Chapitre 3

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Le dimanche suivant, quand je reviens de l’activité paint-ball, je m’affale sur mon lit. Je suis fatigué. Mon équipe a gagné au paint-ball, mais j’ai été touché à plusieurs reprises et j’ai du mettre mes vêtements constellés de taches rouges et jaunes à la buanderie.

Je repense aux dernières semaines, aux activités, aux chocolats chez Starbucks et aux Big Macs. J’ai passé de bons moments.

Mais soudain, une pensée surgit dans mon esprit.

Au moment où je suis arrivé ici, je m’étais juré de ne plus aimer. Car si on aime arrive un jour ou l’autre le moment où on doit quitter, et là on est malheureux. Pour aimer, il faut être suffisamment courageux pour surmonter le malheur au moment fatidique. Pour aimer, il faut avoir une force morale suffisante. Et je ne l’ai pas.

De fil en aiguille, je me rends compte que se faire aimer est tout aussi difficile, car on doit vivre avec la pensée que s’il nous arrivait quoi que ce soit, la personne qui nous aime serait malheureuse. Si plus personne n’aimait, la vie serait tellement plus simple et sans larmes !

Je n’ai pas tenu ma promesse. J’ai considéré comme des amis Georges, Loran et Marc. Je me fais du mal. S’ils partent, s’ils me quittent, je serais malheureux et je m’étais juré que je ne revivrai plus cette douleur. Certains diraient que ma plaie est tellement profonde qu’une blessure de plus n’y changerait rien, mais je sais que ce n’est pas vrai. Une plaie a besoin de temps pour guérir, pour que la peau et les tissus se régénèrent. Plus on y donne de nouveaux coups de couteau, et plus elle prend de temps à se soigner. Et si les coups de couteau se perpétuent, alors elle ne guérit jamais et bien souvent, ce moment sonne la fin, le déclin. L’être décide qu’il ne vaut plus la peine de donner aux couteaux, qui paraissent de plus en plus aiguisés, la possibilité de frapper à nouveau et ampute jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de lui.

J’entends Marc qui m’appelle de derrière la porte pour le souper. Je décide de ne pas lui répondre. Si je lui réponds, si je le laisse m’accompagner à la salle à manger, maintenant, alors je sais que mon combat sera perdu d’avance. Si, après mes réflexions, je continue à rester ami avec lui, alors j’aurai perdu la lutte contre la chose qui fait le plus mal au monde. Je dois résister. Je me bouche les oreilles pour ne pas l’entendre m’appeler. J’étouffe un sanglot dans mon oreiller. Je me bats contre moi, contre mon désir d’aller avec lui manger le souper, où tout le monde me parlera amicalement, où tout le monde se souciera de savoir si tout va bien.

Marc frappe plusieurs fois à la porte et je vois soudain la poignée tourner lentement. Il croit que je ne l’ai pas entendu et vient voir si je suis là.

Là, je dois lutter plus que jamais. Je m’allonge dos à la porte sur mon lit et fais semblant de dormir. J’ai l’impression que chacun de ces gestes sont repoussés par un énorme élan.

J’entends Marc entrer, et j’ai l’impression de percevoir sa surprise quand il croit me voir dormir. Je me retiens pour ne pas me retourner et lui dire que c’était une blague. Je me retiens de regarder celui que j’essaie de ne plus considérer comme un meilleur ami. Je l’entends refermer la porte le plus doucement possible, pour ne pas réveiller son ami qui dort, pour que son ami puisse se reposer.

Alors que je pense que cette bataille était gagnée, je me redresse et marche droit vers la porte, tendant la main pour l’ouvrir. Je pose cette main sur la poignée. Je veux rejoindre mon ami. Je commence à tourner la poignée. J’ai soudain la pensée de mes parents et je la lâche comme si c’était un objet brûlant. Je tombe à genoux. Mes sanglots en disent long. Mais est-ce que je pleure de joie ou de douleur ? J’ai gagné une bataille, pas la guerre.

_

À 23 heures, quand tout le monde dort, je me dirige en catimini vers la cuisine et y mange une tranche de pain avec une pomme. Puis je remonte me coucher et dors pour de vrai, cette fois, après avoir mis mon réveil sur 6 heures du matin.

_

Lorsque mon réveil sonne, je me lève et descends déjeuner directement. Les autres mangent généralement vers 7 heures. Dans la salle à manger, il y a Nelly, celui qui fait le ramassage scolaire :

- Salut, t’as des insomnies ?, me demande-il.

- Pas vraiment. J’ai envie d’aller courir dans le parc.

- Ah bon ? Ca m’ennuie, j’aurai préféré que t’en parle à la directrice.

- Je ne savais pas qu’il fallait demander…

- C’est pour pas que tout le monde se demande où t’es passé.

- Ah, ok. Je suppose qu’elle dort encore, à cette heure-ci ?

- Oui, moi aussi, et je ne me vois pas aller la réveiller donc c’est bon, vas-y, je suis au courant que t’es dans le parc.

- Merci.

J’avale mon petit-déjeuner habituel puis je vais me mettre en tenue de sport. Enfin, je redescends les escaliers et je sors. L’air est froid et j’ai mis un t-shirt, mais je ne m’en soucie pas et me mets à courir.

Je n’ai pas décidé de faire un footing parce que j’en avais envie, ou pour garder la forme, mais juste pour ne pas déjeuner en même temps que les autres.

J’entreprends un autre tour du parc. Il fait sombre. Les grilles du parc sont fermées, à cette heure-ci. De la buée sort de ma bouche chaque fois que j’expire. Quand je passe devant lui, le chat de la directrice, campé au fond du parc, là où il y a beaucoup de souris, me suit de ses yeux perçants. Il est bien protégé par sa fourrure épaisse.

Je lutte contre le froid et l’essoufflement durant presqu’une heure, puis je rentre. J’entends les autres prendre bruyamment leur petit-déjeuner dans la salle à manger et je monte directement jusqu’à ma chambre. J’y prends mon peignoir, mon pot de gel douche et un essuie et me dirige vers la salle des douches. Après m’être lavé, je m’habille et prends mes affaires pour l’école. C’est l’heure d’y aller.

Je descends dans le hall où sont déjà les autres.

- Alors comme ça, tu cours à 6 heures du mat ?, me dit Marc, avec un sourire amusé.

- Eh oui, je lui réponds simplement.

Dans le minibus, je passe le trajet à soi-disant réviser rapidement pour une interro d’espagnol. Je regarde le cours sans le voir, en essayant de paraître concentré.

En 1ère heure, je vais vers la classe de Mme Jones pour passer ladite interro. Mais mes pensées sont ailleurs et ma feuille n’est qu’aux deux tiers complétée lorsque je la rends. Au moins, je suis quasi sûr que ce que j’ai noté est bon.

Au dîner, je discute avec Georges, Loran et Marc. Enfin, façon de parler. Je ne pose aucune question, mais je réponds aux leurs. Je m’intéresse de très près à ma salade César. Si j’étais suffisamment fort, je m’installerais seul à une table. Mais je ne suis pas fort à ce point.

Quand les autres se dirigent vers le cours de philosophie, Marc me retient par le bras :

- Ça va, Timéo ?, demande-il, l’air inquiet.

- Oui, bien sûr, pourquoi ça n’irait pas ?, je réponds, en esquissant un sourire forcé.

- Ben, t’as quasi rien dit, pendant le repas, et t’as l’air triste.

- Pas du tout, je rétorque, tout va très bien !

- Hier, tu t’es endormi à 19 heures, et pourtant t’as l’air complètement crevé.

- J’ai été courir, c’est pour ça, je dis. Ne t’inquiète pas, je vais très bien, je t’assure.

- Timéo ?

- Oui ?

- Je suis ton pote. Si t’as un souci, tu peux tout me dire, tu sais ?, dit-il.

J’ai une boule à la gorge. Je hoche la tête et mets mon sac sur l’épaule pour aller chez M. Wil. Marc me suit, l’air un peu rassuré.

Moi, je me sens démuni. L’entendre dire qu’il est mon pote me fait du mal, beaucoup de mal. Et je me rends compte que, quand je lui ai dit que j’allais très bien, c’était pour qu’il ne s’inquiète pas, pour qu’il ne soit pas triste à la pensée que je sois mal. Je lui ai dit car je l’aime bien et parce que je ne veux pas que lui se fasse un sang d’encre. J’ai encore failli à ma promesse envers moi-même.

_

Le mardi et le mercredi se déroulent, à peu de choses près, comme le lundi, mis à part l’œil inquiet de Marc quand son regard se pose sur moi. Je n’en peux plus.

Ce n’est que très tard le mercredi soir, voir très tôt le jeudi matin, que je me rappelle d’une chose. Pour ne pas avoir d’ami, il suffit de se faire détester par tout le monde. J’ai trouvé la solution.

_

Je me réveille au son de ma radio que j’ai branchée hier soir. Aujourd’hui, je dois me faire détester. C’est bizarre comme planning de la journée, et pourtant, on ne saurait imaginer à quel point ce programme est compliqué.

Je réfléchis aux moyens de me faire détester. Je ne peux pas les mettre en œuvre avant d’être à l’école, où j’aurai des ennuis avec la direction du centre.

Je me lève, prends mes affaires de douche, me dirige vers la porte, et au moment où je vois la poignée qui m’a permis de ne pas rejoindre mon ami, l’autre jour, un doute me saisit.

C’est si fort que je lâche ma bombe de déodorant. Dans quoi je me lance ? Je m’apprête à faire du mal, beaucoup de mal à mon ancien ami. Ai-je le droit de faire ça ?

Je ne sais plus où j’en suis. Je ramasse la bombe et l’abats sur mon front. Ça fait mal, mais ça me remet les idées au clair.

_

- Tu m’accompagne à mon casier, je dois prendre ma farde de math ?, demande Marc.

- Non, je réponds, fermement.

- Pourquoi ?

Mais je m’éloigne déjà.

_

- Bon, expliquez-moi ce que vous savez de l’obésité, dit le prof.

- Pourquoi il n’interroge pas direct Marc, je dis à George, qui est à ma gauche. A moins qu’il soit aveugle, il a forcément remarqué qu’au premier coup d’œil, on voit qu’il s’y connait beaucoup plus que nous.

À ma droite, Marc se raidit sur sa chaise. George parait ne pas en croire ses yeux et ses oreilles.

_

À midi, je suis les autres avec mon plateau de nourriture. Je fonce soudain et heurte Marc, en faisant tomber mon plateau au sol.

Il se retourne, surpris.

- Regarde ce que t’as fait, connard !, je lance.

_

Fin des cours. J’ai passé la leçon de français à me faire détester par Marc. Je sors de l’école et me dirige vers une rue parallèle, où nous attend normalement le bus.

Mais alors que je tourne au coin de la rue, j’entends Marc crier derrière moi.

- Mec, eh mec, attends-moi !

Je fais volte-face. Il se plante devant moi, essoufflé d’avoir couru pour me rattraper.

- Quoi ?, je demande sèchement.

Je veux qu’il me frappe. Qu’il me prouve que ma méthode a porté ses fruits, qu’il me déteste. Ainsi, après, ce sera plus facile pour moi de le détester à mon tour.

Mais soudain, ses yeux se remplissent de larmes. Je baisse la tête pour ne pas m’émouvoir.

- Pourquoi t’as dit tout ça ? Pourquoi ?, dit-il.

Il est bouleversé. Il est triste. Normalement, je devrais le remettre à sa place, le traiter de fillette. Mais cette fois-ci, je ne peux plus. Je n’en peux plus. Alors, j’utilise mes derniers efforts pour dire, en le regardant dans les yeux, cette fois :

- Frappe-moi.

- Qu…quoi ?

- Frappe-moi, je te dis. Frappe-moi, Marc.

- Pourquoi ? Je ne veux pas te frapper.

C’en est trop.

- Désolé, je lance.

- De quoi ?

- De tout ça. D’avoir dit tout ça.

- Pourquoi t’as fait ça ?

- Je ne peux pas te le dire. Mais je te jure que je ne le pensais pas. Je suis vraiment désolé.

Il me fixe un moment. Puis il dit :

- Je sais que tu as un problème, Timéo. Depuis plusieurs jours. Tu ne regardes plus tes amis dans les yeux, et aujourd’hui, tu nous as traités comme des paillassons. Qu’est-ce qu’il se passe ?

- Je ne peux pas te le dire.

À présent, moi aussi je sens que les larmes vont arriver.

- En principe je devrais te dire que tu me dois quand même une explication, compte tenu de ce que t’as dis aujourd’hui. Mais je te considère comme un ami, donc je ne vais pas t’obliger à tout déballer maintenant. Mais quoi que ce soit, quoi que tu aie fait que tu ne veuille pas avouer, même si tu m’as fait des crasses dans mon dos, sache que tu seras toujours mon ami. Toujours.

Je baisse les yeux. Alors, il s’approche et me fait une accolade. Je lui rends la pareille. Je crois que mon esprit est si embrouillé que je n’arrive plus à avoir aucune pensée claire.

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