Chapitre 8

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Les examens approchent. Cette après-midi, je révise dans la salle à manger en compagnie de Marc. Sont également plongés dans leur étude Joey, assis en face de nous, ainsi que Kenza et sa meilleure amie, Lisa, installées à l’extrémité de la table.

Mes examens commencent lundi, c’est-à-dire après-demain, et se terminent le mercredi de la semaine d’après. Nous commençons par géographie et histoire. Joey, qui n’est pas dans la même année que nous, débute mardi par math. Ses yeux sont plissés et sa tête est calée entre ses deux bras posés sur la table, tandis qu’il est plongé dans l’étude de son cours de français.

Les deux filles, elles, commencent lundi par latin. Elles étudient leur examen de mercredi.

- Quelqu’un pourrait-il me faire réciter géo ?, demande Kenza.

Joey émet un grognement et lève les yeux de ses feuilles.

- OK, dit-il, passe-moi ta feuille.

Elle dépose devant lui un dossier agrafé et tire une chaise à côté de Joey. Ce dernier saisit le dossier, recule sa chaise et se met à lire :

- Bon, qu’est-ce qui détermine les caractéristiques d’un paysage ?

- Le sol, répond Kenza.

Joey hoche la tête.

- Très bien. Donne-moi la définition d’un paysage rural.

Tandis que Kenza répond, je baisse les yeux sur ma farde d’histoire et me replonge dans l’étude des dates à connaître, pas les mêmes que celles au Québec.

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J’ai eu du mal à convaincre les éducateurs de me laisser sortir pour aller voir Anha en période d’examens, mais ils ont finalement décrété que prendre l’air ne pouvait me faire que le plus grand bien.

J’inspire à fond. L’air de décembre est glacé, mais cela fait du bien. Je marche d’un pas rapide vers la rue où mes pas me guident naturellement.

Je salue d’un geste de la tête les gens qui se pressent à l’avant de leur maison afin d’accrocher leurs décorations de Noël. Certains se contentent de simples guirlandes lumineuses enroulées autour des arbres. D’autres placent des décors extravagants représentant pour la plupart le père Noël dans son traîneau tiré par des rennes ou une crèche de Noël grandeur nature.

Chez moi, avec mes parents, Noël était un des plus beaux moments de l’année. Ce jour-là, mes parents ne sniffaient pas. Les relations entre eux et le reste de la famille ayant toujours été orageuses, notamment à cause de la cocaïne, nous passions Noël tous les trois.

Toute la journée, mes parents et moi cuisinions à la fois les plats traditionnels mais aussi de succulents plats de viande dont nous avions trouvé la recette dans un de nos nombreux livres de cuisine.

Nous choisissions deux couleurs et décorions la maison exclusivement sur ces tons. Je m’occupais souvent du sapin de Noël tandis que notre chat, Rouxi, roupillait sur le canapé au coin du feu, attendant avec impatience les restes de viande qu’il ne manquerait pas de recevoir. Le sapin était toujours un épicéa, à cause de la bonne odeur qu’il répandait dans toute la maison. Nous enroulions des guirlandes lumineuses tout le long de la façade, en formant avec elles des étoiles ainsi que les mots « Joyeux Noël ». Défaire les nœuds dans les guirlandes était un vrai casse-tête et nous devions nous y mettre à trois, sans compter que Rouxi ne nous facilitait pas la tâche en se couchant sur le tas de guirlandes, en cherchant à faire ses griffes dessus ou en faisant traîner derrière lui les fils illuminés qui s’étaient accrochés à ses pattes.

Ici, il n’y aura pas de tourtière ou de gelée de canneberges. Mais le réveillon du centre promet d’être beau quand même. Par groupe de deux ou trois, nous devons chacun présenter une petite scénette ou un chant sur le thème de Noël. Le réveillon est fait le 26 au soir afin que les éducateurs puissent passer le 24 en famille.

De nombreuses activités seront prévues. Au programme : parties de Loup-garou, Lotto avec des bonbons à la clé, grand cache-cache dans le noir dans tout le parc, tournoi de ping-pong et de football, et encore d’autres choses.

Le sapin sera apporté et décoré le jour même. Tous les résidents du centre doivent s’organiser pour assurer la décoration de la table, du sapin, du parc et des autres pièces du centre. Moi et Marc nous occuperons de la table avec 3 autres résidents.

J’arrive devant chez Anha. Je me demande ce qu’il fait lors des fêtes de Noël. Je ne l’imagine pas faire la fête et manger de la bûche de Noël. Je ne sais pas qui est sa famille, passe-t-il le réveillon avec elle? Ou reste-t-il seul, dans son fauteuil noir, à réfléchir ? Il y a comme décoration, devant chez lui, une unique étoile lumineuse.

Je n’ai pas besoin de sonner qu’il m’ouvre déjà. Il me fait signe d’entrer et je ne me fais pas prier. Malgré que ce soit vivifiant, le froid reste le froid.

Tandis qu’il referme la porte, j’observe Anha et je ne peux m’empêcher d’avoir pitié de lui. Malgré qu’il soit plus fort que tout, plus dur que la pierre, plus impassible que la nuit, ce n’est qu’un homme qui va passer les fêtes seul.

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Je me perds dans mes souvenirs. Je ne devrais pas. C’est mon premier Noël depuis mon retour à la civilisation. Avant, je n’avais plus de notion du temps et plus d’autre occupation que de méditer sur la vie, sur le sens de ce qui m’était arrivé. Et encore avant, il y a si longtemps que je ne suis plus sûr que cette époque a existé un jour, j’étais avec elle. Plutôt elle et moi que moi et elle. Elle m’a tout appris, elle m’a tout donné, avant de tout me reprendre. Elle m’a volé mon innocence, elle m’a volé ma vie. Est-ce qu’elle me manque ? Je ne sais pas. Je ne crois pas. Je ne pensais plus du tout à elle mais son visage m’apparait de plus en plus souvent, ces derniers temps. De plus en plus net. Moi qui ne souffrais plus… Je vis sans contact. Je vis sans personne. Sans personne, sans famille. Ma famille… Ai-je un jour eu une famille ? Je revois les images de personnes beaucoup plus grandes que moi, mes parents et mes sœurs. Mais ce doit être des visions. Il faut que je les chasse. Ce n’est pas possible. Pas possible que je sois humain. Pas possible que je doive mourir un jour…

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- Combien de temps se déroule-il avant qu’un défunt se réincarne ?

- Cela dépend. Dans ton cas, cela a duré près de 2000 ans. Dans d’autres cas, cela ne dure que quelques jours.

- Comment pouvez-vous savoir que Néron était ma précédente réincarnation, qu’il n’y en a pas eu entre-temps ?

- Il y a des signes qui ne trompent pas. Je sais toujours combien de temps s’est produit entre la vie antérieure d’un individu et sa vie actuelle.

- Vous pourriez m’apprendre ?

- Un jour, peut-être…

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Enfin j’ai terminé. Il me reste trois heures pour me changer et faire ce que je veux avant le réveillon, qui commence à 19h. Largement le temps de passer chez Anha.

La fête promet d’être belle. Nous avons passé deux heures à décorer la table sur le thème de la mer. Le résultat est plutôt satisfaisant. Nous avons mis une nappe vert turquoise et des décorations bleues ou vertes, ainsi que des serviettes aux motifs de vagues et des algues séchées rassemblées en bouquets.

La neige n’est pas au rendez-vous, mais la température, malgré qu’elle soit froide, reste agréable. Un vent léger souffle et me décoiffe.

J’arrive chez Anha et tandis que je m’installe dans mon siège, il ferme la porte. Quand il revient, je ne sais pas si je dois lui souhaiter un joyeux Noël. Comme il ne le fait pas, je décide finalement de ne rien dire.

Il s’installe lentement et me dévisage, avant de prendre la parole, lentement, de sa voix grave et glacée :

- Il y a, dans ton centre, un jeune garçon.

Il se relève brusquement et commence à faire des cents pas.

- Il va, bientôt, recevoir une punition. Ce soir, quand il courra dans le parc pour le cache-cache dans le noir, il traversera l’allée menant au parking au moment où une voiture s’y engagera. Il sera sans doute tué, mais s’il reçoit une punition avant cela, il y survivra peut-être car il aura déjà eu une partie de la punition principale.

- Qu’attendez-vous de moi ?

- Blesse-le suffisamment pour que ce soit significatif.

- Mais alors il ne pourra pas courir et traverser l’allée.

- Tu peux lui faire du mal physiquement, mais cela ne doit pas l’empêcher de jouer au cache-cache dans le noir. Tu dois surtout le blesser mentalement.

- Ce que je vais faire l’aidera-il ?

- Fais-moi confiance. Même si tu as pitié de lui, même si tu n’ose pas lui faire mal, fais-le. Fais-le et tu lui sauveras peut-être la vie. Écoute ton cœur et fais ce que tu as à faire.

- Qui est le garçon ?

- Je te laisse le deviner. Si tu es suffisamment fort, tu le sauras.

_

Ryu marchait vers sa chambre. Le garçon de treize ans s’était bien amusé à décorer le sapin mais les épines lui avaient blessé les mains.

Il avait hâte de se changer et d’enfiler la nouvelle chemise rouge qu’il s’était offerte. Il avait trouvé le vêtement dans un magasin du centre-ville et trouvait qu’il lui allait à ravir.

Il poussa la porte de sa chambre et y entra. Ses affaires, comme à l’ordinaire, étaient parfaitement rangées, à l’exception de son sac d’école qui traînait au centre de la pièce.

Il rassembla ses affaires de toilette et enfila un peignoir afin de se rendre à la salle de douches. Soudain, on frappa à sa porte. Surpris, il tira le verrou et l’ouvrit. Sur le seuil se tenait un garçon plus grand que lui, résident du centre qui, il le pensait, s’appelait Timéo.

- Salut, fit-il, je peux entrer un instant ? J’ai à te parler.

- De quoi ?, demanda Ryu, méfiant.

- C’est privé, je ne voudrais pas que l’on surprenne notre conversation. Ça concerne Niella.

À l’annonce du nom de sa petite amie, Ryu ouvrit en grand la porte et fit entrer l’adolescent.

Celui-ci s’avança et observa la chambre. Ryu referma la porte et se tourna vers lui. Alors, sans crier gare, le garçon le saisit par le col de son peignoir et plaqua une main contre sa bouche. Il sortit une chaussette de sa poche et la lui enfonça dans la bouche, l’empêchant de produire le moindre son. Puis il le saisit par la nuque et lui cogna le menton contre le lavabo de la chambre. Du sang jaillit de sa lèvre. Des larmes de douleur commencèrent à couler le long des joues de Ryu. La ceinture de son peignoir s’était détachée et il se retrouva tout nu. Son tourmenteur sortit un GSM et le mitrailla. Ensuite, il dit :

- Un seul mot à n’importe qui et ces photos se retrouvent en ligne. Où est ton portefeuille ?

Ryu désigna son sac d’un doigt tremblant. Il n’avait jamais eu aussi peur. Timéo avait dans les yeux une lueur étrange, sauvage. Il se dirigea vers le sac et en sortit un porte-monnaie en cuir. Tandis qu’il l’ouvrait, dos à Ryu, ce dernier, pris d’un accès de témérité, lui sauta sur le dos et tenta de lui adresser un coup de poing. Mais Timéo, beaucoup plus fort que lui, le fit tomber et lui adressa une gifle cinglante. Il prit le billet de vingt euros qui se trouvait dans le portefeuille puis se tourna vers sa victime.

- Tu n’as pas intérêt à me balancer. Tu ne peux pas le comprendre, mais je suis en train de te sauver la vie.

Horrifié, Ryu vit dans les yeux d’un garçon qui paraissait si gentil et si tourmenté à table, le matin, une lueur étrange et meurtrière.

_

- Attention ! Un, deux, trois, c’est parti !

Ryu vit Timéo partir vers la plaine de jeux du parc cet courut sans la direction apposée. Sa lèvre était tuméfiée et il éprouvait un sentiment de honte, de désespoir.

Il chassa cette pensée et se concentra sur le jeu. Il avait exactement une minute pour trouver une bonne cachette avant que les éducateurs se mettent à la recherche de tous les résidents éparpillés dans le parc. Il réfléchit puis se souvint d’un gros buisson, un peu plus loin, où l’on pouvait facilement se dissimuler.

Il se mit à courir plus vite, sûr de sa cachette. Il arriva devant l’allée menant au parking et ne vit pas la voiture qui s’y engageait tandis qu’il traversait.

Il sentit un choc sourd et fut éjecté à quelques mètres plus loin. Il se sentit retomber dans l’herbe humide. Puis ce fut le trou noir.

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