Moulay Ibrahim

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Perché à la tête d’un arbre, Moulay Ibrahim fut le premier à voir le messager d’Al Mandari arriver à cheval. L’homme semblait en urgence et avait des traits de détresse sur le visage, il ne pouvait porter de bonnes nouvelles. La scène interpella donc la curiosité du jeune homme, qui ne tarda pas à quitter son perchoir et gravir à pied la pente sur laquelle donnait une des portes nord de la kasbah.

Du haut de ses quinze ans, Moulay Ibrahim, comme tout le monde l’appelait, avait la carrure d’un soldat. Il était grand et avait les épaules carrées, et ne manquait aucune chance d’exhiber ses talents à l’épée comme à l’arc. Il avait les traits de son père, de petits yeux noirs qui ne faisait que scruter, le semblant d’une barbe naissante et un nez aquilin.

L’héritier dévalait la pente presque en courant, ne se donnant même pas la chance de prendre un souffle. Il fit bientôt aux écuries qui abritaient, discrètement à leur droite, les escaliers menant aux quartiers est de la kasbah, les quartiers seigneuriaux. Montant les escaliers quatre à quatre, il manqua de tomber en croisant le messager qui descendait. Ce dernier, reconnaissant soudainement Ibrahim, lui d’un ton morose :

- Moulay, votre père vous demande !

Ainsi donc, Moulay Ibrahim remercia l’homme et continua son ascendance. Les escaliers donnaient sur un immense hall couvert de tapis aux couleurs différentes, sûrement venus de l’orient. Des tables basses y étaient posées ici et là, au centre de chacune d’elle se trouvaient des chandeliers de tailles et formes variées. A sa droite, Ibrahim regarda cinq portes qui s’alignaient, puis de nouveaux escaliers tournants au fond. Ce fut ces derniers qu’il monta pour enfin trouver une porte unique, peinte en bleu et ornée par un heurtoir en fer. Ibrahim frappa trois fois, et attendit.

La voix de son père lui consignant d’entrer ne tarda pas à lui répondre. Il poussa donc la porte et entra dans la vaste salle d’études de son père, laquelle était extrêmement riche par le tas de parchemins qui s’y trouvait et le nombre de livres qui y étaient rangés. Moulay Ali était assis à terre, examinant un bout de parchemin qu’il avait entre les doigts. Ibrahim s’inclina et attendit que son père lui fît signe de s’asseoir, ce qu’il fit finalement après quelques secondes.

Cela faisait maintenant quelques semaines que Ibrahim avait senti comme un déclic dans son âme, quelque chose n’allait pas, mais il n’arrivait point à déterminer de quoi il s’agissait catégoriquement. Cela avait commencé par un petit doute qui avait germé dans son esprit, une voix qui lui disait que son père était en train de l’isoler, qu’il ne partageait plus ses pensées avec lui autant qu’il l’avait fait auparavant et qu’il n’était pas complètement satisfait de son fils. Depuis, la voix ne se taisait plus. Ensuite, l’arrivée de ce Hassan, cousin direct de son père, déconcerta le jeune Ibrahim. Il tâchait à entretenir de bonnes relations avec l’homme, mais restait tout de même méfiant et à l’éveil. Cette arrivée inattendue, il y a une dizaine de jours, fit ancrer les idées qui tourmentaient le jeune homme, et il ne cessait de voir des signes avançant sa théorie dès que son père parlait ou bougeait. Il était donc prudent de dire que Moulay Ibrahim était prisonnier des idées qu’il se faisait de son père, qu’il en perdait du sommeil et que cela expliquait les cernes énormes qui lui couvraient les yeux ce jour-ci dans la salle d’études de Moulay Ali.

Quand Ibrahim s’assied finalement aux côtés de son père, ce dernier releva la tête vers lui et l’inspecta longuement. Moulay Ali semblait être préoccupé par une quelconque pensée et regardait donc son fils sans le voir. Le jeune homme, voulant rompre ce silence inopportun avec son père, se décida donc de lui demander :

- Des nouvelles de Tittawin, père ?

L’Émir cligna des yeux et semblait finalement reconnaître son fils assis devant lui. Il s’éclaircit la voix et retourna à inspecter le vieux parchemin jauni qu’il tenait. Il finit par le déposer à sa droite en croisant le regard de son fils.

- J’ai une mission pour toi, mon fils.

Ibrahim ne laissa rien paraître de la joie qui lui remplit le cœur en entendant ces mots. Il était réjoui que son père lui faisait confiance, intrigué par ce que cette mission pouvait bien être et fier d’être ainsi traité comme un homme et non un enfant. Soudain, l’héritier fut interrompu dans sa pensée par le heurtoir qu’on frappait à la porte et Hassan, le cousin, surgissant du cadran.

- Ah, Hassan mon frère, vous voilà enfin ! s’exclama Moulay Ali.

Dans un coin sombre de la salle se tenait une servante, pas plus jeune que Moulay Ibrahim, à laquelle Moulay Ali fit signe de leur apporter du thé à la menthe. Éclatant d’un sourire, Hassan s’empressa de prendre sa place à côté de l’Émir et son fils. Il avait l’air aussi confus qu’intrigué sous ce sourire béat, ne put s’empêcher de penser Ibrahim. Bientôt, la servante fut de retour. Sur un plateau en argent immaculé, elle apportait trois tasses émaillées de thé bien chaud. Les trois hommes se servirent, enveloppant leurs tasses des deux mains afin de faire face à la brise glacée qui régnait en cette heure du matin.

- Mon frère, j’espère que Chaouen vous traite bien, commença Moulay Ali en sirotant son thé. Quand ma famille fut chassée d’Andalousie, je me rappelle en avoir eu le cœur percé et l’âme terne, Chaouen fut mon refuge. Je prie Allah qu’il en est de même pour vous.

Moulay Ali prononçait ses mots avec une éloquence totale, prenant son temps à énoncer chaque mot avec la plus grande confiance. Sa voix ne trahissait jamais le doute, ou la peur, ou le mensonge. Bien que ce soit là toutes des choses que son cœur connaissait et en était négligemment habitué. C’était comme si chaque son qui quittait sa bouche s’en allait voletant pour créer une barrière autour de l’homme, le glorifiant encore et nourrissant sa sainteté. D’un geste de sa main, il invita Hassan à boire son thé, lançant un regard de côté à Ibrahim qui regardait sans commenter, et qui dont les pensées étaient toujours proies à la mission que son père venait de mentionner.

- Moulay, vous avez été trop bons envers nous. Quitter Grenade fut un supplice pour ma famille et moi, ma petite Zainab en est toujours bouleversée, commença Hassan. Mais je brandis mon épée pour Chaouen maintenant, et mets mon or à la disposition de mon sang !

Ibrahim faillit laisser échapper un rire face aux propos de son grand-cousin, les trouvant inutilement dramatiques et quelque peu grossiers. Il se contenta donc de boire une longue gorgée de son thé, se brûlant la gorge et étouffant une toux. Il voulut presser son père à leur révéler la raison de cette étrange réunion mais n’en fit rien.

- Ce matin, voyez-vous, alors que je venais de faire ma prière, un messager d’Al Mandari frappe à ma porte, balbutiant des mots que je comprenais à peine et me tendant un bout de parchemin.

Moulay Ali prit une pause, poussant le parchemin au centre du triangle que les trois hommes formaient, avant de continuer.

- Un jour après que les hommes n’aient tendu leurs tentes et qu’Al Mandari faisait les premiers préparatifs pour commencer les constructions, une troupe des Beni Hozmar, qui n’essayaient pas de le cacher à en croire la lettre, les prit par surprise, laissant deux blessés, expliqua Moulay Ali.

Moulay Ali semblait avoir prononcé ces mots dans une transe, on aurait presque cru que l’affaire toute entière l’énervait plus qu’autre chose. En parlant, ses yeux allaient frénétiquement de Hassan à Ibrahim, ne se permettant même pas une seconde d’arrêt. Cela était suffisant pour que les deux hommes prennent la situation au sérieux, et virent dans les propos de Moulay Ali une introduction à des fins plus graves.

Il était connu que de toutes les tribus qui peuplaient le pays des Jbalas, les Beni Houzmar étaient les plus fiers et les plus arrogants et, bien que la principauté de Moulay Ali établie à Chaouen n’avait virtuellement aucune autorité sur le pays des Jbalas ou nulle part d’ailleurs, l’Émir avait espéré que les hommes de Beni Houzmar respecteraient le sang qui coulait dans ses veines et sa descendance du Prophète. En effet, par sa descendance du Moulay Abdeslam Ben Mchich, le saint soufi qui descendait lui-même de Hassan Ben Ali, petit-fils du Prophète lui-même, Moulay Ali était ce qu’on considérait naturellement un chérif. Son sang, se dit-il, est une arme à subjuguer les hommes et propager son message, le message de Chaouen.

Voilà un peu plus de trente ans que Moulay Ali avait fondé la ville de Chaouen, ses jardins, sa grande mosquée et ses fontaines. Les remparts se dressaient face aux intrus, et la position de la ville entre deux montagnes imposantes faisait d’elle une forteresse impossible à pénétrer. Il avait bien fait de vendre toutes ses propriétés avant de rentrer d’Andalousie, ses terres et son commerce. Mais il ne pouvait se passer de ses hommes, il regroupa donc autour de lui des maçons comme des architectes, des soldats comme des artisans, paya leur traversée et ensemble ils rentrèrent aux terres de leurs aïeux. Ce furent ces hommes-là qui l’aidèrent à bâtir Chaouen, la forteresse impénétrable du nord.

Mais la chose n’était pas facile. Même en arborant sa descendance comme une arme et un avantage, il y avait beaucoup de gens qui voyaient la présence de sa petite principauté comme une menace. Les Ghomaras furent donc la première bataille que Moulay Ali devait gagner, d’où son premier mariage qui venait exprimer une alliance entre les deux individus, mais aussi Chaouen et ses voisins de l’est. Depuis, L’Imam Hamza était toujours présent là où il importait, veillant à savoir tout des plans de Moulay Ali et à maintenir les tribus sous contrôle.

Les Ghomaras n’étaient pas le seul problème que Moulay Ali dut résoudre. Au sud, dans sa ville de Fès, Mohammed Cheikh Al Wattassi se proclama roi un an après que Chaouen ne fut bâtie. Depuis, il y a eu tant d’escarmouches entre Fès et Chaouen, mais toutes en vain. Le roi croyait régner sur le nord de Marrakech comme sans sud, mais tous savaient que son autorité ne dépassait pas les murs épais de Fès. Mais, même Mohammed Cheikh était prévisible et ne pouvait se permettre une campagne contre Chaouen. Il savait la ville impénétrable et les ressources de Fès limitées.

Quant aux Jbalas, leur allégeance était source de doutes et de scepticisme. Moulay Ali ne pouvait espérer imposer une quelconque autorité sur eux, et ils étaient aussi imprévisibles qu’incorrigibles. Et, comme pour ajouter du comique à la situation, Moulay Ali, encore une fois par sa descendance, était un des leurs et se devait donc de les traiter ainsi. Les Jbalas, s’était-il dit durant les premières années de sa principauté, se révélaient être des rebelles fiers et farouches, il fallait donc raisonner avec eux au lieu de faire recours à la violence.

Tout cela, l’Émir l’avait expliqué à son fils il y a quelques années. En ce moment-là, père et fils pensaient donc à la même chose. Moulay Ibrahim, le coude sur le genou et le menton enfoui dans la paume de sa main, fixait son père sans cligner. Il se redressa, prit un souffle puis dit :

- Tu veux qu’on aille leur parler, aux Beni Hozmar, c’est ça ?

- Je ne trouve que cela de logique, répondit le père. Nous ne pouvons nous permettre d’user des chevaliers, ça ne ferait que les enrager et ils finiront par en gagner des partisans.

Parmi les hommes que Moulay Ali avait ramené d’Andalousie, des chevaliers qui ont vu la guerre et la mort, et qui en peuvent toujours attester. Vingt-quatre hommes trompés dans l’art du sabre, et qui donneraient leurs vies par loyauté à Moulay Ali.

- Votre présence est aussi bonne que la mienne, le même sang coule dans nos veines, ajouta l’Émir.

Pendant ce temps-là, Hassan ne dit rien mais observait avec intérêt l’échange entre Ibrahim et son père. L’héritier était comme une copie de son père, bougeant et parlant comme lui et, des fois, réfléchissant comme lui. Moulay Ibrahim qui, il y avait seulement une heure, était submergée par un énorme doute et s'interrogeait sur la confiance que lui faisait son père, en avait tout oublié et n’avait que la mission présente en tête.

- On ira en petit groupe, dit-il. Cinq ou six hommes, pas plus. Nous ne voulons éveiller leur méfiance.

D’un hochement de tête, Moulay Ali acquiesça. Bien qu’il n’y eût pas de doute dans sa tête que son fils était capable de bien le représenter, l’Émir était incertain et reconnaissait que le voyage serait périlleux. En plus de son cousin Hassan qu’il envoyait avec son fils, il choisirait six de ses meilleurs d’armes et deux mules chargés d’orge et d’autres aliments. Il était plus important pour lui, en ce moment-là de veiller à la construction de Tittawin et son port.

Après avoir fait le point sur tous les détails de leur mission, Moulay Ibrahim et Hassan quittèrent la chambre. L’héritier s’attarda au premier étage, laissant son grand-cousin le devancer, et s’installa derrière une des demi-douzaines de tables qui s’y trouvait.

Du haut de la kasbah rachidienne, Ibrahim lançait un regard impérieux sur Chaouen. La grande mosquée se tenait comme un gardien des terres, enracinée dans les montagnes qui l’entouraient et lançant son minaret rose à la rencontre du Dieu.

Un jour, se dit-il, tout ceci serait sien. En attendant, il devait impérativement mener sa mission avec succès. Demain matin, à la première lueur du jour, il guiderait son étalon portant le nom de Sarab, arabe pour mirage, et s’élancerait avec ses hommes dans les montagnes du Rif à la recherche des Beni Hozmar. Le matin venu, c’est ce qu’il fit.

Chaouen dormait encore quand les hommes scellèrent leurs montures et quittèrent la forteresse de Chaouen. Derrière eux, les deux montagnes s’entrelaçaient pour ne former qu’un unique corps colossal, duquel un millier de ruisseau abreuvait la ville et ses habitants. Devant eux, la rivière serpentait la terre alors que quelques oiseaux chantaient l’arrivée du soleil.

À la tête du groupe, Moulay Ibrahim était flanqué par deux hommes. Le premier, Hassan, avait encore les traits du sommeil sur le visage et somnolait presque. Le deuxième était un des hommes que Moulay Ali avait soigneusement choisi. On le connaissait sous le nom d’Abou Omar, un des vingt-quatre chevaliers ayant traversé la méditerranée avec l’Émir de Chaouen.

Pendant plusieurs années, Abou Omar avait été le maître d’armes de Chaouen, entraînant ses jeunes comme ses vieux et veillant à la garde des remparts jour et nuit. Le reste de la troupe était des hommes d’armes que Moulay Ali connaissait personnellement. Deux venaient d’Andalousie, les deux autres étaient des Ghomaras.

Le territoire des Beni Hozmar n’était qu’à une demi-journée à cheval, sur les confins du rif occidental et à l’ouest même de Tittawin. Au lieu de prendre donc le sentier battu par des milliers de voyages entre les montagnes du rif, les hommes montèrent plutôt les montagnes elles-mêmes. Le chemin montagneux était plus dangereux, mais cela leur évitait d’aller jusqu’à Tittawin avant de faire détour vers les Beni Hozmar.

Quelque part derrière eux, le muezzin de Chaouen appela à la prière de l’aube. Ils laissèrent la voix derrière eux et escaladèrent le chemin qui se traçait dans la montagne. Ce dernier étant étroit, les messagers de Moulay Ali n’eurent d’autre choix que de tirer leurs bêtes derrière eux.

Les lueurs du soleil ne tardèrent pas à se transformer en rayons brûlants. Les étalons, les mules, comme les hommes, étaient essoufflés par l’altitude et le manque d’air. De main en main, on se faisait passer une gourde d’eau afin de ne pas succomber à la fatigue.

Bientôt, le chemin étroit étreignant la montagne donna sur un immense plateau, qui ouvrait lui-même le chemin vers d’autres montagnes et sentiers. Tout autour, des arbres offraient de minuscules taches d’ombre à peine assez grandes pour protéger une seule personne. Les hommes firent haltes et s’éparpillèrent donc, chacun prenant sa place au pied d’un arbre.

Moulay Ibrahim s’allongea, regardant Sarab aller et venir à côté de lui, reniflant la terre sous ses sabots. Il se redressa pour un moment, tâtant le sol de sa main essayant de chercher sa gourde d’eau. Soudain, il sentit quelque chose de froid lui toucher la main. De l’acier. Alerté, il essaya de se relever tout en cherchant la poignée de son épée. L’acier vint lui caresser la nuque, et Moulay Ibrahim s’arrêta net, n’osant plus bouger.

Ibrahim releva la tête. L’homme qui lui faisait face était énorme. Sa main tenait une longue épée et était ornée d’une bague dont la pierre était grosse et imposante. Tournant la tête, il vit que ses compagnons étaient tous dans le même péril. Les bandits, huit au total, étaient tous enveloppés d’habits noirs et des turbans de la même couleur leur couvraient la tête et la partie inférieure du visage.

Abou Omar fit le premier à rompre la balance. Dégainant rapidement son épée, une petite étincelle marquant le moment où elle quitta le fourreau, il fit voler l’arme de son adversaire et, d’un mouvement brusque, se mit derrière lui et posa son acier sur le cou du bandit. Aussitôt, le reste de la troupe s'exécuta à son tour, profitant de la diversion que venait de créer le chef d’armes de Chaouen.

- Maudits bandits, coupons-leur la tête et laissons-les proie aux corbeaux, s'exclama un des hommes d’armes de Moulay Ibrahim.

- Non, s’écria l’héritier. Ce sont des Beni Hozmar, ligotons-les et bougeons d’ici !

Il avait reconnu les hommes par les bagues que tous portaient. Une délégation des Beni Hozmar était venue à Chaouen il y a quelques années, et s’étaient entretenus longuement avec Moulay Ali. Ibrahim avait été attiré par ces bagues énormes qu’ils portaient tous au quatrième doigt de la main gauche, luisant sous la lueur des chandelles de mille couleurs différentes.

Les sept hommes qui avaient quitté Chaouen continuèrent leur chemin donc, accompagnés de huit prisonniers qu’ils tiraient par des cordes donc chacun était ligoté. La délégation, guidée par Moulay Ibrahim et Abou Omar, prit un sentier qui s’engouffrait davantage dans les montagnes. Haletant, les prisonniers n’avaient d’autres choix que d’obtempérer et suivre Abou Omar qui, d’une voix de geôlier, étouffa toutes leurs protestations.

Ils marchèrent encore ainsi pendant deux heures avant le chemin ne commençât à descendre vers une vallée. Étant dans l’ombre de la montagne, la vallée était animée par de légères brises qui venaient du nord-ouest et rafraîchirent Ibrahim et le reste des hommes. Bientôt, ce furent des tentes lointaines qui apparurent au loin. Leurs silhouettes s’élevaient petit à petit à l’horizon, des formes blanches arrivant comme un salut sur un tapis de verdure. Aussitôt, les hommes montèrent leurs bêtes et, tirant leurs prisonniers derrière eux, se dirigèrent vers les Beni Hozmar.

À leur entrée au village, on les reconnut instantanément comme n’étant pas des leurs. Et, à la vue des prisonniers qu’ils tiraient derrière eux, quelques habitants allèrent même jusqu’à leur jeter des pierres dessus, les appelant de tous les noms. Cette pagaille ne dura pas longtemps, mais s’arrêta dès qu’un large homme barbu, attiré par les voix qui allaient s’élevant, fit irruption d’une des tentes et barra la route à Moulay Ibrahim. Ce dernier sauta du haut de son cheval, avançant vers l’homme d’un pas sûr et confident. Les hommes firent de même, dégainant leurs épées et s’attendant au pire. Moulay Ibrahim n’était qu’à deux pas de son adversaire. Ce dernier, qui ne dépassait pas les vingtaines de son âge, ne bougeait pas et se contentait de sourire, le plus large sourire qu’on ait jamais vu. Leurs nez se touchant presque, les deux hommes s’étreignirent et éclatèrent d’un rire tonitruant. Les hommes, ne comprenant pas ce qui se passait, baissèrent nerveusement leurs armes.

- Moulay, mon bon vieil ami. Cela fait combien de temps ? Un an ? Deux ?

- Trois, si l’on compte, répondit Moulay Ibrahim en passant son bras autour de l’homme. Relâchez-les, ajouta-t-il à l’adresse de ses hommes.

Une fois dans la tente, les deux hommes s’échangèrent quelques mots et s’enquièrent chacun de l’état de l’autre. Accompagnant Moulay Ibrahim, Abou Omar et Hassan prirent place autour de la table que partageaient l’héritier et son ami.

- Qu’est-ce qui vous amène aux terres de mes ancêtres, Moulay, s’exclama l’homme. Si loin de Chaouen, mon ami, n’avez-vous crainte pour votre vie ?

Moulay Ibrahim laissa échapper un rire éphémère mais surtout confident. L’homme devant lui était Yassine, dit Yassine le Balafré pour les intimes mais seulement pour les intimes. Il y a trois ans, il était de la délégation des Beni Hozmar qui était venu à Chaouen. Yassine, qui n’était alors âgé que de vingt et un ans, et Ibrahim, alors âgé de treize, s’étaient machinalement lié d’un lien solide. Pendant les quelques jours qu’il était resté à Chaouen, Yassine s’entrainait chaque jour avec le petit héritier et lui aurait aussi, à en croire les dires, appris une chose ou deux sur les voluptés féminines. Pour Ibrahim, Yassine était tout ce qu’il voulait être. Un jeune soldat fort, qui savait manier ses armes, et charmant plus que tout.

- Je vous vois ici assis dans la tente seigneuriale, la bague de votre Père à la main, qu’en est-il ?

- Ce que vous pensez est correct, Père n’est plus des nôtres, répondit le Balafré. Cela dit, je suis chef maintenant.

Ibrahim releva la tête et regarda longuement dans les yeux de son ami, essayant tant bien que mal d’exprimer ce que ses mots ne pouvaient le faire. Yassine, dont la partie droite du visage était couverte par les vestiges d’une mauvaise blessure, balaya l’air d’une main et dit d’une voix joviale :

- Ramenez de l’eau et du thé pour nos invités, s’adressa-t-il aux quatre femmes tapies au coin de la tente. Ce soir, nous dînons ensemble, un festin pour mon vieil ami, ajouta-t-il en tournant la tête vers Moulay Ibrahim.

Ce soir-là, Yassine refusa de de discuter de la raison de l’arrivée de Moulay Ibrahim, qui la lui divulgua une fois sa tasse de thé en main. Une fois le soleil couché, on alluma des feux de camps tout autour de la tribu. Hommes et femmes mangèrent à leur appétit, riant et lançant des blagues. Assis devant la tente de Yassine, ce dernier s’entretenait avec Ibrahim qui, ayant un peu trop mangé et bu, avait la tête qui tournait.

- Ces maudits portugais, pas un seul port qu’ils nous ont laissé, obtempérait Yassine. Allah les maudit tous !

Autour d’Ibrahim, le monde tournait. Les hommes se mêlaient, dansant, aux ombres que leur dessinaient les flammes. Celles-ci, s’élevant vers le firmament et se mouvant comme des serpents, semblaient vouloir attaquer l’héritier, qui essayait de les repousser par des mouvements de main aussi spectaculaires que commis au hasard. Il sentait sa tête peser sur ses épaules et ses doigts s’engourdir.

- Que dis-tu d’un autre verre, mon frère ?

Ne répondant pas, Moulay Ibrahim se leva, titubant et ayant du mal à se tenir debout. Il balaya la proposition de son ami par un revers de la main. Adjacente à la tente seigneuriale était celle que les Beni Hozmar avaient aménagé pour la délégation. En s’y dirigeant, Moulay Ibrahim vit les formes se mêler dans ses yeux, les tentes aux arbres qui les entouraient, les étincelles du feu aux étoiles du firmament. Quelque part, une voix prononça un seul mot en boucle, sifflant presque, une voix de vipère. La voix disait : “traître”. Il y était presque, se dit-il, quelques pas de plus et il serait dans le confort d’un lit. Il énonça le nom de Dieu plusieurs fois, priant mais n’osant ouvrir la bouche. Il releva le rideau de la tente et s’y engouffra, tout en sueur. Se jetant tête la première sur le premier lit qui croisa son regard, Moulay Ibrahim ferma les yeux et s’endormit. Mais, avant de se laisser entièrement submergé par le monde des songes, une image lui vint à l’esprit et y resta : des hommes qui noyaient leurs bras jusqu’au coude dans de larges réceptacles aux couleurs différentes.

Le lendemain, ce furent les bottes d’Abou Omar dans son visage qui réveillèrent Moulay Ibrahim. Abou Omar lui fit signe de le suivre et alla attendre à l’entrée de la tente. Moulay Ibrahim se leva, une migraine lui brisant les tempes, se rafraîchit le visage rapidement et suivit son mentor. Celui-ci, remarquant la présence de l’héritier, lui jeta un regard de côté et commença à marcher, ne prononçant pas un seul mot. Ce ne fut que quand ils firent à l’abri des oreilles et loin du monde que le chevalier brisa son silence.

- Moulay, nous sommes venus ici pour une seule et unique raison, commença Abou Omar comme pesant ses mots. Vous vous êtes permis de vous embarrasser devant une tribu hostile la veille, je ne puis tolérer de tels comportements !

- Vous n’avez à tolérer rien du tout, ô brave chevalier, rétorqua Moulay Ibrahim d’un air moqueur. Vous n’avez qu’à faire ce que je vous dis.

- Votre père voudra savoir ce qui s’est passé, ajouta le chevalier.

Moulay Ibrahim baissa son regard. Il s’en voulut d’avoir ainsi parlé à Abou Omar mais se dit que cela était nécessaire, qu’il devait se faire respecter en tant qu’héritier de Chaouen, qu’un jour Abou Omar ne sera qu’un autre de ses chevaliers. Mais il ne pouvait se permettre l’humiliation que cela allait engendrer si son père finissait par savoir ce qui s’est passé chez les Beni Hozmar.

- Mon père n’a pas besoin de savoir, répondit Ibrahim à contrecœur. Abou Omar, ajouta-t-il avec hésitation, je crois que j’ai eu une vision hier soir.

Le chevalier regarda Moulay Ibrahim longuement, laissa échapper un soupir et s’en alla. Pourtant, Moulay Ibrahim ne pouvait effacer l’image de sa tête, des bras jusqu’aux coudes dans des réceptacles de différentes couleurs. Pendant le reste de la journée, l’image ne quitta pas son esprit. Yassine le Balafré, quant à lui, demeura introuvable toute la journée et ne se montra qu’avant le coucher du soleil. À son arrivée, il urgea Moulay Ibrahim et Abou Omar de se préparer pour un nouveau festin, durant lequel ils pouvaient s’entretenir tranquillement.

- Mon père se demande pourquoi les Beni Hozmar nous attaquent-ils, dit Moulay Ibrahim à Yassine dès que les deux hommes eurent pris leur première bouchée. Qu’a fait donc Chaouen pour s’attirer votre méfiance, cher ami ?

Le chef des Beni Houzmar s'esclaffa d’un rire cristallin, et regarda son ami d’un regard curieux.

- À moins que vous dites que je n’ai point de contrôle sur ma tribu, mes hommes ne s’aventurent pas au sud, pas sans mon ordre direct.

- Je parle de Tittawin, coupa catégoriquement Ibrahim.

Cette fois, le Balafré écarquilla les yeux, ne comprenant absolument rien à ce que disait Ibrahim. Il crut d’abord que c’était une sorte de blague, mais les traits sérieux de son ami l’en dissuadèrent.

- Aux dernières nouvelles qui m’atteignent, et je tiens ça de mes meilleurs espions, le Wattasside tente de rebâtir Tittawin, expliqua Yassine. Mais cela ne se fera jamais, pas tant que mon cœur bat encore ! Qu’a Chaouen à faire là-dedans ?

- Al Mandari rebâtit Tittawin sous ordre de Chaouen, mon ami, le Wattasside n’a rien à faire là-dedans. Les hommes que vous avez attaqués sont des nôtres.

Yassine laissa retomber sa tête en arrière, observant les mille étoiles qui luisaient cette nuit-là, mais pensant surtout. Un sourire commença à se dessiner petit à petit sur son visage, ses yeux semblaient scintiller d’un éclat nouveau. Il fit par tourner la tête vers son ami et, d’une voix lente et bourrue, lui annonça :

- Et bien, cela n’explique pas pourquoi quatre-vingt gardes Wattassides arriveront bientôt aux portes des ruines de Tittawin !

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