I. La même photo

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La voiture s’arrêta, le moteur s’éteignit. Louis posa enfin un pied au sol et fit de grands mouvements avec ses jambes pour les dégourdir un peu. Et là, ce fut l’exaltation. Le jeune homme put entendre les cigales chanter plus fort que n’importe quel groupe de rock ne le fera jamais. Il sentit l’odeur du romarin, des lavandes et des pins. Le soleil encore brûlant malgré la fin de journée lui tapait sur les clavicules et, comme chaque fois qu’il revenait ici, il prit une photo. Toujours la même. Perché sur ce rocher un peu bancal, Louis se hissa sur la pointe des pieds et captura le panorama qui s’offrait à lui. Un immense lac bleuté entouré de maquis verdoyants et, juste en premier plan, les quelques tuiles les plus hautes de la « maison des vacances » comme l’appelait sa grande sœur.

Chaque année, depuis aussi longtemps qu’il s’en souvenait, Louis et sa famille quittaient la Normandie pour venir passer les deux dernières semaines d’Août dans le Sud. Judith et Marcel étaient de vieux amis de lycée des parents du jeune homme et ils s’étaient installés dans une merveilleuse villa au beau milieu de la campagne provençale, à quelques kilomètres seulement de la mer.

Louis avait toujours aimé cette maison du bonheur au charme inimitable. Il avait toujours aimé les soirs qui s’éternisaient autour de la table sur la terrasse de derrière. Il avait toujours aimé nager dans le lac clair, et s’allonger sur la plage pour contempler les oiseaux marins. Mais aussi pour observer les vacanciers qui profitaient de leurs derniers instants de repos avant la rentrée. Louis avait aussi toujours aimé baisser un peu son short de bain pour y observer la marque de son infime bronzage. Et, il avait toujours aimé se poser sur la petite table en pierre située sous l’immense olivier pour lire.

Pourtant, chaque année, Louis suivait sa famille à reculons. Tandis que sa sœur, Angelina attendait l’arrivée avec hâte pour retrouver ses amis de la Côte, lui semblait tout simplement ennuyé, blasé voire réticent. Judith et Marcel étaient des personnes douées d’une grande gentillesse et il les aimait beaucoup. Mais il y a bien une chose que le jeune homme ne leur pardonnait pas : leur fils.

Nicolas, âgé de dix-neuf ans était un véritable petit coq à qui tout réussissait. Il était le parfait stéréotype du surfer australien au sourire ravageur, bien qu’il ne fît pas de surf. Celui-ci passait son été à se pavaner sur les plages, à faire des fêtes et des soirées sur le port et à naviguer à bord de son cher voilier.

Louis ne l’avait jamais aimé. Jamais. Toujours à frimer devant tous, à se mettre en avant. Et puis, Nicolas non plus ne le portait pas dans son cœur. Il le méprisait. Mais pas comme on pouvait se l’imaginer. Pas de regards meurtriers ou de coups bas. C'était tout l’inverse. Nicolas, lorsqu’il se trouvait avec Louis, arborait toujours cet insupportable sourire que tout le monde adorait pourtant. Avec ses lunettes de soleil trop grandes, il vagabondait dans la maison de sa démarche nonchalante puis, quand l’envie lui prenait, il s’affalait dans un fauteuil, faisant mine d’être fatigué et fixait Louis, l’air amusé.

Et cela l’énervait encore plus.

L’année dernière, celui-ci avait réussi à éviter Nicolas puisqu’il était allé chez ses grands-parents en Bretagne. Même s’il n’avait pas pu profiter de sa belle Provence, il avait au moins pu passer ses deux dernières semaines de vacances au calme sans aucune envie de meurtre passagère. Parce que pour lui, passer du temps avec Nicolas était une véritable souffrance. Et le voilà qui retournait ici pour la dernière fois, les ultimes vacances dans cette maison qui abritait tant de souvenirs. Le déménagement aurait lieu un peu après janvier et la maison serait donc vendue avant le prochain été. Judith et Marcel resteraient dans la région mais pour de multiples raisons, ils avaient préféré changer d’habitat, de quartier, de localisation.

- Tu nous aides à décharger la voiture Louis ?

Le jeune homme sortit de ses pensées et se tourna vers son père, lui faisant un signe d’approbation. Il prit en priorité ses bagages, pressé de s’installer dans sa chambre pour se reposer un peu. Une valise dans un main, un sac de jeux de sociétés dans l’autre et son fidèle sac à dos, Louis se dirigea tant bien que mal vers le grand portail en bois de la maison. Quand il était petit, il se battait avec sa sœur pour savoir qui allait sonner la petite cloche en cuivre à l’entrée. Mais cette fois-ci, il passa devant, laissant Angelina lui éclater les tympans en agitant brusquement la cordelette. Sa sœur avait vingt-deux ans, ce qui faisait de lui le plus jeune de la maisonnée. Du haut de ses dix-sept ans, Louis se sentait à l’écart. Bien qu’on l’ait toujours décrit comme un jeune homme mature, il avait l’impression que tant qu’il n’aurait pas dix-huit ans, il serait encore considéré comme un enfant. Chaque année, sa sœur passait le plus clair de son temps avec des amis à elle qui vivaient dans le coin, les deux couples de parents discutaient entre eux et Nicolas, comme à son habitude, flânait. Le sourire scotché au visage.

À peine Louis avait-t-il fait un pas dans le domaine que Judith, vêtue d’une robe orangée, accourut. Elle ouvrit grand ses bras dans une exclamation de joie et se tourna vers l’intérieur de la maison :

- Marcel, ils sont arrivés !

Elle s’avança et prit le jeune homme dans ses bras.

- Pose tes valises mon grand, on va t’aider à les porter !

Louis souriait et deux petites fossettes se creusèrent au coin de ses lèvres. Judith ébouriffa ses cheveux déjà en pagaille puis se dirigea vers Angelina. L’adolescent garda tout de même son chargement et s’avança vers la porte d’entrée restée ouverte. Il croisa Marcel qui portait un polo à rayures et un short taché sur le côté. Ils se serrèrent la main avant que le cinquantenaire n'attrape le cabas contenant les jeux de société.

- Laisse-moi ça Louis, je vais le mettre dans la chambre de tes parents. Tu peux monter, on t’a laissé la chambre que tu as d’habitude. Nicolas doit être là-haut.

Le jeune homme le remercia puis grimpa dans les escaliers en bois, appréhendant ses retrouvailles avec celui qu’il qualifiait parfois d’ennemi. Lorsqu’il arriva sur le palier de l’unique étage de la maison, Louis eut un petit sourire. Il passa la porte du bureau qui lui servait de chambre et posa sa valise au sol en soufflant suite à l’effort qu’il venait de fournir.

La petite pièce, bien que poussiéreuse, avait une valeur inestimable pour Louis. C'était sur ce petit lit qui craque qu’il avait tant apprécié se reposer après d’interminables randonnées. C'était par cette fenêtre qu’il observait les collines de Provence s’étendre au loin. C'était sur ce parquet qu’il avait une fois décidé de faire des pompes tous les jours pour se muscler un peu avant de finalement renoncer à cet exercice trop proche de la torture à son goût. Mais surtout, c'était ici que Louis avait passé tant d’heures à écrire. Des poèmes, des nouvelles, des essais. Il avait noirci tant de pages, tracé tant de lettres. Parfois jusqu’après minuit, avec une petite lanterne, il avait veillé des heures entières pour terminer des strophes, des chapitres, des paragraphes. Louis aimait cette pièce. Il l’adorait même.

Dans un élan d’euphorie incontrôlé, le jeune homme se jeta sur le lit et étendit ses membres à la manière d’une étoile. Il contempla le plafond craquelé, se répétant dans sa tête qu’il y était enfin. Dans son isoloir, son boudoir. Dans son petit monde à lui. Il entendait du bruit venant du rez-de-chaussée. Des fragments de voix ; ceux de ses parents. Des éclats de rire ; ceux des parents de Nicolas.

Soudain, sa porte s’ouvrit à la volée et Louis sursauta comme si on venait de le prendre en faute. Angelina scruta la pièce puis posa son regard sur son frère qui se redressa en position assise.

- Alors, bouclette, content de retrouver ton petit cabinet secret ?

- Ne m’appelle pas comme ça ! s'insurgea-t-il.

Louis avait de grandes boucles brunes qui lorsqu’elles étaient mouillées, tombaient devant ses yeux verts en amandes. On ne pouvait en dire autant de sa sœur dont les cheveux étaient raides et dorés.

- Bon bah, je te laisse frisouille ! dit-elle avant de rejoindre sa propre chambre.

Le plus jeune souffla d’exaspération et leva les yeux au ciel avant d’être obligé de reprendre la parole :

- Angelina, la porte ! hurla-t-il.

Il attendit, figé, tendant l’oreille, que sa sœur revienne fermer cette satanée porte mais en vain.

Alors qu’il se levait pour accéder à sa propre demande (il commençait réellement à croire à cet adage qui disait qu’on n'était jamais mieux servis que par soi-même), un grand garçon à la beau basanée et aux yeux d’un bleu particulièrement foncé apparut dans l’embrasure de la porte.

- Salut ! lança-t-il de sa voix légèrement cassée.

Louis fixa Nicolas, les sourcils froncés. Il ne l’avait pas vu depuis près de deux ans et il devait avouer que le sudiste avait bien changé. Ses cheveux châtains autrefois lisses et parfaitement coiffés d’une insupportable mèche étaient en pagaille totale, dressés sur sa tête. Et celui-ci avait bien pris cinq bons centimètres, le dépassant largement.

- Salut. Répondit-il sombrement.

Il y eut un court silence avant que Nicolas n’attrape la poignée de la porte, la tirant vers lui lentement. Son éternel sourire et ses lunettes de soleil relevées sur sa tête disparaissaient peu à peu dans le couloir, bien que toujours présents dans l’esprit de Louis. Lorsque la porte fut totalement fermée, le jeune homme se jeta de nouveau dans son lit, enfouissant sa tête dans son oreiller, agacé mais surtout lassé. Déjà !

***

Le jeune Louis était confortablement installé dans un transat, un livre entre les mains. Nicolas était parti chercher du pain au village, les hommes discutaient autour du barbecue tandis que les femmes papotaient autour d’un verre de jus d’orange. Angelina jouait avec le chien et Louis se sentait parfaitement bien. Les pieds étendus devant lui, il s’étirait de temps à autres, changeait de position. Il se levait parfois sans raison valable, juste pour marcher un peu, batifoler à droite à gauche, écouter des bribes de conversations, inspecter la préparation du dîner.

Les cigales avaient cessé de chanter, un petit air frais s’installait et le soleil couchant laissait un ciel teinté d’orange, de rose et de bleu dans un ensemble toujours plus pastel. On sentait l’odeur du poisson grillé et le jeune homme dont le ventre gargouillait déjà n’attendait que de se mettre à table.

- Je suis là ! cria une voix.

Louis roula des yeux avant de se redresser pour apercevoir Nicolas, tout sourire, deux baguettes dans les bras.

- Ah mon fils ! Nous ne t’espérions plus !

- Ouais je sais, j’ai croisé Jules, on a un peu discuté et il a voulu me montrer en vitesse les nouveaux carénages de sa moto.

Le jeune homme déposa le pain sur la table et s’avança vers son père, un air taquin sur le visage.

- Je ne pensais pas que ma présence était si indispensable !

Les deux hommes rirent de bon cœur tandis que Nicolas, tourné vers le barbecue fumant, se frottait les mains d’un air intéressé. Stéphane, le père de Louis, se pencha alors vers les converses poussiéreuses de l’arrivant :

- Dis-donc, tes chevilles ne seraient pas en train d’enfler ?

Marcel rit de plus belle avant d’ajouter :

- Ce n’est pas ta présence qui est indispensable, c'est plutôt celle du pain !

Louis tentait tant bien que mal de reprendre sa lecture bien qu’il n’eut qu’une envie : rejoindre sa chère chambre sombre et isolée. Il jetait de petits coups d’œil vers le grand garçon châtain responsable de son énervement et se mordillait la lèvre d’agacement. C'était physique. Il ne pouvait pas le voir en peinture.

- Nicolas, retire tes lunettes bon dieu ! Il n’y a plus un seul rayon de soleil !

La remarque de Judith fit sourire Louis. Un véritable sourire. Un poil mesquin mais tout de même ! Ce n’était pas souvent que Nicolas était repris. Mais le jeune homme n’eut pas le temps de s’extasier d’avantage qu’on l’appelait pour le dernier repas de la journée.

- À table !

Le jeune garçon laissa son ouvrage sur le transat et se dirigea vers la table. Il était assis en face de Nicolas, comme chaque année, mais il était trop satisfait que quelqu’un lui ait enfin demander de retirer ses lunettes pour se préoccuper sérieusement de ce détail.

Louis appréciait particulièrement les repas du soir. Une lanterne éclairait la table et il ne faisait jamais trop chaud. Il pouvait profiter du soleil couchant puis, au moment du dessert, de la voute étoilée, toujours très voyante en cette période de l’année. Le jeune homme n’écoutait pas réellement la discussion générale, préférant retracer les motifs de la nape avec son doigt, jusqu’à ce que son prénom sorte de la bouche de Marcel.

- Et dans quelle école rentre Louis ?

- Le lycée Jeanne d’Arc de Rouen pour faire sa prépa hypokhâgne, répondit la mère du concerné.

Nicolas qui n’avait pas l’air très intéressé non plus par la conversation se redressa soudain, cessant de jouer avec son rond de serviette :

- Mais c'est pas un truc de lettres ça ?

- C'est une prépa littéraire oui. Pourquoi ? lui répondit son propre père.

Nicolas pouffa en plaçant sa main devant sa bouche puis tourna son regard vers Louis qui ne comprenait pas vraiment ce qui amusait autant son voisin d’en face.

- Mais, t’as pas fait un BAC S ? questionna Nicolas d’un ton surjoué.

- Si et alors ?

Les quatre parents et Angelina observaient l’échange, perplexes. Ils savaient tous que ces deux-là n’étaient pas les meilleurs amis du monde et ils redoutaient un possible dérapage chez l’un comme chez l’autre. Pourtant, ils avaient toujours espéré que leurs enfants respectifs s’entendraient aussi bien qu’eux à leurs âges. Hélas !

- Bah pourquoi tu fais un BAC scientifique pour ensuite aller faire de la littérature ? C'est un peu bête quand même !

De quoi se mêlait-il ? L’énervement de Louis était palpable. Si bien que Judith prit la parole à sa place s’essuyant la bouche avant de se tourner vers son fils :

- Et toi alors ? Tu n’as jamais changé de vocation ? lui demanda-t-elle d’un ton un peu rude.

Elle se rattrapa finalement d’une voix plus douce, presque amusée :

- Je ne vais pas te rappeler qu’en fin de troisième tu voulais être joueur de tennis professionnel, qu’en seconde tu voulais faire le tour du monde en bateau avec Rebecca, qu’en terminale c'était pompier et que maintenant tu n’as pas un semblant de projet !?

Des rires s’élevèrent, apaisant aussitôt l’atmosphère. Les parents de Louis se mirent alors à lister les nombreux métiers qu’avaient voulu faire leurs deux enfants. Policier, pâtissier, dresseur de tigres, agriculteur, testeur de matelas… Angelina riait avec eux, essayant tant bien que mal de se défendre sur certains points dont elle avait trop honte. Elle savait aujourd’hui qu’il aurait été compliqué de devenir lapin de Pâques !

Les deux adolescents quant à eux s’étaient enfermés dans leur bulle respective. Nicolas, tout de même un peu vexé par la réponse de sa mère, continuait de jouer avec son rond de serviette. Il essayait de passer le plus de doigts possibles à l’intérieur ; plus jeune, il y arrivait. Mais ses petites mimines d’enfants avaient été remplacées par de grandes mains expérimentées et puissantes. Il ne pouvait désormais faire passer plus de trois doigts.

Louis était avachi dans sa chaise, les bras ballants. Il fixait la lanterne et les insectes qui voltigeaient autour et pensait à la poésie. À sa poésie. Là, maintenant, il se sentait inspiré. Alors, il réfléchit un peu, se laissait porté par les émotions que la vue de cette lumière orangée lui transmettait. Toutes ces phalènes qui prenaient la lampe comme point de repère et qui revenaient sans cesse se coller à la surface en verre, cherchant ici ce qu’elles ne trouveront jamais ailleurs.

Je suis le papillon de nuit,

Éphémère et abruti.

Je suis la lucarne abîmée,

Faible et oubliée.

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