Prologue : Avant la nuit

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Île Céleste du Temple de la Création – environ 6000 ans avant la Conquête

Naemor Beodan atterrit souplement sur les marches d’un escalier de grès taillé. Le Manipulateur se redressa et observa les alentours, stupéfait de l’existence d’un tel endroit, loin au-dessus des terres d’Ebôran. Ici, les arbres poussaient sur de gros rochers qui flottaient, exhibant leur feuillage d’or et leurs branches immaculées. Des fleurs violettes poussaient entre des pierres rondes couvertes de lichen orangé et offraient à l’endroit un parfum agréable, à la fois doux et sucré. Un vent fort soufflait par bourrasques, provoquant l’ondulation des herbes jaunes et des rosiers colorés, mais la température restait appréciable, malgré l’altitude. Naemor en resta abasourdi. Il constata bien vite qu’il s’était trop chaudement vêtu.

Le prince régnant de Dâr’Calite gravit les escaliers en ouvrant son épais manteau de laine. Ses yeux enregistraient chaque détail de ces incroyables lieux. Aucun Mortel ne pouvait se targuer de visiter cet endroit. Il était réservé aux Divines, les filles célestes du Père Créateur. Etait-il le premier à atteindre ce lieu caché par les nuages ?

D’autres îles flottaient autour de celle-ci, comme un archipel posé au milieu du ciel. Des bâtiments imposants se trouvaient sur certaines, mais pour autant, Naemor ne détectait aucune forme de vie. Ni par ses yeux, ni même en ressentant les échos du Pouvoir. Intrigué, le Manipulateur questionna son Spectre, le Lion du Chaos.

« Des souvenirs m’assaillent, admit le Spectre, mais ma mémoire me joue des tours. Je suis certain d’être déjà venu ici, mais je ne parviens pas à tout me rappeler. Je suis cependant certain d’une chose : le Pouvoir que je ressens ici est pur. »

Naemor atteignit le sommet de l’escalier, pas plus avancé. Il se trouvait face à une arche de pierres taillées en forme de tête de dragon. Une énergie verte se matérialisa devant lui et forma un double cercle encadré de symboles étranges.

Un son de cloche grave résonna sur les îles, jusqu’à faire vibrer les échos du Pouvoir. Le Manipulateur frémit. Même s’il ne ressentait rien de pernicieux, il devait rester sur ses gardes. Sa main gauche se crispa sur le pommeau de son épée. Il pivota sur lui-même pour s’assurer qu’il était bel et bien seul.

Quand Naemor reposa son regard sur le double cercle vert, la forme d’une main était apparue en son centre.

« Place ta main dessus », lui indiqua le Lion du Chaos.

Non sans réticence, le Manipulateur obéit.

Au moment où sa main entra en contact avec les ondes vertes, une lumière émeraude inonda les lieux et un écho puissant résonna dans le Pouvoir.

— Qui vient à nous ? demanda une voix féminine.

— Je suis le prince Naemor Beodan ! répondit le concerné avec force. Je gouverne la cité de Dâr’Calite et je suis un Manipulateur lié au Lion du Chaos !

— Beodan, répéta la voix, ce nom chante dans les notes de l’Ivari. Il est porteur de lumière et d’espoir. Mais peut aussi amener d’insondables ténèbres. Que viens-tu faire ici, prince Beodan ?

— Je cherche de l’aide et des conseils auprès des nobles Divines, répondit Naemor. La Guerre de la Colère est terminée mais elle a laissé de nombreuses cicatrices partout dans notre monde. Mon Empereur veut s’emparer de ma ville et les Manipulateurs qui gravitent autour de moi ne sont pas unis. Je redoute une nouvelle crise mondiale. Je… redoute l’avènement d’une nouvelle force ténébreuse.

— Tu es clairvoyant, prince Beodan. Je vais te conduire au Temple des Divines.

Le double cercle vert disparut et une belle jeune femme à la peau couleur noisette apparut devant lui. Ses cheveux ressemblaient au feuillage du plus bel arbre qu’il n’eût jamais vu. Etonné, le prince cilla. Cette femme, bien que très belle, ne ressemblait en rien à une humaine.

— Je suis la Première Dryade, Nerisha. J’ai été créée et envoyée par Aerhönil pour veiller sur les Ixin. Mais mes frères ont été massacrés par les armées du Mal Ancestral il y a de cela fort longtemps. Depuis, j’officie ici, auprès de mes sœurs les Divines. Mon devoir consiste à guider ceux qui ont le cœur pur vers les Divines.

Nerisha prononça une longue incantation en Ivari et chaque mot résonna dans le Pouvoir. Naemor en frémit, impressionné. Cette dryade n’était pas n’importe qui. Née du Créateur Aerhönil en personne, ses pouvoirs dépassaient l’entendement. Elle était de plus la sœur aînée des Divines vénérées à l’est d’Ebôran, par les familles nobles et la population des royaumes humains.

Une lumière dorée inonda les alentours. Le gong grave d’une cloche résonna au loin. Nerisha se tourna vers un immense bâtiment en pierres grises et vertes qui apparaissait sur une autre île, reliée à celle-ci par un pont de jade assez large pour permettre le passage de quatre cavaliers de front. Elle invita Naemor à la suivre.

Saisi d’une curieuse appréhension, le chevalier talonna la dryade. Tandis que l’archipel baigné de lumière se dévoilait dans sa magnificence, Naemor s’ouvrit au Pouvoir et en sortit ému jusqu’aux larmes. Tout ici respirait la perfection. Tout ici était divin.

Ce lieu ne devait jamais être profané.

Le Lion du Chaos approuva mentalement les dires de son maître.

Naemor et Nerisha arrivèrent aux pieds de l’escalier et le gravirent en silence. Parvenus sur une grande place circulaire, la Première Dryade se tourna vers le chevalier.

— Jadis, mes trois frères, les Aflyn, m’aidaient à protéger cet archipel volant.

— Où sont-ils, désormais ? Vous me semblez bien seule…

— Depuis la première guerre contre le Mal Ancestral, Hapazor a disparu au nord et ne donne plus signe de vie, Eplibus a été envoyé loin au sud et Eronin s’est juré de ne plus revenir ici tant que les dernières traces du Mal ne seraient pas éradiquées.

— Le Mal Ancestral dont vous me parlez… a-t-il un lien avec Valaraukar ?

Nerisha frémit à l’entente de ce nom puis s’immobilisa, songeuse.

— Le Mal Ancestral a agis sous bien des noms et bien des apparences, Chevalier. Et mon frère Eronin est persuadé que nous n’avons pas fini d’en entendre parler. Après tout, vous ne seriez pas ici si ce sujet ne vous tracassait pas.

— J’ai parlé de forces ténébreuses, noble dame, non du Diable Noir.

— Sachez, Chevalier, que toute force ténébreuse en ce monde est liée à cette entité maléfique. Il existe depuis le Temps du Néant, soit depuis plus de dix mille ans.

— Et en dix mille ans… personne n’a trouvé le moyen de le vaincre ?

— Non. Personne.

— Donc… les prouesses accomplies par les Jumeaux Chamans n’ont servi à rien ?

— Vos lointains ancêtres n’ont fait que retarder l’Avènement des Ténèbres.

Naemor se mura dans le silence, troublé. Toutes les histoires qu’il avait entendues enfant lui revinrent en tête. Et s’il n’y avait aucun espoir d’endiguer cette menace ?

Le Manipulateur se ressaisit en voyant les lourdes portes de bronze s’ouvrir devant lui. Dans le Pouvoir, il entendit plusieurs voix parler à l’unisson, pour lui ordonner de venir. D’entrer dans le sanctuaire.

« Sois le bienvenu au Temple de la Lumière Créatrice, Naemor Beodan », disaient les voix.

Impressionné, le guerrier courba l’échine par respect et pénétra dans une large pièce circulaire aux murs irisés de halos lumineux dorés. Il s’avança jusqu’à une pierre circulaire et observa les alentours.

Les statues des Neuf Divines se dressaient tout autour de lui.

D’or, d’argent, de bronze, d’onyx, d’améthyste, de jade, de marbre, de grès et d’albâtre, toutes étaient faites en un matériau différent. Et entre chaque statue, un dragon en obsidienne aux yeux ornés de gros rubis veillait, tel un gardien. Allongé, les pattes en avant et la gueule ouverte, il ressemblait à un Spectre qui veillait sur ses maîtresses.

Naemor en resta subjugué : quel peuple possédait autant de richesses ? Malgré son rayonnement économique, l’Empire Pourpre dont il était originaire ne se permettait pas de telles extravagances. Et sa jeune cité-état de Dâr’Calite encore moins.

— Ce temple est l’une des Neuf Merveilles de l’architecture abendori, expliqua avec fierté Nerisha.

La dryade prononça un mot et invoqua le Pouvoir. Des flammes vertes s’allumèrent au fond des gorges des neuf dragons d’obsidienne. Des lueurs émeraude illuminèrent la pièce et la plongèrent dans une ambiance sibylline.

« Ton épée, chevalier. Nous en avons besoin. Place-là dans le socle devant toi. »

Naemor, quoique étonné, obtempéra. Si les Divines lui réclamaient son arme, il ne pouvait le leur refuser. Il tira Ilsari de son fourreau et la planta dans l’étroite ouverture dans la pierre dorée jusqu’à la garde.

« Ton épée restera avec nous, au sein même du Temple de la Lumière, jusqu’à ce qu’elle soit prête à être maniée avec toute la puissance de notre Pouvoir. »

— Quand pourrai-je la récupérer ? demanda Naemor.

« Son prochain porteur n’est pas encore né, chevalier. Tu ne la manieras plus. Ni toi ni aucun de tes fils. Elle restera là pendant des siècles, voire des millénaires, s’il le faut. Elle attendra le Porteur des Neuf Sangs Sacrés. Lui seul pourra unir et guider les Gardiens du Crépuscule dans leur combat final contre le Mal Ancestral. »

Naemor ne comprenait rien. Il était venu chercher de l’aide pour affronter le comportement déviant et dangereux de son propre fils, et les Divines lui parlaient d’événements qui ne se produiraient pas de son vivant !

— Vous ne comprenez pas, Nobles Divines, reprit patiemment Naemor. Le Mal Ancestral, les Gardiens du Crépuscule… Tout cela ne me concerne pas. Je veux savoir quoi faire pour protéger mon pays des actes de plus en plus barbares de mon deuxième fils, Rhaegor. Il est en train de plonger dans d’insondables ténèbres et je suis impuissant face à cela…

« Rhaegor Beodan n’est qu’un pion sur l’échiquier du Mal Ancestral. »

— Mais un pion peut devenir une pièce bien plus puissante, souffla Naemor.

Sa remarque plongea les Divines dans le silence. Après un temps, l’une d’elles se décida enfin à s’exprimer :

« Son heure viendra, et la vôtre aussi. En tant que patriarche de la maison Beodan, nous allons vous confier nos visions et nos mots. Jurez-nous de continuer la transmission de ce savoir à vos héritiers, afin que le monde soit sauvé. »

Naemor baissa la tête et fit son serment en employant l’Ivari, la langue noble de la civilisation abendöri. La langue dans laquelle toute promesse doit être honorée.

— Je le jure, termina-t-il en langage commun, sur mon honneur de Manipulateur.

Il y eut un nouveau moment de silence, puis une Divine à la voix aigüe murmura :

« Un espoir reste permis, si la Dernière Bataille s’achève avant la nuit. »

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