Chapitre 6

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- Ainsi, tu l’as découvert ?

Anha me regarde. Je n’ai jamais été aussi tourmenté.

- Ça fait un choc, n’est-ce pas ? Non, ne te dis pas que tu es cette personne. Certes, tu l’as étée, mais tu ne l’es plus, et tu es là pour réparer ses erreurs.

Il s’avance vers la cheminée et craque une allumette. À cette vue, je me relève d’un bond et m’éloigne hâtivement.

- Viens ici, Timéo, dit-il.

- Non, je vous en supplie, pas ça !

Je recule jusqu’à la porte. Il dépose l’allumette au milieu du papier journal et des bûches. Le tout s’embrase.

- J’ai la phobie du feu, par pitié, éteignez ça.

- Non, Timéo, tu vas venir près de moi. Il faut que je voie quelque chose.

Il se lève et marche vers moi.

- Ne m’obligez pas à m’approcher, je sanglote.

- Tu ne craindras rien.

- Non, je vous en supplie.

Mais il me saisit par le bras et d’une force inouïe, me fait diriger vers l’âtre. Je ferme les yeux pour ne pas voir les flammes danser devant moi. Il me fait agenouiller devant le feu.

- Ouvre les yeux, Timéo !, ordonne-t-il.

Je les maintiens clos. Je sens ses doigts s’appuyer contre mes paupières et les tirer vers le haut et je les ouvre pour ne pas qu’il me fasse mal.

De longues flammes orange dansent et me rendent malade. Mais alors, à travers ces flammes, je vois autre chose.

Je vois à la fois cet âtre, avec à mes côtés un homme vêtu tout de noir et nommé Anha. Mais à la fois je distingue les contours flous d’une ville en flammes. Je vois des silhouettes courir en tous sens.

Puis, soudain, j’entends les cris. Les cris de la population. Ils montent en décibels. Ce sont des cris de détresse, de peur. Et puis je perçois la musique. Une musique qui paraîtrait belle si elle n’était pas jouée en ce moment. La musique d’une lyre, accompagnée d’un chant aux paroles que je ne comprends plus. J’entends soudain Anha crier au-dessus des voix :

- Que vois-tu ? Dis-moi ce que tu vois, Timéo !

- Je…je vois des maisons, et des flammes.

- Quoi d’autre, Timéo ?

- Des…des gens. Des gens qui courent.

Devant la cheminée, je pleure à chaudes larmes. Je veux arrêter ce supplice mais Anha me pose une autre question :

- Et, Timéo, qu’entends-tu ?

- Des cris.

- C’est tout ?

- Non, il y a aussi la musique d’une lyre, et un chant.

Je sais, je sens, que si je reste quelques secondes de plus, je vais succomber. Je vois une colonne d’un temple tomber sur deux personnes qui courent. Mais Anha continue.

- Qui est-ce, Timéo ? Qui est-ce qui joue de la lyre ? Qui chante ?

- C’est lui, je réponds en pleurant, c’est moi.

Enfin il m’extraie de cette vision d’horreur. Il me relève et me traine loin de la cheminée. Je m’appuie sur lui. Mes larmes ont tellement coulé que je n’arrive plus à pleurer. Je halète comme un animal blessé.

Anha me fait asseoir sur un siège mais je maintiens ma prise sur son bras. Il me le fait lâcher d’un geste et s’accroupit devant moi pour être à ma hauteur.

- La logique devrait punir cet homme qui regarde la ville dont il est empereur dévastée par le feu. C’est ce qui t’attend mais tu peux y échapper. Pour ça, tu dois aider ceux qui comme toi doivent être punis, à échapper à leur destin.

Les larmes sont revenues et je sanglote à nouveau, encore à moitié perdu dans l’univers que je viens de quitter. Il reprend :

- Je peux t’aider mais alors tu devras me faire une entière confiance, quoi que je te dise ou demande de faire. Si tu acceptes, alors tu pourras échapper à ton sort. Tu sauveras en même temps tes proches, car ils pourraient souffrir de ta punition. Es-tu d’accord ?

Je pense à la ville incendiée, à l’homme qui joue de la lyre.

- Je ferai tout ce que vous voulez, je réponds entre deux sanglots, je ferai tout ce que vous voulez si vous m’aidez.

Peut-être que si j’avais vu sa main posée sur mon épaule quand j’étais devant la cheminée, peut-être que si j’avais vu son visage tendu par la concentration, j’aurais compris que s’il n’avait pas été là, je n’aurais pas vu Rome incendiée.

_

J’attends Loran à la sortie de l’école. Marc est en remédiation math et Georges est grippé.

Enfin il arrive.

- Salut, dit-il.

- Salut.

Nous marchons en silence vers le Starbucks.

- Tu veux vraiment aller au Starbucks ?, demande-t-il.

- Pourquoi, t’as pas envie ?

- Si, mais je connais un endroit mieux. On peut y aller si tu veux.

- Ok, mais c’est quoi, comme endroit ?

- Tu verras, dit-il mystérieusement.

Il m’entraine dans une rue en cul-de-sac. Je le suis, intrigué. Il s’arrête au bout et s’assied sur le seuil d’une maison.

- C’est où, ton endroit ? Y a rien, ici, je demande.

- C’est ici, assieds-toi.

Je le fais, un peu inquiet. Il sort de son sac une enveloppe. Il l’ouvre et en sort un briquet ainsi qu’une longue cigarette. Un joint.

Il le porte à sa bouche et l’allume. Une odeur d’herbes aromatiques se répand dans l’air.

Il sort un deuxième joint et me le tend :

- Tiens, dit-il, essaye, il n’y a rien de mieux pour se remettre d’une journée d’école.

J’ai un haut-le-cœur et me lève d’un bond.

- Depuis combien de temps tu en prends, je demande.

- Quelques jours, répond-il en haussant les épaules.

- Tu les as eus où ?

- C’est un gars dans ma classe qui me les a fournis. Bon, tu le prends ou pas ?

J’ai la tête qui tourne. Je recule d’un pas.

- Ne fais pas ça, je lui dis. Si tu continues, tu ne pourras plus t’arrêter.

- Qu’est-ce qui te dis que j’ai envie d’arrêter ? On ne se sent jamais aussi bien que quand on en prend un.

- Tu vas te pourrir la vie et la santé, je reprends, jette ces joints.

- Non

Je n’en peux plus, il me faut de l’air frais. Je cours quelques mètres plus loin et inspire longuement.

Loran me rejoint. Il a rangé son joint. Sa voix est un peu nasillarde. Il pose une main sur mon épaule :

- Eh mec, qu’est-ce que t’as ? Ca va bien ?

Non ça ne va pas bien. Est-ce vraiment comme ça que mon père a commencé ? Est-ce qu’un mec dans sa classe lui a fourni un peu de coke et l’a poussé à continuer ? Encore heureux que ce ne soit pas de la cocaïne que Loran ait sorti, sinon je me serais déjà évanoui.

_

L’homme est debout dans sa salle de bain, seulement vêtu d’un caleçon américain. La nature avait fait de lui un bel homme musclé.

Il y a dix ans, quinze ans, aurait-il cru être devenu ce qu’il est devenu ? Non, ou en tout cas il aurait cru qu’elle serait à ses côté.

Soudain, le miroir lui renvoie l’image d’un homme tourmenté, perdu dans son passé et tout ce qu’il a fait. Et tout ce qu’on lui a fait.

Longtemps il avait été sous son emprise. Mais à présent il a trouvé une proie et c’est maintenant lui le plus fort.

_

- Une personne vit une multitude de vies. Dès la première, elle est confrontée au monde. Si elle réagit bien, qu’elle se montre gentille et juste, elle sera récompensée dans sa prochaine vie. Mais si elle se montre méchante et injuste, elle sera punie dans sa prochaine vie.

- Et la vie après celle de la punition ou de la récompense ?

- Elle repartira à zéro, avec la possibilité de faire de nouveaux choix. Si la punition reçue est trop cruelle, trop dure, alors elle recevra une récompense dans la vie d’après.

- Il peut y avoir à la fois des punitions et des récompenses ?

- Il y a toujours la récompense et la punition du résumé global de la vie antérieure, et à côté de ça il y a des punitions et récompenses d’actes minimes.

- Les punitions et récompenses peuvent parfois se faire dans la vie où a eu lieu l’acte méchant ou gentil ?

- Evidemment.

_

- Bon anniversaire !!!

En ce dimanche matin, tous ceux du centre se sont rassemblés en bas pour me faire une surprise.

J’entre dans la pièce en souriant. Un gâteau et des cadeaux sont posés sur la table. Je souffle les bougies puis déballe le cadeau du centre : c’est un grand sac de sport orange vif.

Je remercie les éducateurs puis ouvre le cadeau commun de tous les résidents : une petite radio étanche à écouter sous la douche. Marc m’a également offert un mug Nutella rempli de Chokotoffs.

Le gâteau est un cake au chocolat noir fourré d’une ganache à la crème au beurre, avec un glaçage au chocolat blanc. Absolument délicieux !

Après ce petit-déjeuner copieux, je monte mes cadeaux dans ma chambre et essaye ma radio.

Pour le dîner, Marc m’emmène à la pizzeria où nous rejoint Georges, Loran n’ayant pas pu se libérer. Nous n’avons pas reparlé des joints et je n’ai pas l’intention d’aborder le sujet, ni même d’y penser.

À 14h30, nous allons au cinéma voir le nouveau Star Wars, série dont Georges est fan. Nous nous empiffrons de pop-corn, de bonbons et de Fanta.

À la sortie du cinéma, nous croisons Maxima et ses copines. Je donne un coup de coude à Georges, toujours perdu dans des galaxies lointaines, très lointaines, et nous nous esclaffons en voyant Maxima adresser un regard enjôleur à Marc et engager la conversation avec lui, digne d’un film à l’eau de rose.

Mais Marc trouve une excuse pour échapper à la jeune fille et s’éloigne à grands pas. En nous dirigeant vers le centre, nous nous moquons gentiment de lui et Georges lui demande ce qu’il pense de Maxima. Marc lui répond qu’elle ne l’intéresse pas et lui demande s’il dit ça parce qu’il est jaloux. Georges répond que tant que ce n’est pas Mila, la meilleure amie de Maxima, qui s’intéresse à Marc, alors non, il n’est pas jaloux.

- Avouez, dit-il, Mila, on peut difficilement trouver mieux. Et toi, Timéo, t’en pense quoi ? Timéo ?!

Je viens de voir ma montre et m’éloigne à toute allure.

- Excusez-moi, je lance par-derrière mon dos, je suis en retard.

Je cours et Anha ouvre au moment même où je tends le doigt vers la sonnette. J’entre en reprenant mon souffle.

_

Au moment où je sors de chez lui, une heure plus tard, j’ose enfin lui demander.

- Mais vous, êtes-vous dans une vie de punition ou de récompense ?

- Mais moi je ne suis pas humain, répond-il en me fixant intensément. Je suis bien plus que cela.

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