Al Mandari

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Les sabots des chevaux faisaient retentir des mélodies de guerre tout autour des ruines de Tittawin et firent jaillir Al Mandari de sa tente. Une lampe à la main, il avança à pas titubant vers le bruit qui semblaient venir des tréfonds de la nuit. Autour de lui les tentes se vidaient une à une et les hommes sortaient voir ce qui se passait. Sous la lueur des quelques dizaines de lampes, les silhouettes des chevaliers se révélèrent et, avec eux, les bannières qu’ils brandissaient au-dessus de leurs têtes. Une étoile dorée à huit branches sur un fond rouge. C’étaient des gardes Wattassides !

Son cœur se desserra et il laissa échapper un long soupir. Il y a quelques jours, quand les Beni Hozmar avaient attaqué ses camps, Al Mandari avait envoyé deux messagers, un à Chaouen et l’autre à Fès. Il savait très bien que chacun d’eux jouait un rôle différent dans son histoire, et bien que les deux villes n’étaient pas toujours sur de bons termes, rien n’empêchait Al Mandari de s'attirer leurs amitiés à tous les deux.

Dans sa lettre à Mohammed Cheikh, le Wattasside, Al Mandari rappela son allégeance au pouvoir central de Fès et l’importance, pour les Wattassides, d’avoir un port au nord afin de repousser les convoitises portugaises et espagnoles. Par conséquent, il l’informait que la tâche n’était point facile et que, haut dans les montagnes, les Beni Hozmar avaient attaqué et pillé son camp, et lassèrent même quelques blessés. La lettre ne mentionnait pas Moulay Ali, et ne faisait en aucun cas allusion à Chaouen ou ses hommes qui avaient accompagné Al Mandari.

Le chevalier qui guidait l’attroupement Wattasside descendit de son cheval et commença à avancer vers Al Mandari puis, sans un mot, lui tendit un bout de parchemin roulé et scellé. Al Mandari, curieux, prit le parchemin et l’ouvrit sur-le-champ, s’aidant de la lumière de sa lampe pour en lire le contenu. Tout de suite, son regard changea et son visage se crispa, il releva la tête vers le garde qui fit signe au reste de ses hommes de dresser leurs tentes et de prendre leurs positions.

De retour dans sa tente, Al Mandari rouvrit le parchemin et l’examina de près. Il avait bien lu, le roi demandait quarante mille mithqal, dinar en or, pour la protection qu’il offrait. C’était une somme extravagante, mais c’était le prix de l’indépendance de Tittawin, se dit silencieusement Al Mandari. Même avant d’avoir effectué son voyage de Fès à Chaouen, il ne savait que très bien que toute cette affaire cachait bien de risques sous ses plis. Les convoitises du roi Wattasside comme de l’Émir de Chaouen ne lui étaient pas étrangères, mais il tâchait à les avoir tous les deux de son côté dans sa guerre contre les mécréants et la gloire de ce que fut Grenade.

En effet, pour Al Mandari, qui avait autrefois gouverné au royaume de Grenade et connaissait de près les intrications du pouvoir, Mohammed Cheikh lui donnait les ressources et Moulay Ali la légitimité, deux des choses essentiels au pouvoir. Il jeta un regard en dehors de la tente et revins. Les gardes avaient déjà dressé leurs tentes et prenaient le tour pour surveiller le camp. Cette nuit-là, Al Mandari s’endormit souriant, pensant que les Beni Hozmar et leurs manigances étaient derrière lui.

Le lendemain matin, après avoir pris son déjeuner avant le lever du soleil, il fit sa prière et sortit faire face au monde. Tout autour des ruines de Tittawin, les bannières des Wattassides virevoltaient. L’air était embaumé des vents de la méditerranée, il en huma l’odeur et la sentit s’installer paisiblement dans ses poumons, fermant les yeux et se laissant emporter par la beauté du moment présent. En ouvrant les yeux, il faillit s’écrouler sous le poids de son corps en voyant l’héritier de Chaouen, Moulay Ibrahim, devant lui. À sa droite, un homme qui avait l’air de ne pas trop savoir pourquoi il était là, Hassan. À sa gauche, le chevalier grenadin connu pour ses prouesses, Abou Omar. Al Mandari écarquilla les yeux et ouvrit grands les bras.

- Mes amis, bienvenue, bienvenue !

Bien qu’il fût gêné, Al Mandari ne le montra pas. Il guida les arrivées vers sa tente, où l’on fit servir du thé et du pain, et beaucoup de fruits. En face à Al Mandari, Moulay Ibrahim semblait étrangement silencieux, lui qui le connaissait de nature vocale. L’héritier avait l’air de celui qui n’avait pas dormi pendant des nuits entières, les cernes qui lui encerclaient les yeux s’étaient creusées un peu plus et lui donnaient l’air d’un mort-vivant. Ayant mangé sans pour autant avoir satisfait sa faim, et d’une humeur on ne peut plus grincheuse, Ibrahim s’adressa à l’homme qui faisait le double de son âge :

- Et bien, Al Mandari, les bannières Wattassides embellissent ton camp !

- Ibrahim, mon fils, ce n’est point ce que vous croyez, tenta d’expliquer le coupable.

- Moulay Ibrahim, rectifia le concerné, vous vous adressez au futur Émir de Chaouen, et par extension de Tittawin, expliqua-t-il. Oubliez-vous le pacte scellé à Chaouen ?

Al Mandari s’agaça de l’attitude du jeunot qui, pensa-t-il, semblait s’oublier et compenser pour ne sait-on quelle blessure. Il inspecta l’héritier du regard, de haut en bas, mais ne dit rien. Il le trouva grossier et inexpérimenté, et il manquait cruellement de tact. Al Mandari ne voulait par contre pas gâcher une belle matinée, et ne dit donc rien pour contrarier le futur Émir.

- Moulay Ali jugera la présence des Wattassides opportune pour notre cause, commença Al Mandari, j’en suis certain. Je m’apprêtais justement à lui en écrire !

- Nous porterons nous même la lettre, répondit Ibrahim avec véhémence.

Moulay Ibrahim s’enquiert ensuite des affaires d’Al Mandari et de l’état des constructions. Il lui expliqua que les Beni Hozmar avaient suspecté le roi Wattasside de faire main basse sur un territoire qui leur revenait de droit, ce qui a été encouragé par l’attroupement des gardes en marche de Fès à Tittawin. Moulay Ibrahim ajouta que les Beni Hozmar avaient tout le droit de protester, et qu’Al Mandari aurait dû prévenir Moulay Ali au préalable, remarque que le Gouverneur de Tittawin esquiva en souriant et sirotant son thé. Il l’urgea ensuite d’écrire sa lettre, afin que le groupe de Moulay Ibrahim puisse regagner la forteresse du nord.

Une heure plus tard, Moulay Ibrahim quitta Tittawin en jetant des regards de travers aux gardes Wattassides. Autour de lui, les hommes bâtissaient sur les ruines mêmes, Al Mandari regardait petit à petit l’ancienne Médina renaître sur place, au pied même de Jbel Dersa, qui se tenait depuis des siècles gardant les lieux. Al Mandari se faisait déjà des images de la gloire de la cité. Humant de nouveau la méditerranée, il laissa libre cours à son imagination.

Aussitôt, dans son monde à lui, les maisons s’élevèrent, d’un blanc nacré, créant par conséquent des ruelles étroites qui se mariaient sans faute à la géographie des terres. Autour de la médina, un mur long de cinq kilomètres surgit du néant, ne faisant qu’un avec les frontières de la ville. Dans le mur s’ouvrirent sept portes, qui donnaient toutes sur des avenues larges liées entre elles par les ruelles qui serpentaient la ville en large. Comme des herbes sauvages survivant ici et là au cœur de la médina, de petits espaces publics, des mosquées, des zawayas et des ateliers de commerce et d’artisanat. Il avait imaginé la ville parfaite.

Huit mois plus tard, dans la vallée qui se jetait de Tittawin à la mer, le port se mêlait parfaitement à la géographie de la rivière. Fier, Al Mandari regardait les hommes transporter du bois jusqu’aux quais, afin d’en construire des navires. D’autres étalaient leurs poissons sur terre, interpellant les passants.

Derrière lui, la médina se dressait comme si on ne l’avait jamais détruite, au pied du mont la protégeant. Les minarets des mosquées montaient ici et là, se cachant presque dans les nuages. En allant droit de la porte la plus proche du port, on trouvait les résidences du Gouverneur au fond. Une modeste villa andalouse, blanche comme l’aube, qui se voyait entourée de jardins aux fruits différents. Al Mandari se les est fait venir de Fès lui-même.

Voilà bien des mois que les Beni Hozmar n’avaient plus attaqué la ville. Celle-ci, grandissant de jour en jour, devenait de plus en plus imposante et difficile d’accès. Quelques-uns des gardes Wattassides qui étaient venus au secours de Tittawin il y a huit mois s’étaient installés pour leur majorité dans les maisons de la ville. C’étaient généralement des rifains qui furent ainsi, les fassi préférant revenir aux conforts de la capitale Wattasside. Ceux qui restèrent gardaient maintenant les remparts, les tours et les portes, quelques-uns mettaient aussi l’ordre dans la ville s’il le fallait, mais jamais sans l’ordre d’Al Mandari.

De toute sa vie, l’homme ne put se rappeler un moment plus joyeux, ou qui lui donna plus de plaisir. Cela expliquait donc le large sourire qu’il vêtit tout ce matin-là. Bientôt, toutes sortes de navires allaient être bâtis sur ce port même. Des caraques pour le commerce comme des galères pour la guerre. Bientôt, il chasserait les mécréants de ses terres comme eux l’avaient fait avant lui. Le roi Wattasside ne voulait que sa part du butin éventuel de Tittawin, et qu’on hurle son nom en écrasant les chrétiens. Moulay Ali, par contre, était une toute autre affaire. Durant les derniers mois, ses délégations s’étaient faites plus fréquentes, une chaque deux semaines durant les deux derniers mois. Al Mandari avait donc raison de suspecter que l’Émir avait des plans en tête pour le futur de Tittawin. Il suffirait, pensa Al Mandari, de lui montrer que Tittawin était capable de se gouverner seule, merci bien.

Al Mandari était enfoui dans sa salle d’études, au premier étage de sa résidence fortifiée. Vingt gardes au total gardaient Al Mandari jour et nuit, qui se faisait maintenant appeler sidi Al Mandari. La ville prenait vie, effectivement, mais il y avait encore tant de choses qu’il fallait planifier et préparer. Il avait besoin de plus de bois, pour les navires et les quais. Mais il nécessitait surtout plus d’hommes, pour équiper les futurs navires, et d’autres avec un peu plus d’expérience pour constituer le conseil de Tittawin.

Pour un moment, Al Mandari se fit qu’il jouait avec le feu. Il en eut un frisson qui lui voyagea le long du corps. Il balaya l’idée d’un secouement de tête, ne se jugeant pas d’humeur à y penser. Le Gouverneur de Tittawin attendait quelqu’un, il ne regarda pas la fenêtre et commença à s’agiter. L’invité était en retard, mais il n’était jamais en retard. Al Mandari commença à faire les mille pas autour de la salle, clairement agacé.

- Vous avez l’air nerveux, mon vieil ami, lança une voix derrière lui.

Al Mandari sursauta. Se retournant sur lui-même, il découvrit une vieille et grande silhouette qui bloquait le cadran de la porte. L’homme était tout accaparé d’une longue cape de voyage noire qui lui cachait tout le corps, son visage en était presque entièrement caché par la capuche. Seule la voix profonde de l’individu trahissait son identité.

- Moulay Ali, quel plaisir de vous avoir ! s’exclama Al Mandari. Mes gardes ne m’ont pas annoncé votre arrivée, ajouta-t-il sans chercher à cacher son mécontentement.

- Là est la question, répondit Moulay Ali d’un rire coquin. Comment un vieux cinquantenaire a pu inopinément s’inviter dans la chambre du Gouverneur ? Ma délégation arrivera au coucher du soleil, j’ai préféré venir plus tôt !

Al Mandari était clairement embarrassé. La couleur de son visage vira graduellement au rouge et on pouvait presque le voir maugréer quelques mots sous son souffle. Il essaya de sourire tant bien que mal, mais ne put maintenir le masque. C’était la deuxième fois qu’il était face à face à Moulay Ali. En effet, depuis leur première et dernière rencontre à Chaouen il y a presque neuf mois, les deux hommes ne s’étaient plus revus. En plus de cela, Al Mandari n’était en aucun cas informé de l’arrivée de l’Émir de Chaouen. Il s’attendait de voir l’héritier, Moulay Ibrahim, comme toutes les autres délégations précédentes.

- Allons, mon ami, aucun mal n’a été fait, lança Moulay Ali. Venez, faisons le tour de la ville, montrez-moi ce que votre génie a produit.

En passant par les portes du petit fort qu’Al Mandari s’était créé au fond de Tittawin, les deux hommes virent plus qu’une fois leur route barrée par un garde alarmé par la silhouette encapuchonnée, ce qui faisait éclater Moulay Ali de rire. Ils sortirent finalement de la résidence du Gouverneur et montèrent leurs chevaux.

- Faisons le long tour jusqu’au port, dit Moulay Ali.

Les deux hommes chevauchaient côte à côte le long des remparts, le soleil d’été leur tâtant agréablement le visage et le vent sifflant autour d’eux. Au-dessus d’eux, sur les murs qui protégeaient la ville, les hommes étaient nombreux. On comptait facilement une dizaine d’hommes entre une porte et l’autre. Les uns tenaient garde, d’autres riaient aux éclats, et quelques-uns prenaient une sieste.

- Il va falloir réduire le nombre de gardes au moins par une bonne moitié, observa Moulay Ali.

- Moulay ? lança instantanément Al Mandari. Les Beni Hozmar…

- Je n’ai aucun problème avec les Beni Houzmar, et pas extension vous n’en avez aucun aussi, répondit l’Émir calmement. Si Allah le veut, les Beni Hozmar peupleront nos navires, ce sont des hommes braves.

Al Mandari ne semblait pas convaincu. Après leur première attaque, les Beni Hozmar avaient attaqué deux autres fois. Ce ne fut que quand Al Mandari ordonna que tous les hommes se mettent à la construction des remparts, ne laissant aucun pour la médina, que leurs attaques s'arrêtèrent. Le mur était distinctement ce qui les repoussait, et non une quelconque autorité. Cela n’avait aucun sens d’avoir des murs, mais pas les hommes pour le garder, se dit intérieurement Al Mandari.

Sous le regard incrédule de son gouverneur, Moulay Ali s’expliqua :

- Nous aurons besoin d’hommes ailleurs, commença-t-il. Nous nous sommes entretenus avec nos amis des Ghomaras, avec leur soutien et la volonté d’Allah, nous ferons de Badis, l’île qu’ils peuplent au sud-est, un avant-poste pour notre jihad.

Al Mandari était hors de lui, et il faisait son mieux pour ne pas le montrer. Pourquoi Moulay Ali pensait-il à un avant-poste maintenant alors que Tittawin était encore un enfant en draps ? À quoi jouait-il exactement ? Al Mandari trouvait que l’Émir renforçait sans raison apparente des tribus à qui le projet de Tittawin ne devait rien. Mais il jugea plus prudent de ne pas en discuter maintenant, de cette décision impulsive de l’Émir.

Bientôt les deux hommes furent au port, lequel donnait sur la rivière. La rivière de Tittawin. Fidèle à son habitude, Al Mandari se donna un moment pour humer l’air de la méditerranée. Moulay Ali capta le geste de son ami, et essaya lui aussi de se donner aux vents du nord. Le brouhaha des hommes qui travaillaient du bois tout autour d’eux donnait au moment une magie nouvelle. L’Émir en eut un frisson, il ouvrit les yeux.

- Tant d’histoires vont être écrites ici, mon cher ami, dit profondément Moulay Ali.

Le Gouverneur s’était cent fois donné à son imagination, lui aussi. Se faisant des histoires glorieuses de ce que ce port pourrait représenter, dans l’histoire du monde. Ces rêves se trouvaient rapidement évaporés, remplacés par une angoisse qui démangeait Al Mandari chaque jour. Des hommes. Du bois. De l’or. Il avait le terrible pressentiment qu’à cause de l’un de ces trois éléments, le projet de Tittawin ne s’achèvera jamais. Ou plutôt pas à l’ampleur que les deux hommes imaginaient. Cette pensée en créa une autre, qui le rendit plus anxieux, l’invité qu’il attendait était probablement venu et ne l’avait pas trouvé. Son homme de finances, amin al-khazina. Il devait absolument revenir chez-lui.

- Moulay, vous préférez rester au port ou me raccompagner ? demanda Al Mandari en le moins de mots possibles. Je crains qu’il me faille m'entretenir avec le trésorier de la ville, il doit déjà m’attendre !

Moulay Ali qui affichait toujours ce sourire espiègle et agaçant, comme pour faire comprendre qu’il savait des choses que le reste du monde ignorait, fit signe à son ami d’avancer puis le suivit. Du port ils revinrent donc vers la résidence d’Al Mandari, où les gardes qui barraient la route, comme la nouvelle de l’étranger en cape qui chevauchait avec le gouverneur s’était rapidement propagée dans la ville, reconnurent cette fois l’Émir et, déboussolés, balbutièrent :

- Moulay, que Dieu vous bénisse ! Sidi Al Mandari !

L’Émir et son gouverneur entrèrent par la porte principale de la résidence, et furent accueillis par les mille senteurs du jardin au milieu duquel il marchait. Leurs pas les guidèrent à travers un sentier fait de pierres plantées soigneusement au milieu d’un océan de fleurs, dont les couleurs se mélangeaient et se mariaient si harmonieusement. Le sentier débouchait finalement vers une magnifique porte de bois peinte en vert. Sur sa surface était sculpté, si minutieusement, la barre d’un navire, et au milieu de cette dernière un heurtoir d’argent en forme d’aigle. Deux nouveaux gardes attendaient ici, et ils saluèrent les deux seigneurs avec la même agitation de leurs congénères avant eux.

En franchissant la porte, Moulay Ali eut la faible impression qu’il était retombé dans le passé, en Andalousie tombé. Une large fontaine ornait un patio très spacieux. Au centre de la fontaine, quatre têtes de lion taillées dans la pierre, de l’eau surgissant de leurs gueules bien ouvertes et retombant en une douce mélodie au fond de la fontaine. Le regard de l’Émir fut attiré par trois statues de tailles différentes, la plus longue ne dépassant pas un mètre, représentant toutes des figures romaines aux têtes décapitées. Al Mandari s’empressa d’expliquer que les statues avaient été trouvées sous les ruines, comme pour essayer d’atténuer l’extravagance dont il faisait clairement signe. Éparpillés au coin du patio étaient des fauteuils aux bras de velours, d’un vert émeraude, posés soigneusement à l’ombre de petits palmiers. C’est d’au fond d’un de ces fauteuils que surgit la silhouette frêle d’un vieillard, il s’aidait d’une canne pour avancer et était ridé de partout. Son dos était courbé et il avait clairement mal aux genoux, mais il persistait tout de même. Son regard était perçant, et semblait dénuder ses interlocuteurs sous le bleu de ses yeux. Al Mandari accourut vers l’intrus, essayant de l’aider. Le vieil homme refusa subtilement les aides du Gouverneur.

- Al Mandari, mon fils, salua-t-il. Et si ce n’est Moulay Ali, l’Émir de la forteresse du nord, ajouta l’homme en s’élançant, aussi rapidement qu’il pouvait se le permettre, vers Moulay Ali. Ilyass Abou Abdallah Al Qadi, amin al-khazina, le trésorier de la perle que sera Tittawin, ajouta-t-il en tendant la main à Moulay Ali.

L’Émir, bien que trouvant le comportement frénétique de l’homme étrange, lui tendit la main à son tour. Son nom disait quelque chose à Moulay Ali, et il se creusa la mémoire pour s’en rappeler, en vain. Guidé par Al Mandari, Moulay Ali et Abou Abdallah montèrent les escaliers derrière lui, dont les marches étaient couvertes d’un tapis bleu foncé qui donnait l’impression qu’on marchait sur les vagues de l’atlantique. À droite, accrochée au mur, était une immense carte du royaume de Grenade tracée sur un parchemin jauni et flanquée par un cadre de bois de tous les côtés. Quand ils firent finalement dans la salle d’études d’Al Mandari, ce dernier ferma soigneusement la porte à clé avant de prendre place derrière son bureau. Aussitôt, Moulay Ali se dirigea vers la bibliothèque qui tenait un mur entier, et laquelle était garnie de bonnes centaines de livres divers. L’Émir en prit un au hasard et se laissa tomber sur un fauteuil non loin de la fenêtre.

- Faites ce que vous avez à faire, mes amis, j'essaierai de ne pas déranger ! lança-t-il en se frottant doucement le nez, un sourire honnête aux lèvres.

Al Qadi prit une place en face d’Al Mandari, puis étala une dizaine de parchemins et feuilles. Il sortit une plume, la trompa dans l’encrier qui était sur le bureau et se mit à compter, barrer, souligner, sous le regard scrutateur du Gouverneur, lequel finit par arrêter les calculs du trésorier par un lent mouvement de main, lui faisant signe de le regarder dans les yeux. Ce dernier s'exécuta, les mains luisantes de sueur.

- Il y a eu un tout petit développement, commença à expliquer Al Mandari, un développement que l’on doit impérativement discuter.

- Je suis à votre écoute, répondit Al Qadi de sa voix de vieillard qu’on entendait à peine.

- Nous allons diminuer l’effectif des hommes sur les remparts et les envoyer à l’est, vers Badis, afin d’en faire un avant-poste. J’imagine que cela changera vos calculassions.

Al Qadi regarda Al Mandari avec incrédulité. Ses yeux étaient encore plus perçants, inspectant le Gouverneur de haut en bas comme à la recherche d’une blessure à la tête qui aurait pu donner naissance à ces mots dépourvus de sens. Les expressions d’Al Mandari montraient qu’il était sérieux, et donc Al Qadi n’eut de choix que de lui répondre avec l’honnêteté qu’on lui connaissait. Son surnom, Al Qadi, arabe pour juge, lui était donné parce qu’il avait un verdict à donner quel que fusse le sujet.

- Sidi, êtes-vous sûr qu’il est sage d’en faire ainsi maintenant ? Nous avons à peine assez d’hommes pour construire le port et les quais, construire un avant-poste là où nous ne sommes pas les bienvenus ne me semble pas être la meilleure des idées.

Al Mandari n’eut pas le temps de répondre, son trésorier et lui furent attirés par deux toussotements qui les fit lever la tête. Ils en cherchèrent la source et croisèrent le regard de Moulay Ali qui, ayant posé son bouquin sur les jambes, les regardait d’un air amusé. Al Mandari ne put que se réjouir intérieurement. La présence de Moulay Ali lui était opportune, car le trésorier allait exprimer ce que le Gouverneur n’osait prononcer depuis ce matin. L’affaire de Badis.

- Moulay ? s’enquit Al Qadi, soucieux et le regard plus perçant que jamais.

- Les Ghomaras sont nos amis, expliqua Moulay Ali, bien sûr que nous sommes les bienvenus sur leurs terres.

- Les hommes demeurent un problème, Moulay, nous n’en avons pas assez !

Moulay Ali déposa son bouquin sur le bras de son fauteuil et se leva. Il balaya la salle d’un regard vitreux puis se mit à avancer vers les deux hommes, le pas lent. En relevant les pans de sa cape, il se laissa glisser en face d’Abou Abdallah, se mettant ainsi de l’autre côté du bureau derrière lequel le Gouverneur observait avec attention la scène.

- Voilà comment vont se dérouler les choses, mes amis, dit Moulay Ali en ouvrant les mains. Nous allons envoyer une vingtaine de nos gardes à Badis, pour sécuriser l’île, un architecte aussi, les Ghomaras sont amplement capable de fournir des constructeurs parmi leurs rangs, la chose m’a été promise et les Ghomaras tiennent leurs paroles, expliquait-il en gardant un calme parfait. La construction des deux ports, Tittawin et Badis, se fera en même temps par la volonté d’Allah, et une fois cela fait les Ghomaras peuvent gérer leurs affaires comme ils l’ont toujours fait, avec le support de Chaouen et la loyauté de Tittawin. Ne diriez-vous pas, mes chers amis, que cela est bénéfique pour nous que les bons hommes des Ghomaras soutiennent notre jihad ? Au prix de leur propre sang ? Moi, cela m’exalte, et j’irais même jusqu’à dire que c’est plus que le Wattasside n’a jamais fait contre les chrétiens, caché dans son fort à Fès jusqu’à en oublier la réalité.

Il ne put se rappeler quand il ferma les yeux, mais Moulay Ali les rouvrit à la fin de son petit discours et leva le regard vers Al Qadi, scrutant chaque petit détail de sa robe brodée jusqu’au turban orné d’une pierre étincelante qui lui couvrait la tête. Ce dernier resta bouche bée, ne sachant exactement quoi répondre à l’Émir, pris dans les filets d’un argument auquel il ne s’attendait pas en se réveillant ce matin-là. Al Mandari, quant à lui, essayait d’observer les deux hommes en même temps, assis en face de lui, et se privait de contester ou approuver l’un ou l’autre.

- Moulay, permettez-moi, lança Abou Abdallah en chuchotant presque, mais les hommes ne sont nullement le seul problème. Cela nous coûtera de l’or, et des provisions surtout, appuya l’homme avec insistance. Cela va sans parler des hommes qu’il nous faudra déployer le long de la rive, jusqu’à Badis, leurs postes et l’entretien qui va avec pour les maintenir, ajouta-t-il en élevant de plus en plus sa voix comme gagnant du terrain sur son adversaire. Ne serait-il pas plus sage de concentrer nos ressources sur Tittawin, et ce qu’elle a le pouvoir d’être ?

Moulay Ali balaya d’un revers de main l’argument du trésorier. Décidément, l’Émir n’était pas habitué à être contrarié, mais il admit tout de même que bien d’hommes exigeraient des explications une fois en connaissance de son plan et Al Qadi ne faisait pas l’exception. Ce qui le troublait et attirait son attention était le silence d’Al Mandari qui jusque-là n’avait pas dit un mot et se contentait de regarder, les yeux grands ouverts.

- Il ne s’agit pas ici de déconcentrer nos ressources, dit Moulay Ali en essayant d’expliquer en le moins de mots possibles. Il s’agit d’utiliser les ressources de nos alliés, les Ghomaras, pour un avant-poste sur leur île, bâti de leurs mains.

Il s’arrêta un instant, regarda longuement le vide, puis continua :

- Si c’est de gardes supplémentaires dont vous avez besoin, qu’une campagne traverse le rif, ou qu’on fasse appel au Wattasside, l’ami estimé du Gouverneur de Tittawin ! L’avant-poste sera construit, les préparatifs en sont déjà en cours. Des questions ?

Il prononça ce dernier bout dans une frénésie totale, sans regarder aucun de ses interlocuteurs. Il avait clairement perdu sa patience et, au moment de prononcer sa dernière phrase, il fixait Al Mandari d’un regard froid et pénétrant. Aucun des hommes ne releva sa proposition, et aucune question ne fut posée ce jour-là.

- Et bien, des modifications s’imposent, lança-t-il en revêtant son sourire habituel, pointant du doigt les parchemins dispersés sur le bureau. Nous demanderons à un garde de nous guider vers nos quartiers, ajouta-t-il en quittant la salle sous le regard perplexe des hommes qu’il laissa derrière.

Al Mandari ne put s’empêcher de penser que l’homme était complètement lunatique. Le Gouverneur avait réellement senti des frissons lui courir le long du dos quand l’Émir le toisa de ce terrible regard dédaigneux. En face lui, il eut presque l’impression de voir Al Qadi se recroqueviller sur lui-même, décidément effrayé par le changement de caractère si brusque qu’avait subi Moulay Ali. Quand ce dernier quitta la salle, Al Qadi se tourna vers le Gouverneur, les yeux ouverts mais le regard perdu. Ceci partagea sa curiosité, mais ne put offrir de commentaire. Abou Abdallah se leva donc et rangea ses feuilles et parchemins, puis il salua le Gouverneur et s’en alla chez lui refaire ses calculs.

Laissé seul dans sa salle d’études, Al Mandari se mit à refaire les cent pas de nouveau. Ce fut la deuxième fois de la journée qu’il se dit qu’il jouait avec le feu, et qu’il n’allait pas tarder à se faire brûler quitte à faire plus attention dorénavant. Il fallait que la visite de l’Émir se passe sous les meilleures des conditions, il était important pour Al Mandari de toujours être dans les bonnes grâces de son seigneur. Mais cette dernière pensée, et la pesanteur qu’elle engendra dans l’âme du Gouverneur, le fit bouillir de rage. Il sentait ses poings s’ouvrir et se refermer, les jointures en devenant blanches. Il n’arrivait pas totalement à comprendre Moulay, et cela le désamorçait. Il lui semblait que quoique qu’il faisait, l’Émir n’était pas prêt à avoir foi en lui, le gouverneur déchu de Grenade l’estimée. Il dut se rappeler que Grenade n’était plus qu’un mirage du passé, et il s’empressa de fermer ces fissures dans le mur du temps par lesquels s’échapper ces souvenirs lointains. La nostalgie n’était pas bonne pour l’âme, se dit-il, et rester coincé dans le passé n’avait jamais guidé vers la gloire. Il chassa ces idées de sa tête, et alla s’asseoir derrière son bureau après avoir fermé la porte à clé.

Joignant les mains devant lui, il se mit à réfléchir à ce que l’arrivée abrupte de Moulay Ali pouvait bien dire, et ce qu’il était de cette affaire de Badis. Al Mandari dut admettre que l’idée elle-même n’était pas mauvaise, mais qu’elle était très prématurée. Un avant-poste à Badis donnerait à leur future flotte un deuxième chemin de fuite, le premier étant la rivière de Tittawin elle-même. Avoir des renforts si proches, tant par voie maritime que sur cheval, avait aussi ses avantages et préviendrait un quelconque siège maritime par voie de la rivière.

Le choix des Ghomaras n’en était pas un en soi, Al Mandari était assez intelligent pour en conclure ainsi, et ce quand l’Émir le lui annonça la première fois durant leur chevauchée. Les chrétiens étaient au nord, le Wattasside à l’ouest, les Ghomaras étaient les seuls alliés possibles pour la principauté de Chaouen pour étendre ses pouvoirs. Leurs imams soutenaient le jihad de Moulay Ali, cette chasse aux mécréants que tout bon musulman se devait d’endosser. Moulay Ali, en échange, en accueillait par dizaines dans sa ville, lesquels finissaient par se faire une petite fortune grâce au commerce entre Chaouen et leurs territoires natals. Moulay Ali n’avait donc pas de choix à faire, car il n’y avait qu’une seule option.

Pourtant, et voilà qui alertait bien Al Mandari, exécuter ce projet insensé serait permettre à Moulay Ali d’enfoncer encore plus ses griffes dans Tittawin, et de consolider encore plus son pouvoir et son territoire. De Chaouen à Tittawin, de Tittawin à Badis, de Badis à Chaouen. Le triangle sacré de Moulay Ali. Cela allait sans mentionner que cela donnerait non seulement de la force aux Ghomaras mais aussi l’opportunité de se légitimer et de s’organiser. Cela rendrait le jeu plus dangereux, et d’autres mains se verraient sûrement dans l’obligation d’intervenir.

Al Mandari savait que Moulay Ali allait tenter d’exhiber son pouvoir ainsi, mais il n’aurait jamais cru que cela se serait produit si tôt. Et bien sous le regard de son ami, Al Qadi. Abou Abdallah, que tous appelaient Al Qadi, était andalous par son arrière-grand-père, qui avait quitté le continent pour l’outre-mer. Il avait vécu toute sa vie au royaume de Grenade et avait servi sous Al Mandari, quand il eut fut gouverneur. L’homme était fourbe, observateur, et avait toujours quelque chose à dire. Al Mandari avait grande confiance en lui, lequel le traitait presque en fils, et avait fait appel à lui en lui divulguant tout du projet de Tittawin.

Le Gouverneur ne pouvait toujours pas déceler le mystère de la venue de Moulay Ali. Tout cela aurait pu se faire par messager, l’Émir aurait même pu envoyer son chef militaire Abou Omar. Il aurait pu, au pire, convoquer Al Mandari à Chaouen et en discuter paisiblement. Venir pour simplement exhiber son pouvoir ainsi ne ressemblait pas à Moulay Ali. Cela serait très pathétique, pensa Al Mandari.

Non, la raison devait être plus importante que cela. Al Mandari était ainsi assis à ressasser la chose dans sa tête quand le muezzin appela à la prière. Il se laissa bercer par la voix provenant du minaret, rendant louanges à Allah, remplissant son cœur de paix. Le temps semblait en suspens, et ce fut comme si le monde s’arrêta. Au milieu de toute cette sérénité, Al Mandari ne put chasser Moulay Ali de sa tête, le visage de l’Émir et son sourire narquois revenant encore et encore. Et donc, au lieu de faire sa prière comme prévu, il se laissa couler dans sa chaise essayant de deviner à quoi jouait l’Émir.

Il fut arraché à ses rêveries par un garde qui frappait à la porte. Moulay Ali se leva tant bien que mal, s’essuya le visage d’un mouvement de main rapide et ouvrit la porte.

- Sidi, la délégation de Chaouen est arrivée, ils viennent de franchir les portes de la ville.

- Bien, bien, répéta le Gouverneur.

Il referma la porte derrière le garde et se glaça pendant un moment, la main au poignet. Il s’essuya les vêtements de quelques revers de main, remit à sa place une mèche qui dépassait, se passa les mains sur la barbe, puis rouvrit finalement la porte. Il descendit donc les escaliers les plus proches de sa salle d’études, ceux qui montaient à droite du hall. D’un regard oblique, il aperçut Moulay Ali qui descendait de l’autre côté. Prenant une longue bouffée d’air, il se prépara à accueillir ses invités.

La délégation fit son entrée dans la cour d’Al Mandari sous un ciel rosâtre. Un ciel magique survolait la ville ce jour-là. Le soleil, sans forme, fondait parfaitement sur le firmament, créant une multitude de couleurs à l’horizon.

Al Mandari reconnut Moulay Ibrahim, l’héritier de Chaouen. Le jeune homme montait son étalon noir royalement, laissant sa merveilleuse bête marcher au petit trot. Ibrahim était vêtu d’une magnifique cape de voyage noire, à l’arrière de laquelle était brodé un immense lion en or, levant les deux premières pattes. Sous la cape, une chemise de la même couleur dont le col était brodé de blanc. Il tenait la bride de son cheval à une seule main, l’autre passant et repassant dans ses cheveux. Il semblait extrêmement confiant et satisfait, pensa Al Mandari en regardant le petit prince franchir la porte principale.

Moulay Ibrahim fut instantanément suivi par plusieurs hommes, jeunes et vieux, tous armés d’un regard féroce et qui ne regardait que devant, leurs cheveux suivants Sarab, celui d’Ibrahim. Parmi ces hommes-là était Abou Omar. L’homme semblait avoir pris dix ans de plus depuis la dernière fois qu’Al Mandari l’avait vu, il y a huit mois. Il semblait extrêmement fatigué et las, et ses yeux ne cessaient de fuir vers l’horizon, cherchant la beauté du ciel et s’y réfugiant. Al Mandari aurait presque dit qu’Abou Omar ne voulait pas être là, qu’il était tellement malheureux qu’il ne pouvait plus fonctionner correctement. Cela dit, la mine du chevalier prouvait peut-être qu’il voyageait beaucoup ces derniers temps. Peut-être en mission chez les Ghomaras pour Moulay Ali, se dit Al Mandari.

Derrière Ibrahim et ses hommes jaillit une charrette qui surprit le Gouverneur de Tittawin. Elle était encerclée par plusieurs gardes de chaque côté et avançait doucement dans la cour d’Al Mandari. Ce dernier lança un regard furtif à Moulay Ali, qui avançait déjà à l’accueil de la charrette. Quand celle-ci s’arrêta, un garde tendit la main et en découvrit les rideaux, aidant une jeune femme et sa fille à descendre.

Sous le soleil couchant, la chevelure brune de la femme luisait de mille éclats. Elle avait deux tresses qui allaient se rencontrer derrière sa tête, formant une belle couronne qui avait l’air presque doré sous les rayons du soleil. Deux petites fleurs de lys lui étaient accrochées aux cheveux, quelque part au-dessus de son oreille droite. Elle mettait une très longue robe jaune qui se mariait parfaitement aux rondeurs de son corps, et dont les très vastes manches laissaient entrevoir des bracelets d’or qui aveuglèrent presque Al Mandari. Il ne reconnut pas la femme jusqu’à ce qu’il s'aperçoive de la présence de la petite : Al Hurrah.

Al Mandari avança à son tour, saluant Moulay Ibrahim et Abou Omar, puis se dirigeant vers Lalla Zahra et Al Hurrah. Moulay Ali s’était déjà mis à jouer avec sa petite qui riait et souriait, clairement contente d’avoir fait ce voyage.

- Lalla, c’est un immense honneur de vous avoir ici, bredouilla Al Mandari.

- Vous êtes trop bons, Gouverneur, répondit Lalla Zahra avec un beau sourire.

L’homme était décidément confus, car il ne s’attendait pas non plus à l’arrivée d’Al Hurrah et Lalla Zahra. Il appela un garde qui se tenait et lui ordonner de faire passer le mot pour aménager le deuxième étage pour la famille de Moulay Ali.

Ce soir-là, dans la résidence du Gouverneur, on fit organiser un festin somptueux. La terrasse du deuxième étage avait été aménagée pour Al Mandari et ses invités, donnant sur la ville toute entière, la vallée, et la mer méditerranée qui se dessinait au loin. On fit servir de l’agneau ornée par des prunes délicieuses, du poulet avec de la pâte d'amande succulente, et des fruits si sucrés qu’Al Hurrah en ferma les yeux en prenant une bouchée. D’un côté était Moulay Ali, flanqué à droite par Moulay Ibrahim et à droite par Al Mandari. À côté de ce dernier, Abou Abdallah le trésorier. De l’autre côté étaient Lalla Zahra et sa petite fille, ainsi que l’épouse du trésorier, une femme très âgée. Abou Omar, le chef militaire de Chaouen, se tenait debout à côté des escaliers, la main sur l’épée. Les servantes allaient et venaient, débarrassant les tables et amenant de nouveaux plats.

La nuit tombait sur la ville, en illuminant les fenêtres une à une. Des bruits de marteaux lointains se jouaient en échos, venant du port. Au loin, on voyait les silhouettes des gardes se tenant sur les remparts. Ils avaient l’air si proches de la lune, comme s’ils pouvaient la toucher en un seul saut. Bientôt, Al Hurrah et sa mère furent congédiées, et ne restèrent alors que le chahut des hommes sur la terrasse, discutant encore de guerre et de morts, de rois et de rois, de terres d’antan comme celles qui venaient. Pour les quatre homme assis presque en cercle cette nuit-là, leur univers n’avait de limites et ils rêvaient au-delà de ce dont ils sont habitués. On parlait de Tittawin et la force qu’elle cachait, on rêvait des razzias sur Sebta, on espérait le soutien des Jbalas et une marche sur Tanger.

- Vous savez, mes chers amis, cette nuit est l’une de celles qui changent complètement le monde, lança Moulay Ali d’un air pensif.

Moulay Ibrahim hocha la tête en signe d’approbation, suivi par Al Qadi. Al Mandari releva doucement la tête, regardant fixement Moulay Ali dans les yeux.

- Notre alliance avec les Ghomaras, il me faut le rappeler, dit l’Émir solennellement, porte les fruits d’une gloire future, si proche, je peux presque la voir.

Les yeux souvent vitrés de Moulay Ali avaient laissé place à un regard tendre sur lequel jouait le reflet de la flamme de la lampe devant lui. Son ton était doux, intime, invitait beaucoup de confiance et poussa les hommes à se redresser et s’incliner, s’approchant des mots de leur seigneur.

- Je vois déjà la rive de Sebta à Badis peuplée de nos hommes, des Jbalas comme des Ghomaras comme des Andalous, tous réunis par la seule cause qui importe, le jihad contre les mécréants.

Al Qadi siffla presque d’excitation, comme un vieux serpent qu’on réveillait pour manger. Lui dont les mémoires de la chère Grenade lui étaient encore frais dans la mémoire, il voulait chasser les chrétiens comme ils l’ont chassé de ses propres terres, là où il naquit et grandit. Abou Abdallah eut presque envie de crier, en pensant que sa descendance ne verrait peut-être jamais les terres de Grenade.

- Ils prennent nos ports et nos villes, en bâtissent même quelques-unes sur nos terres, et s’attendent à ce qu’on reste les mains croisées dans nos maisons, à attendre qu’ils viennent défoncer nos portes ! Ils ont déjà chassé de bons musulmans par la péninsule, attendons-nous qu’il nous chasse d’ici aussi ?

Moulay Ibrahim enfonça sa dague dans la table, apparemment touché par les mots de son père. Lui qui n’avait jamais connu la guerre mais la désirait ardemment, impatient de voir les hommes tomber au nom d’Allah puis au sien, haletant pour l’odeur du sang autour de lui pour signer sa gloire et celle de sa famille.

- Et qu’est-ce qu’on fait ? continua Moulay Ali, tonnant. Ce qu’ils veulent ! On croise les mains et on ne fait rien. Le poltron qui se fait appeler roi ne daigne plus sortir de sa capitale, Fès, et le peuple n’en peut plus de sa témérité face aux agressions chrétiennes. Tout autour de lui, des tribus qui ne peuvent s’organiser, absorbées entre elles par des conflits de terre, mettent leur foi dans des hommes de leur rang, et demanderont bientôt une autonomie complète.

Al Mandari toussota et se versa un verre. Il n’avait pas quitté Moulay Ali des yeux depuis le début de son monologue. Il mémorisait ses moindres mots et gestes et, s’imaginant assis derrière son bureau, les organisait dans sa tête comme il ferait d’un tas de parchemins éparpillé. Il était tellement concentré que seule la voix de Moulay Ali atteignait ses oreilles, le reste étant brutalement assourdi par ne sait-on quelle force extérieure. Il prit une gorgée.

- Il nous faut être visionnaires, continua Moulay Ali en lançant un regard furtif à son fils. Il nous faut être en avant de l’histoire. Le projet de Badis peut maintenant vous sembler prématuré, ajouta-t-il à l’adresse d’Al Qadi, mais il est nécessaire pour la principauté de Chaouen, pour être au-devant, pour écrire l’Histoire.

Moulay Ali fit signe à Abou Omar de s’approcher et de prendre place. L’homme était mince mais farouche. Il avait des cheveux emmêlés qui lui tombaient aux épaules, un nez aquilin et de petits yeux qui ne cessaient de tourner comme une guêpe. Il portait toujours son armure en métal qui claquait incessamment quand il bougeait, signe de sa chevalerie bravement méritée.

- Abou Omar agira dès maintenant en maître d’armes de Tittawin, annonça l’Émir en pointant l’homme de la main. Il sera responsable du projet de Badis sous votre bonne gouvernance, Al Mandari !

Al Mandari hocha de la tête en entendant son nom, souriant comme à son habitude alors qu’il se bouillait la cervelle en pensant à tout ce qui se passait devant lui.

- Honorés de vous avoir, mon cher Abou Omar, répliqua Al Mandari d’une voix joviale. Votre réputation vous précède !

Sous la lueur de la lune, le chevalier inclina la tête en signe de réponse, et s’invita à se verser un verre. Il eut une pensée sinistre : la dernière fois qu’il était assis à la même table à boire avec des hommes comme ceux-là, un massacre s’ensuivait. Il jugea prudent de ne pas avoir des pensées pareilles si tôt, et vida le verre qu’il tenait à la main.

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