Monaco, l’achat de notre résidence au Cap d’Ail, au cœur de la zone annexée par la principauté. Ce jour-là, nous nous étions fixés comme défi de faire l’amour dans toutes les pièces de notre villa. Et elle en comptait un paquet. Trop. Même pour un jeune couple dans la force de l’âge et de la passion. Puis il y eut la naissance de nos enfants.

 Mes dernières pensées, je les leur adressai. « Je vous aime. », murmurai-je.

 Le plus étrange restait l’absence de transition, d’arrêt brutal, sans pic de douleur. Je tombai, les yeux fermés, me repassant les meilleurs moments avec mes deux garçons et mes deux filles, dans l’attente de ma fin dont la violence dépasserait tout ce que je pouvais imaginer en matière de seuil de douleur. Je me préparai à me déchirer, mon corps et mon âme, sur ce basalte aux bords tranchants. Quand je rouvris les paupières, je me retrouvai au milieu de ce néant bleu aussi troué qu’une passoire avec l’impression de chuter encore et encore. Sans fin. L’espace d’une fraction de temps, je me demandai si je pouvais retourner chez moi, si cela était de l’ordre du possible tout en me disant qu’il s’agissait là une pensée totalement absurde. Mon corps devait être brisé, en mille morceaux, mes tripes étalées sur la roche d’une montagne himalayenne. S’il ne restait rien de moi, comment pourrais-je revenir ?

Sinon, à quoi servaient ces trous ?

 La question se fit plus pressante au moment où je me rendis compte d’une lente dérive. En tout cas, les trous me paraissaient plus larges qu’il y a cinq minutes, si l’écoulement du temps signifiait toujours quelque chose dans cet étrange au-delà. J’essayai de focaliser mon esprit sur un point fixe de la paroi. Je n’eus pas l’impression qu’elle changeait, ni de forme ni de couleur. Je plissai les yeux. Et si les trous ne figuraient pas sur la paroi, mais qu’ils flottaient tout autour de moi ? L’arrière-plan uniforme donnant alors l’illusion d’une sphère. Une chose me parut certaine : je me déplaçai, lentement mais sûrement, vers l’un d’eux. Enfin, vers un groupe d’ouvertures pour être plus précise. Qui avait fait ce choix ?

 Je ne disposai d’aucun contrôle sur ma trajectoire, j’avais beau battre des ailes, me retourner, j’approchais inexorablement de la paroi. Le trou grandissait, de souris il passa à la taille d’un être humain puis de l’entrée d’une caverne. Quand je le franchis, j’étais perdue au milieu d’une immense tache d’un noir indélébile, au point que j’eus l’impression que j’allais me noyer dans les ténèbres.

 Je me réveillai dans ce que je crus être mon lit, habitée de l’affreuse sensation d’avoir cauchemardé pendant des jours. Tout me semblait à la fois réel et fantasmé. Le long vol jusqu’à Katmandou, le voyage vers les confins de l’Himalaya sur les routes les plus dangereuses de la planète, la lente montée vers le camp de base avec ses paliers d’acclimatation obligatoires, les connaissances croisées en chemin, puis le jour de l’ascension finale. Jusqu’à ma chute mortelle.

 Dans ce lit, je me sentais on ne peut plus vivante. Je clignai plusieurs fois des yeux, remuai mes jambes, mes mains, pour finalement me redresser, le dos contre les trois oreillers de ce lit qui aurait pu être le mien. Je balayai la grande chambre du regard en me disant que tout m’était la fois familier et étranger. Ce vase posé sur son meuble Tika Do Lobo, par exemple, j’aurais pu l’acquérir. Ainsi que ce tapis édition limitée de Bougainville à cinq mille euro-coins que je me souvins avoir vu dans une boutique ou encore ce cadre de la galerie Armara placé juste au-dessus de la coiffeuse. Je reconnaissais les marques, les griffes, les coûteuses créations, mais rien de tout cela ne m’appartenait. Ce n’était pas ma chambre. Même si cela y ressemblait.

 Je repoussai les draps à l’aide mes jambes pour m’extraire de la couche, me levai pour me planter devant le miroir sur pied. Cette nuisette pourpre – sexy pour tout dire – ne faisait pas partie de ma garde-robe. Quant à ce corps, il m’était totalement étranger. J’en palpai les cuisses fermes, le ventre plat, mes mains épousèrent avec gêne le galbe parfait des seins et je remontai jusqu’au visage. Ces lèvres pleines, le menton gracieux, ce nez aquilin et ces yeux gris vert, sans même parler de la chevelure fauve à la noirceur ténébreuse.

 Ce n’était pas moi.

 Mon cœur battait la chamade, mon pouls s’emballait tandis que je me statufiai sur place devant ce miroir en train de me crier que j’étais la plus belle. Sauf que ce n’était pas moi. J’étais blonde, dans la quarantaine, avec des problèmes de femme dans la quarantaine. Un peu de surpoids, des rides naissantes au coin des yeux, à la commissure des lèvres, des fils d’argent dans les cheveux, un ventre pas très plat. Qui était cette inconnue, cette sorcière au regard captivant dressée devant moi ?

 Un carillon sonore me sortit de ma torpeur. La panique s’empara de moi parce que je ne connaissais pas cette maison qui, comme la mienne, devait comporter trop de pièces et d’interminables couloirs. J’enfilai un peignoir posé sur le dossier d’une chaise, chaussai des pantoufles et m’engageai dans le couloir. Un large escalier me conduisit jusqu’au vestibule qui s’ouvrait en un majestueux demi-cercle de statues en guise de hall d’accueil. Derrière la double porte en verre dépoli, je devinai la silhouette d’une personne. Le gong résonna à nouveau. Je pris soin de refermer mon vêtement sur ma poitrine puis j’ouvris.

 Le jeune homme portait une casquette ornée du sigle d’un service privé de messageries. Derrière lui, un utilitaire électrique à la carrosserie rouge et blanche stationnait sur le parking circulaire qui faisait le tour de la fontaine au centre de la laquelle s’évasait un jet d’eau claire. Un gaspillage éhonté.

 — Madame Ambrose ?

 J’hésitai. Ce n’était pas mon nom. En même temps, il me paraissait familier. Tout comme cette maison, ces objets qui auraient pu appartenir à ma famille.

 — Madame… répéta le livreur en plissant les yeux. Est-ce que tout va bien ?

 J’hochai la tête.

 — Oui, je… Euh. Réveil difficile ce matin, dis-je en improvisant un sourire.

 Je remarquai alors que ses yeux pétillaient tandis qu’il me regardait d’une manière que j’aurais sans doute jugée inappropriée en d’autres circonstances. J’ajustai alors le col de mon peignoir. Puis, il me tendit une enveloppe.

 — Ceci est pour vous.

 Une lettre ? Qui envoyait une lettre de nos jours ? Je balbutiai un merci après l’avoir acceptée. Le messager inclina légèrement la tête.

 — À votre service, madame.

 Une fois le jeune homme parti, je refermai la porte et m’adossai au battant tout en découvrant les sculptures sur piédestal. Elie en avait acheté plusieurs du même genre pour servir de décorum antique autour de la piscine. Il affirmait que cela donnait un style.

 Je jetai un regard sur l’enveloppe. Elle ne comportait aucune mention d’un expéditeur, juste un nom : Emma Ambrose. Emma… Le prénom que j’avais choisi pour ma deuxième fille. Tout ce qui m’entourait me ramenait à mon existence passée. Je la décachetai. Une sorte de carte de visite ornée d’un logo, un disque bleu piqueté de points noirs, glissa dans ma main. Je la retournai et, en parcourant ces quelques mots, mon sang se glaça comme si je m’étais soudain retrouvée nue au sommet de l’Annapurna.

 « Nous espérons que votre nouvelle vie vous plaira. Ne reprenez pas contact avec vos enfants ni avec votre mari. Jamais. Attendez les instructions. »

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