Chapitre 1 : Saren

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Mine de l’Abîme de Jura – Province de Nordan – An 17 Nouvelle Ere

Saren se réveilla avec le goût ferreux du sang dans la bouche.

Le front moite, la respiration saccadée et les muscles douloureux, il comprit qu’il venait de vivre une nouvelle crise et que celle-ci avait été particulièrement violente. Il s’en était mordu la langue. Sûrement pendant ses convulsions. Puis, il avait dû sombrer dans le sommeil, ou plutôt dans l’inconscience, jusqu’à ce que le premier rayon de soleil ne le tire de cette nuit cauchemardesque.

Saren s’assit sur le lit avec prudence. Il guettait l’arrivée d’autres symptômes désagréables, comme les nausées ou un mal de tête. Il s’humidifia les lèvres en quête de salive, mais sa gorge était sèche comme un vieux parchemin. Un liquide visqueux et nauséabond lui emplit la bouche, semblable à de la bile. Saren se saisit d’un tissu pour cracher. Il découvrit avec un mélange de peur et d’incompréhension des glaires noirs et épais. Cette vision l’écœura et lui donna envie de vomir.

Inquiet, Saren s’arracha de ses couvertures et se leva, les jambes flageolantes. Il dut s’adosser au mur le plus proche pour ne pas défaillir. Il tenait à peine debout. Pour se calmer, il régula sa respiration avant de s’installer à la petite officine dont il disposait dans la chambre d’auberge exigüe qu’il partageait avec trois autres collègues. Ceux-ci dormaient encore, chanceux de ne pas subir la même tourmente que lui. Ils ronflaient, heureux de bénéficier d’un sommeil réparateur pour quelques minutes encore. D’ici quelques instants, le contremaître de leur chantier – un homme à l’allure vile et désagréable – viendrait les réveiller à grands coups de tambour et de vociférations. Ils descendraient tous dans la grande salle, prendraient leur maigre collation sans piper mot et partiraient vers la mine à bord de charriots étroits et mal entretenus.

Aussi, Saren préféra profiter des quelques minutes de calme qui lui restaient.

Un feu-follet bleuâtre apparut à côté de lui. Saren ne tourna même pas la tête : il savait qu’il s’agissait simplement de son Spectre, une entité fantomatiques qui veillait sur lui et le protégeait, sous sa forme dématérialisée la plus faible. S’il était connecté en permanence à son esprit et demeurait invisible la plupart du temps, le Golem des Abysses pouvait, à l’instar de tous les Spectres, apparaître sous diverses apparences : simple boule de feu-follet, comme maintenant, ou alors avec le corps qu’il avait une fois matérialisé dans le monde physique, mais en transparence. C’est-à-dire un géant de roc et d’eau de plusieurs mètres de hauteur. Comme cela ne dégageait presque pas de Pouvoir, c’était une façon pratique pour un Manipulateur de parler à autre chose qu’à du vide.

« Tes crises sont de plus en plus fréquentes », lui dit le Golem, inquiet.

« Oui. Je crois que le Pouvoir… se moque de moi », soupira Saren, pessimiste.

« Ne blasphème pas contre un tel cadeau des dieux ! » le houspilla le Golem.

Saren exhala un autre soupir.

Le Pouvoir.

Cette énergie invisible, pourtant présente partout, dans chaque objet, chaque être vivant. Des hauteurs vertigineuses du ciel aux profondeurs abyssales ; des déserts du sud aux plaines gelées du nord ; des rives salées de l’ouest aux côtes balayées de tempêtes à l’est. Elle était partout.

Une énergie puissante et redoutable, pour les individus capables de la percevoir et de s’en servir : les Manipulateurs. Des guerriers-chamans qui combattaient aux côtés de créatures fantomatiques créées par le Pouvoir lui-même : les Spectres.

Hélas, depuis dix-sept ans, le Pouvoir était instable et les Manipulateurs devenaient de moins en moins nombreux. Quant aux Spectres, ils sombraient dans la folie. Saren le voyait à chacune de ses méditations, quand il accédait à cet univers sombre et singulier qui lui offrait un peu de quiétude entre deux crises.

Depuis que l’Empire Pourpre, dirigé par l’Empereur Stelix Valakhion, avait gagné la guerre contre le Haut-Royaume de la maison Beodan, dix-sept ans plus tôt. Ce conflit, nommé désormais sous le sobriquet de « Guerre des Deux Empires », renversa un à un les royaumes d’Ebôran dans le feu et le sang, ne laissant dans son sillage qu’une terre dévastée. Mais pire que tout, une caste millénaire de Manipulateurs chargés de maintenir la paix entre les peuples a été anéantie. L’Ordre du Dragon n’existait plus et ses rares survivants se cachaient, de peur d’être conduits en justice devant l’Empereur, et exécutés par ce dernier.

Saren n’était qu’un adolescent quand la guerre a éclaté.

A quinze ans, il avait vu son monde s’écrouler. A quinze ans, il avait vu son maître se faire tuer. A quinze ans, il avait dû renier sa propre identité pour vivre dans la crainte et dans le secret.

Car s’il s’affichait clairement comme un Manipulateur, il le paierait de sa vie.

Les lois impériales, affichées dans chaque ville et chaque village des Neuf Royaumes désormais soumis, étaient claires : « Toute personne sensible au Pouvoir sera capturée et amenée devant Son Altesse Impériale, Stelix de la maison Valakhion, afin de recevoir son jugement. Toute forme de loyauté envers la maison Beodan est punie de mort. »

Et chaque fois que les Acolytes Pourpres, une bande de sorciers au service de l’Empire, capturaient un Manipulateur de l’Ordre, la nouvelle se répandait comme une traînée de poudre et des fêtes étaient même organisées dans certaines villes. Une affiche fleurissait dans les villages, même les plus perdus comme ici, dans cette bourgade enneigée du nord, et montrait à tous l’identité du Manipulateur vaincu.

Saren s’obligeait à subir ce macabre rituel à chaque fois, d’une part parce que son patron forçait tous ses employés à passer devant, mais aussi pour se jurer de ne rien oublier. Ne pas oublier que Stelix devra payer le prix de tous ces massacres, un jour ou l’autre. Ne pas oublier ses frères et sœurs morts au combat, au prix de la liberté.

Cela faisait plusieurs mois qu’aucune nouvelle affiche ne venait décorer le panneau d’affichage du village. La dernière, qui remontait à avant l’hiver, commençait à se déchirer et à se délaver. Cela signifiait plusieurs choses, mais rien de bien satisfaisant aux yeux du Manipulateur. Peut-être était-il le dernier de son Ordre ?

Cette pensée fit frémir Saren. La responsabilité du combat contre Stelix reposait-elle désormais uniquement sur ses épaules ?

« Calme-toi, tempéra le Golem des Abysses, qui suivait le fil de ses pensées, tu n’es pas encore le seul. Tu devrais le savoir, car tu médites régulièrement dans les abîmes du Pouvoir. De plus, tu n’es pas en état de lutter contre un Manipulateur au faîte de sa puissance. Tu es malade, Saren. Et il est temps de te trouver un remède. »

« Comment ? Je ne sais même pas ce qui me ronge… »

Saren n’eut pas le loisir d’y réfléchir plus longtemps : un bruit de tambour résonna dans le couloir, rapidement suivi par les cris du contremaître, qui ordonnait à tout le monde de se lever.

— Debout, bande de fainéants ! L’Empire nous envoie deux représentants en vue d’une inspection !

Saren ne daigna même pas réagir : il travaillait depuis trois ans pour cette compagnie minière impériale et était habitué aux inspections. Souvent, les Impériaux critiquaient les employés et n’hésitaient pas à en punir par le fouet ou le fer, mais Saren connaissait l’attitude à adopter face à eux. Il ne commettrait pas d’impairs. La discrétion était sa meilleure alliée.

Le Manipulateur fut le premier à se présenter dans le couloir, devant la porte de son dortoir. Ses camarades le rejoignirent rapidement et tous supportèrent sans broncher le tintamarre du contremaître.

Quand il estima qu’il était l’heure, il rangea son tambour et sortit une feuille et une plume pour cocher des cases. Il appela un par un ses employés avant de se figer en arrivant au nom de Saren. Avec un sourire mauvais, il s’approcha de lui.

— Dis-donc, tu ne t’es pas présenté au travail hier, il me semble ?

Saren se retint de grimacer. Il le savait pertinemment, car sa crise avait débuté juste après l’appel. Saren s’était éclipsé de la salle de la cantine et avait espéré compter sur un camarade pour cacher son absence. Visiblement, quelqu’un l’avait dénoncé. Il ne pouvait compter sur personne, ici.

Le contremaître nota quelque chose sur sa feuille et marmonna :

— Rations de nourriture divisées par deux pendant trois jours. Sauf si tu travailles davantage aujourd’hui. Mais j’en doute, vu tes capacités.

Il ricana et donna l’ordre de se présenter en bas, dans la grande salle.

Tous les ouvriers se présentèrent en ligne et attendirent en silence. Saren se força à demeurer immobile, mais il n’aimait pas rester là à ne rien faire. L’impatience était un défaut peu apprécié chez les Manipulateurs de l’Ordre du Dragon. Saren le savait et en avait rudement fait les frais quand sa caste existait encore.

« Protège ton esprit », lui dit alors le Golem.

« Pourquoi ? »

« L’un des deux inspecteurs envoyés par l’Empire est sensible au Pouvoir. »

Saren tourna les yeux vers la porte. Les soldats de la barronnie s’en approchaient pour l’ouvrir. Une bourrasque glaciale rappela à tout le monde que la province enneigée de Nordan subissait son hiver le plus rude depuis une centaine d’années. Les météorologues impériaux étaient même venus ici pour étudier le phénomène. Ils retournèrent à la capitale sans comprendre pourquoi les éléments se déchaînaient autant. Un soir, Saren avait pu écouter quelques bribes de conversations et avait ainsi appris que Nordan n’était pas la seule région touchée par des catastrophes naturelles ou par des saisons incroyablement chaudes ou froides. Le climat semblait complètement déréglé, partout sur Ebôran. Dans le Désert des Murmures, les tempêtes se levaient plus fréquemment depuis une dizaine d’années, et durant plus longtemps. Les côtes de la province de Verrian subissaient des tornades et des pluies diluviennes chaque été. Les hautes montagnes qui marquaient la frontière ouest étaient la cible régulière d’orages particulièrement violents. Et le volcan soi-disant éteint au sud de la ville de Jadya se réveillait depuis plusieurs années, selon les spécialistes.

Si les scientifiques, trop cartésiens, n’expliquaient pas l’origine de la violence et de la régularité de ces phénomènes, ce n’était pas le cas de Saren. Pour lui, tout était en train de se dérégler depuis le Grand Fléau. Le Pouvoir était si instable que les éléments eux-mêmes se retrouvaient impactés.

Le Pouvoir était devenu si instable depuis la fin de la guerre que les Manipulateurs peinaient désormais à matérialiser leur Spectre. Saren ne faisait pas exception à la règle même s’il évitait de déployer trop de Pouvoir.

Les deux inspecteurs impériaux, vêtus de grandes capes noires doublées de laine, s’avancèrent entre les ouvriers. Un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux coupés courts et grisonnants, les joues lisses et glabres, et les yeux bleus d’où émanaient une certaine malveillance. Et une femme, plus jeune, au teint pâle comme la neige et aux cheveux magnifiques d’un noir de jais. Mais ce qui intrigua le plus Saren, ce fut la couleur de ses yeux. Violets comme des améthystes. Il avait déjà croisé des personnes qui possédaient des iris pareils, au sein de l’Ordre du Dragon. Ces personnes descendaient des maisons Arkheren ou Erokhan, les deux seules lignées qui possédaient cette particularité physique. Mais si cette femme exerçait cette fonction au sein de l’Empire, elle ne devait pas descendre de la branche principale de sa famille.

La jeune femme passa devant Saren sans daigner tourner la tête vers lui. Contrairement à l’homme, qui le dévisagea durement. Le contremaitre le salua et lui donna la liste de tous ses employés. L’inspecteur se permit un petit rire moqueur avant de lever les yeux.

— Je suis le sénateur impérial Hiram Terdael. Envoyé par l’Empereur lui-même, Sa Majesté Stelix. Je viens pour vous remettre à niveau, bande de paresseux ! Vos rendements d’extraction de minerais sont les plus faibles de toute la région ! Sa Majesté Impériale estime que cela est intolérable ! Nous avons besoin du lynthium qui vient des profondeurs ! Nos progrès technologiques en dépendent ! D’autres terres sont là et sont prêtes à être soumises à notre Empereur !

Saren grimaça. Ainsi, l’Empereur préparait de nouvelles guerres. Nul n’était à l’abri. Le continent d’Örbior, au sud, était vaste et comprenait de nombreux pays qui contenaient de grandes richesses à exploiter. Par-delà l’océan oriental, l’archipel volcanique d’Erhu’Akar possédait un sous-sol riche en ressources minières. Or, argent, diamants, fer, charbon et pierres précieuses rares, autant de cibles que Stelix rêvait de s’approprier. Mais la maison Sélonara, qui régnait sur ce royaume, ne se laisserait pas faire. A l’instar des Beodan, ils étaient puissants dans le Pouvoir et bénéficiaient de l’appuis de plusieurs Manipulateurs. Il restait le continent d’Eraklan, situé au-delà d’Örbior et habité par des royaumes humains qui se querellaient souvent. Une cible facile pour Stelix, mais trop éloigné de sa capitale. D’autres têtes tomberaient avant.

Sauf si quelqu’un tuait Stelix pour éviter de déclencher un nouveau conflit.

Saren releva les yeux et constata que la femme aux yeux violets le fixait, les paupières plissées, méfiante. Il détourna aussitôt le regard, inquiet.

« C’est elle qui est sensible au Pouvoir », lui indiqua le Golem.

« Alors, arrête de me parler et rends-toi indétectable. »

L’inspecteur Hiram Terdael déroula un parchemin et appela plusieurs noms :

— Noha ! Horan ! Aelyx ! Maelys ! Saren ! Vous irez avec l’équipe d’exploration au fond de la mine ! Une nouvelle source de lynthium a été localisée, mais nous avons besoin d’hommes pour sécuriser la zone ! La sorcière Elenys vous accompagnera !

Saren observa la femme. Ses habits de bonne facture orné du serpent-dragon qui se mordait la queue témoignait d’un rang assez élevé au sein de la société impériale. Une broche dorée décorait sa tenue et maintenait en place une cape pourpre.

Ainsi, il s’agissait d’une sorcière. Ce n’était pas n’importe qui.

Il existait différentes catégories de personnes capables de sentir et de manipuler le Pouvoir. Les plus puissantes d’entre elles étaient bien sûr les Manipulateurs, capables d’exploiter à la fois les capacités du Pouvoir et celles des Spectres. Ensuite venaient les sorciers et les chamans. Les premiers étaient capables de lancer des sorts grâce à l’énergie qu’ils puisaient dans le Pouvoir. Quant aux seconds, ils parvenaient à interagir avec les Spectres. Ils les voyaient, les touchaient et pouvaient communiquer avec eux par la pensée. Les chamans étaient considérés comme les gardiens de l’équilibre entre les Spectres et les Manipulateurs. Ils pouvaient renvoyer un Spectre dans l’Infra-Monde et inversement. Chaque seigneur lié à des Manipulateurs possédait au moins un chaman dans son entourage. Au sein de l’Ordre du Dragon, ils étaient légion. Malheureusement, ils déclinèrent comme les Manipulateurs après le Grand Fléau. Un monde sans chaman pour veiller sur les Spectres est un monde chaotique.

— Allez, suivez-moi ! tonna la dénommée Elenys. Nous allons aux mines !

Les ouvriers échangèrent des regards circonspects. Partir maintenant, dans le froid, le ventre vide ? Tous restèrent tétanisés. Mais au coup de sifflet de l’inspecteur Hiram, tous se hâtèrent de suivre la sorcière Elenys. Saren se joignit à ses camarades, s’efforçant de rester calme. Sauter un repas ne l’effrayait pas. Pendant sa formation de Manipulateurs, à cause de son impatience et de son impertinence, il avait vu de nombreuses collations lui échapper. Mais affronter le froid et le dur travail minier sans manger était autre chose. Surtout après avoir subi une crise la veille. Il aurait aimé se remplir l’estomac avec au moins un verre de lait et une tranche de pain rassis. Saren remarqua que certains ouvriers eurent l’idée d’aller chaparder un morceau de brioche sur la table la plus proche, mais les hommes déployés par l’Empire veillaient au grain : les voleurs étaient aussitôt repris à coups de bâtons dans le dos et sur les fesses. Non loin, les autres contremaitres observaient leurs hommes, fouets en main. Gare au moindre écart de conduite. Un seul coup de fouet ouvrait la peau et laissait de profondes cicatrices saignantes sur le corps. Saren en avait fait les frais trois mois plus tôt, quand une crise le frappa en plein travail. Son patron, croyant qu’il simulait pour partir, s’était saisi du fouet pour le châtier. Cinq morsures brûlantes entre les épaules, qui peinaient à cicatriser convenablement. Saren en gardait un souvenir amer.

Le Manipulateur grimpa dans la carriole cabossée en compagnie de ses camarades de fortune et s’estima heureux d’échapper au fouet pour aujourd’hui.

Le convoi s’élança à travers les rues enneigées du village et passa comme tous les matins devant la place principale, où pendaient les corps à moitié congelé des ouvriers rebelles. Rattrapés par les soldats et battus devant tout le monde, ils avaient ensuite été condamnés à mort par pendaison.

Saren songea avec amertume qu’il serait simple pour lui de se révolter, grâce à ses compétences d’épéiste et ses pouvoirs de Manipulateur. De plus, il bénéficiait de l’aide du Golem des Abysses, l’ancien Spectre de son deuxième maître. Même si le Golem n’était pas vraiment son Spectre, Saren parvenait à utiliser ses compétences.

Pourtant, il n’osait pas agir. Il savait que cela se terminerait en bain de sang. Il savait que l’Empire aurait vent de ses agissements et enverrait ses Manipulateurs pour régler le problème. Il savait qu’il se retrouverait pieds et poings liés devant Stelix, et qu’il se ferait exécuter par l’Empereur.

Saren subissait sans broncher les ordres et les brimades de ses supérieurs, non pas par peur de tuer, mais pas peur d’être tué. Il était persuadé que le monde avait besoin de lui. Qu’un Beodan, caché quelque part, l’attendait pour reprendre son trône. Mais pour le moment, il ne voyait pas d’échappatoire à sa triste condition.

Le Manipulateur releva le menton quand il se sentit observé. Elenys, assise en face de lui, le regardait, impassible. Avait-elle compris ce qu’il était ? Si oui, il risquait gros. Peut-être devait-il attendre d’être dans la mine pour tenter de la réduire au silence ?

Cette pensée barbare n’était pas digne d’un Manipulateur de l’Ordre du Dragon, il le savait. Mais les temps ont changé. Et Saren aussi. Le nier reviendrait à se condamner.

Ce monde était devenu sombre, brutal et violent. Pour survivre, Saren devait ressembler à ce monde chaotique. Sa vie n’avait plus de sens depuis le Grand Fléau. Depuis que les Beodan avaient disparu, une partie de lui-même était morte.

Autrefois respectés, loués et vénérés, les Manipulateurs n’inspiraient aujourd’hui plus que crainte, haine et peur. Ils étaient vus par le peuple comme des parias et des criminels, responsables de la Guerre des Deux Empires. Les Manipulateurs appartenaient au passé, clamaient haut et fort les sénateurs de l’Empire, sans savoir que leur Empereur lui-même en était un.

Le jeune homme s’ébroua mentalement, chassant ces pensées pessimistes. Il décida de profiter du calme du voyage et observa la forêt qui s’étendait autour de lui, encore prisonnière de la glace nocturne.

Le convoi montait la pente d’une colline. La route emprunterait ensuite une piste sur la ligne de crête. Ce passage du trajet était celui que Saren préférait car il pouvait admirer le paysage jusqu’aux Monts Maudits.

Sur l’horizon bosselé, un liseré d’or annonçait la naissance imminente de l’astre diurne. Plus haut dans le ciel, les nuages prenaient des teintes rosées et violacées. Le ciel, quant à lui, arborait un bleu profond qui s’éclaircissait au fil des secondes. Enfin, le soleil apparut derrière les contreforts des Monts Maudits, illuminant le paysage. Les arbres enneigés se couvrirent d’un voile cuivré, éburné. La forêt se réveillait après une nuit glaciale, tel un phénix dans ses cendres.

La seule chose qui apaisait vraiment Saren, c’était la beauté de la Nature.

Hélas, ce temps cher à son cœur passa trop rapidement. Bientôt, la carriole descendit la crête pour retrouver la forêt et finalement, arriver au site minier.

Un trou énorme creusait le sol sur plusieurs centaines de mètres, avant de pénétrer dans une profonde cavité souterraine. Ici, les arbres disparaissaient, abattus dès que le site commença à être exploité. Le cratère circulaire impressionnait toujours autant Saren, qui se sentait mal à son approche. Hormis le lynthium convoité par l’Empire, la mine abondait en fer et en cuivre. Saren se demandait pourquoi l’Empire avait autant besoin de lynthium, ce minerai rare venu de l’espace. En tant que Manipulateur, il en connaissait plusieurs usages : les épées des Manipulateurs étaient fabriquées à partir d’un alliage unique qui comprenait du lynthium et de l’argent, ainsi que leurs armures. Mais il n’y avait plus qu’une poignée de Manipulateurs à travers l’Empire. Alors pourquoi Stelix en avait-il autant besoin ?

La carriole vibra et effectua un soubresaut. Saren se tint fermement aux sangles en crin qui dépassaient non loin de lui. Le conducteur s’arrêta face à une patrouille impériale.

Elenys se leva et alla à leur rencontre.

— Que se passe-t-il ?

— Retournez aux baraquements. Personne ne doit entrer dans la mine aujourd’hui.

— Je suis la sorcière Elenys, envoyée par l’Empereur. Je dois aller inspecter la nouvelle zone où le gisement de lynthium a été découvert. Laissez-moi passer, soldats, c’est un ordre de l’Empereur !

Les guerriers s’inclinèrent avec respect mais ne changèrent pas d’avis.

— Ma Dame, la zone est trop dangereuse, même pour vous. Un Spectre se déchaîne actuellement au plus profond de la galerie ouest, à proximité du gisement.

Saren tourna la tête, intrigué. Depuis le Grand Fléau et la guerre, les Spectres se montraient de plus en plus violents, instables. Comme s’ils étaient corrompus par une force inconnue, ou bien frappés par la folie. Les Spectres sauvages attaquaient sans raison toute personne qui passait près d’eux. Quant aux Spectres qui ont perdu leur Manipulateur pendant les batailles, ils sombraient dans la démence. Avant de travailler pour les mines, Saren en avait croisé et combattu trois.

— Un Spectre, vous dites ? répéta Elenys.

— Oui, ma Dame. Notre supérieur est en train de rédiger un message à destination de Vorath’Rohl. Le seigneur Gaenor doit nous envoyer un Manipulateur des Acolytes Pourpres pour régler le problème. Sans quoi, nous devrons condamner la mine.

— Sa Majesté Impériale Stelix ne tolérera pas une telle perte, dit Elenys. Et encore moins le moindre retard. Je dois parler à votre supérieur. Qu’il n’envoie aucun courrier aux Acolytes Pourpres. C’est inutile. Nous allons régler le problème aujourd’hui.

— Comment, ma Dame ? Seul un Manipulateur peut lutter contre un Spectre !

Elenys pivota vers la carriole et désigna Saren d’un signe de tête. Le concerné fut saisi d’un mauvais pressentiment. Il déglutit.

Et ses craintes se confirmèrent quand Elenys déclara, satisfaite :

— Disons que c’est notre jour de chance : nous avons parmi nous un Manipulateur de l’Ordre du Dragon.

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