Prologue

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Un orage horrible tomba sur le monde à leur entrée à Sebta. Ce fut comme si tombait sur le port tout entier un rideau noir qui ne présageait rien de bon.

Au fond de son lit, sur un caraque qui faisait la traversée Malaga-Sebta, Zainab n’avait que de faibles souvenirs du voyage, elle n’avait ouvert les yeux que pour entendre sa mère lui sussurer que tout allait être bien et qu’elle ferait mieux de se rendormir pour ne pas avoir à souffrir de maux de mer. Elle s'exécutait donc sans discuter, ne voulant s’offrir les regards sinistres de Mère et les grognements de Père. Pourtant, elle comprenait parfaitement pourquoi cette traversée était critique pour leur famille, ou encore pourquoi elle mettait ses parents dans une telle détresse.

On était Janvier 1492. Durant ce mois et plusieurs à suivre, la péninsule ibérienne allait connaître le plus grand exode de musulmans vers le nord d’Afrique, fuyant les forces de la reconquête catholique et, plus précisément, la chute de Grenade. La nuit du 2 Janvier restera, peut-être, à tout jamais dans sa mémoire.

Pour le moment, elle fermait les yeux sans vraiment dormir, se remémorant chaque petit détail du Lundi 2 Janvier : la chute du royaume de Grenade.

D’abord, le son des sabres s’entrechoquant et des hommes mourant alourdit l’atmosphère, l’emplit de signes funèbres. Ensuite, les cloches retentirent, tonnant et assourdissant, et ne portant qu’un seul et unique message : le royaume de Grenade était tombé sous les mains de la reconquête, ces terres étaient maintenant chrétiennes et seulement chrétiennes.

Puis, son père fit son entrée abrupte à la maison, haletant et suintant de malaise. D’une voix qui se voulait calme mais trahissant la pesanteur de ses mots, il dit à son épouse :

  • Grenade est tombée. Nous partons dans une heure !

La mère sursauta. La nouvelle ne la choquait pas mais l’emplissait de terreur. Dans un sac à bandoulière, elle jeta plusieurs vêtements et quelques tissus en soie. Elle étala ensuite quelques loques par terre, posa tous ses bijoux en or dedans et les remballa avant de les donner à son mari.

Le temps qu’elle eut terminé puis levé la tête, Zainab la regardait les yeux grands ouverts alors que son mari était perdu dans une réflexion quelconque ; se lamentant de la fortune qu’il laissait derrière, et de cette défaite qui allait balafrer le monde musulman pour toujours.

Zainab, elle, ne comprenait rien à ce qui se tramait, mais une chose était aussi claire dans sa tête que les cloches de l’Alhambra luisant au soleil : on quittait Grenade pour ne sait-on quelle terre d’infortune. L’idée lui serra le coeur, pourquoi ces maudits chrétiens lui volaient-ils son petit paradis ?

On frappa soudainement à la porte. Mère, hors d’elle et se laissant emporter par l’émotion, manqua un souffle. Père leur fit signe de ne pas bouger, se levant doucement et faisant signe à son homme d’armes d’ouvrir la porte avec précaution. L’intru ne l’était point, on venait leur annoncer que la charrette supposée les prendre était arrivée. Les derniers mirages de Grenade s’évaporèrent donc devant Zainab pendant qu’elle regardait la ville s’éloigner dans le noir, envahie par les tambours et les trompettes chrétiens.

Elle ne pouvait y croire, sa petite cervelle d’enfant n’arrivait point à comprendre et saisir tout ce qui se passait autour d’elle. Tantôt, elle regardait son père avec amertume, voyant en lui la figure qui aurait peut-être dû arrêter cette catastrophe. Ensuite, elle dirigeait son regard vers sa mère qui lui souriait en hochant la tête.

Devait-elle y voir un message, un signe, une révélation ? Ce sourire forcé ne lui disait rien. Elle créa une petite ouverture dans les parois de la charrette, par laquelle elle jetait des coups d’oeil furtifs à la ville qui disparaissait derrière eux. Les cloches se faisaient toujours entendre. Chaque fois qu’elles rugissaient dans la nuit, un souvenir de Grenade s’ancrait au coeur de la petite.

Elle se remémorait les longues journées qu’elle avait passé avec ses cousines, à courir et chanter et danser jusqu’à en perdre le souffle. Elle se remémorait les fastidieuses séances de couture forcées, assise sur une courte chaise devant sa nourrice et sa mère, copiant leurs mouvements de crochets. Mais un souvenir revenait incessamment, avec une forte vividité ; son père qui rentrait le soir, Zainab qui lui jouait aux cheveux pendant qu’il lisait un extrait d’un livre quelconque qu’il venait d’acheter dans la ville ce jour-là.

La peur avait plané constamment sur Grenade pendant les dernières années. Les nouvelles des terres musulmanes qui tombaient ici et là en Andalousie laissaient un effet indésirable sur les grenadins. Cela n’empêchait pourtant pas le commerce de continuer, bien que se trouvant limité, et les enfants de jouer dans les rues de Grenade comme ils l’ont toujours fait, sautant autour des fontaines publiques et s’éclaboussant d’eau. Ainsi donc, l’enfance de Lalla Zainab, comme aimait l’appeler son père, était marquée par cette joie propre à Grenade, par cet amour indescriptible pour le savoir et ce savoir-vivre qui caractérisait le royaume.

Pendant les quelques derniers mois, l’impensée se matérialisa. Grenade était sous siège pendant huit mois avant sa chute. Pendant ce temps-là, la nourriture se faisait plus rare pour une grande partie de la population, et le commerce mourrait.

Et bien que tous les signes marquaient la mort du royaume, au sein de la petite villa des Beni Rachid, desquels la famille de Zainab était descendante, comme au sein de plusieurs autres maisons de familles nobles, le quotidien n’avait pas beaucoup changé. Lalla Zainab jouait donc toujours avec ses cousines et se lamentait des cours de couture.

Dehors, alors que la charrette s’aventurait un peu plus profondément dans la forêt, il faisait nuit noire. Son père avait choisi de passer par un chemin plus long mais plus discret entre les bois. Les bataillons et compagnies castillans étaient toujours éparpillés autour de la ville, il fallait donc voyager de nuit et le faire aussi silencieusement que possible.

Zainab n’avait toujours pas pipé un mot depuis le début de cette affaire bien sinistre. Pourtant, mille questions exigeaient des réponses. Où allaient-ils ? Pourquoi avaient-ils laissé leurs amis à Grenade ? Qu’était-il des affaires qu’ils avaient abandonnés, leur maison et tout ce qui était dedans ?

Elle regarda furtivement depuis l’ouverture qu’elle s’était faite dans le tissu qui recouvrait la carrosse. Un millier d’étoiles décoraient majestueusement le large firmament, les unes étincelantes et d’autres moins. Une muraille de nuages se dressait entre elle et ces libellules célestes scintillantes. La lune, elle, demeurait invisible, comme incapable d’être témoigne des transgressions qu’on commettait imprudemment sous son nez.

En route, alors que les premières lueurs du soleil se propageaient encore, la charrette fit halte, s'arrêtant abruptement. Père et son homme d’armes, Yazid (un soldat originaire de Tanger qui, après la chute de la ville aux portugais en 1471, s’abrita à Grenade et servit la famille depuis), étaient assis au devant, guidant la charrette. Lalla Zainab et sa mère étaient cachées en arrière avec un tas de sacs et d’aliments. Elles ignoraient ce qui se passait dehors, et le petit trou par lequel Zainab jetait des coups d’oeils furtifs ne lui donna aucune réponse.

Fidèle à son habitude, Lalla Zainab sauta et, dès qu’elle mis les pieds sur terre, orna son visage du plus beau des sourires en faisant face à son père. Sa mère ne fit rien pour l’arrêter. Elle était épuisée et embêtée, et n’avait de coeur pour les petits jeux de sa fille. D’un regard, le patriarche fit signe à Lalla Zainab d’aller rejoindre sa mère, grognant sous sa grosse moustache :

  • Va-t’en, petite, nous sommes découverts !

Hassan, le père de Zainab, était un grand homme au visage impassible. Il avait une épaisse moustache qui courait le large de son visage, et des yeux grands et noirs qui s’imposaient par leur rudesse.

La charrette s’aventura donc aux tréfonds d’un petit village au bout de la colline. Des fermes s’étendaient infiniment, parsemées ici et là par quelques petites maisons modestes qui se dessinaient comme des silhouettes dans la pénombre. Après avoir dévalé aussi discrètement que possible quelques fermes, Yazid garra la charrette à l’ombre d’une des maisons.

Le père descendit sur-le-champs, jeta un regard furtif vers le sentier battu avant d’aller finalement découvrir les rideaux de cloques qui recouvrait la charrette. Aussitôt, Mère et Zainab feignirent le même mouvement de main, cachant leurs yeux du soleil, avant de les redescendre à mi-chemin.

  • Il est absolument nécessaire que tu sois sage aujourd’hui, dit la mère, fatiguée, en joignant les paumes de ses mains autour du visage de Lalla Zainab. Ce supplice qui nous tourmente ne sera bientôt qu’un passé désagréable, il faut que tu sois sage d’ici là !

Des mots que Mère prononça, Zainab n’en saisit que la moitié. Sa mère insinuait-elle qu’elle n’avait pas été sage jusque-là ? Ou pensait-elle qu’elle ne saisissait pas l’ampleur de la situation ? “Je sais”, voulut-elle couper sa mère catégoriquement. Elle se contenta d’un hochement de tête.

À douze ans, la petite Zainab n’avait d’émotion que la peur, en ce moment-là. Elle était encore loin de comprendre parfaitement la situation dans laquelle sa famille se trouvait ; mais qu’ils soient en danger à cause de ces maudits chrétiens, cela elle comprenait parfaitement.

Une porte claqua, attirant leur attention vers un homme dans ses trentaines, long et bien bâti. Un cousin très éloigné de Père. Mais, aussi éloigné qu’il soit, il demeurait loyal à son sang, à sa tribu, aux consignes de ses grands-pères et des leurs avant eux. La coutume le voulait ainsi, on n’abandonnait jamais son sang.

  • Des nouvelles horribles m’arrivent du nord, cousin, s'enquiert le nouvel arrivé. Qu’en est-il ?
  • Ce qu’ils disent est vrai, répondit Hassan en grognant. Les castillans ont pris Grenade.

Le regard qu’ils s’échangèrent avait tout d’un deuil. Zainab entendit sa mère qui laissait échapper un long soupir quelque part à sa droite. Leur faisant signe de le suivre, le cousin dont le nom échappait à la petite fille, exprimait sa haine face à cette affaire qu’était la reconquête chrétienne.

  • Tant de bons musulmans ont perdu leur biens et maisons à cause de cette sinistre affaire, tonna-t-il.

Hassan hocha la tête. Lui aussi n’aimait point l’état vers lequel les choses avaient évolué. Il avait beaucoup à perdre. Sa fortune s’évaporait, ses affaires agonisaient. Il le fallait, pensa-t-il, on sacrifie peu pour beaucoup gagner ! Il fit signe à son épouse et sa fille d’entrer avant de les suivre.

  • Croyez-en ma parole, continuait le cousin. Maintenant que Grenade est tombée, ils vont venir nous rendre visite dans une semaine ou deux, aux gens simples, pour nous imposer de nouvelles taxes et lois ou nous chasser carrément d’ici !

C’était une maison toute blanche avec une large porte en bois. Dedans, un patio sublime, ornementé de fleurs diverses et quelques tapisseries qui formaient une petite montagne au coin. À en croire ses yeux, le simple cousin n’était pas aussi simple qu’il voulait le faire croire. Les tapisseries, comme cette diversité de fleurs, prouvaient un négoce clair avec des clients évidemment riches. La maison comportait aussi quatre chambres plafonnées. De l’une d’elles surgit une femme dans les vingtaines de son âge, belle comme le jour, et qui bougeait avec la confiance charmante d’un paon.

Naturellement, on guida Zainab vers une des chambres, où Mère lui fit promettre de se reposer pour mieux se préparer pour le restant du voyage. Lalla Zainab s’exécuta sans objection, regardant ses parents prendre place autour d’une table basse dans l’autre chambre. Dans son monde, les choses étaient ainsi. Les enfants n’avaient que faire des affaires d’adultes, et des choses font bien de demeurer inconnues.

La lumière du soleil se propageait rapidement dans la chambre dans laquelle on l’avait confinée, mais d’agréables bouffées d’air la refroidissaient instantanément. Lalla Zainab, dont la curiosité avait éveillé les sens, se tint donc sur les bouts des orteils au bord de la fenêtre, essayant de déchiffrer ce qui se disait dans la chambre voisine.

Il lui semblait que personne d’autre n’était dans la maison. Elle se demanda donc si son grand-cousin avait des enfants ; et si oui, où étaient ils. Mais son attention fut rapidement détournée par les bribes de conversations que lui portait le vent.

  • ... Moulay Ali Ben Rachid, un cousin, disait Hassan.
  • On raconte qu’il a érigé la plus belle forteresse morisque au-delà de la mer, rejoignait son épouse. Et qu’il mène une guerre farouche contre les mécréants.
  • Cela est juste, confirma Hassan. On le dit presque indépendant du roi wattasside, il règne en Émir sur ses terres.

Zainab avait l’impression qu’on parlait une autre langue. Elle ne comprenait rien à ce qui se disait. Une forteresse, où donc ? La plus belle ville du monde restait maintenant derrière eux. La belle Grenade, haute et fière comme une femme libre. Grenade et ses ruisseaux, fils et filles du Genil qui serpentent la ville du nord au sud. Grenade et ses jardins, multitude de fleurs aux senteurs magiques, aux fruits succulents. Grenade et son cher bijou, son Alhambra qui se tient en maîtresse sur la ville, berceau des princes et des rois et des hommes fiers. Grenade lui manquera chaque jour de sa vie, pensa Zainab quelque part entre la lamentation et la promesse.

  • Les portugais contrôlent tous les ports maintenant, dans la terre de nos aïeux. Combien de temps encore avant qu’ils commencent à s’aventurer profondément dans le contient ?

La voix du cousin attira de nouveau l’attention de Zainab, mais la conversation fut étouffée par un grognement de son père.

Elle alla s’installer au coin de la chambre. Elle ne pouvait dormir. En effet, elle s’imaginait déjà cette destination qu’on venait de promettre. Ses parents semblaient relativement ravis de l’idée. Ils auraient préféré rester à Grenade, naturellement, mais les choses étaient ainsi et ils devaient s’adapter. Recommencer leur vie dans cette terre de morisques ne leur déplaisait donc pas.

Elle imaginait un millier de ruisseaux en course au milieu de cette terre promise. Des fruits aux formes et couleurs aussi différentes les unes des autres pendaient d’arbres hauts, aux sommets cachés au milieu des nuages. Il ne faisait ni froid ni chaud, une brise s’échappait et faisait danser les arbres, qui laissaient généreusement tomber leurs gros fruits. Zainab en prit un, mordant dedans et laissant le jus remplir sa bouche, puis s’allongea au pied de l’arbre perdue dans le chant des oiseaux.

Elle fut réveillée de ses songes par les mains de son père qui la portèrent doucement jusqu’à la charrette. Elle fit donc mine de dormir jusqu’à ce qu’il la dépose. Le voyage reprenait donc, la terre promise approchait. Ce qui était auparavant une lamentation pour Grenade, devenait une précipitation aveugle et un espoir silencieux pour la petite Zainab. Et ce Moulay Ali dont son père avait parlé, l’Émir. Il intriguait bien la petite fille, qui se dessinait déjà des images glorieuses de sa personne.

Ils étaient restés quelques heures seulement chez leurs hôtes. Le soleil commençait à battre son plein mais une douce brise maritime venait du Sud et rendait la tâche qui demeurait plus aisée.

Les plaines du sud étaient plus faciles à dévaler, la charrette prenait donc de la vitesse. Zainab prononça ses premiers mots de la journée. Elle eut la brève impression que le tas de sons qui échappa à sa bouche ne voulait rien dire tant elle était restée longtemps dans le refuge téméraire de ses pensées.

  • Mère, où va-t-on ?

Sa mère, Khadija, la regarda un instant dans les yeux. Elle n’était pas vieille mais n’était pas jeune non plus. Zainab avait toujours trouvé qu’elle était d’une extrême beauté. Sa peau était aussi douce que la soie, aussi clair que le lait. La noirceur de ses yeux rappelaient une nuit d’hiver sans lunes et désamorçait quiconque osait s’y perdre. Ses cheveux, luisant comme une faible flamme dans une cave, tombaient royalement sur son dos. À l’exception de deux mèches qui, comme des rideaux, cachaient ses tempes et étaient attachées au dessus de ses oreilles. Elle avait des pommettes rouges et saillantes, desquelles descendait une ligne droite et ferme qui dessinait un petit menton pointu.

Mais, aussi belle et sublime qu’elle fût, Mère était “une femme”. Elle manquait cruellement de courage là où il fallait en faire preuve. Elle s’apeurait des moindres sons et se serait sûrement évanoui à la vue d’un cadavre. Elle n’osait souvent se prononcer, si ce n’est pour exprimer de la validation, et mâchait beaucoup trop ses mots.

Zainab savait qu’elle ne devait point finir comme sa mère, elle se l’était promis. Bien qu’elle ait hérité de sa beauté, Zainab ne voulait ressembler à sa mère qu’en cela.

  • Ma douce petite fille, répondit sa mère en s’ornant du plus beau sourir. Te rappelles-tu cet été, ce paisible et magnifique été, celui durant lequel ton Père avait des affaires au Sud ?
  • Quand nous avions visité Malaga ? L’air était si frais, et la mer étincelait de mille lueurs.

Elle se rappelait des trois mois qu’elle avait passés à Malaga avec une exactitude divine. Aucun détail ne lui échappait. La mer surtout, c’était la plus belle chose que Zainab n’eut jamais vue ! Elle se rappelait comment son père s’était tenu au bord de la méditerranée et expliquait à la petite Zainab qu’à l’autre bout de ces vagues se trouvaient les terres de leurs aïeux.

Son père avait aussi tiré profit de ces quelques mois à Malaga, il y a deux ans, pour se procurer les meilleurs maîtres de sciences, de langues et de théologie, pour la petite Zainab. Elle avait montré tant d’affinité pour le portugais, qu’elle découvrait pour la première fois, que son maître de langues, un morisque travaillant au service de la couronne Portugaise, la couvrit de cadeaux avant son départ.

Dans son désir de ne pas finir aussi faible que sa mère, Zainab montrait un immense intérêt aux langues et aux sciences, et aimait tendre l’oreille quand Hassan discutait de guerre et de politique. Elle était convaincue que la faiblesse de sa mère s’endiguait de son indifférence face au monde et ses nombreux plis.

  • Oui, Lalla Zainab, nous serons bientôt aux portes de Malaga.

Au début, Zainab vit dans les mots de sa mère une sorte de berceuse. Mais, il s’avéra que la mère disait vrai, car, bientôt, ils furent aux portes nord de Malaga dont les piliers s’élevaient comme deux immenses gardiens de la ville. Après avoir passé les gardes portugais en tant que commerçants, mensonge que la diversité de matériaux et aliments à l’arrière de la charrette validait, Père et son homme d’armes dirigèrent les mules directement vers le port sans perdre une seconde.

Dès qu’on faisait son entrée à la cité morisque de Malaga, aujourd’hui malheureusement castillane, on sentait que l’air était parfumé de sel et de poisson, une odeur captivante propre aux ruelles de cette ville. Son port était aussi une destination de prédilection pour un grand nombre de bateaux méditerranéens, il n’était donc pas étrange d’y entendre une multitude de langues.

Ce fut Yazid, l’homme d’armes, qui descendit en premier quand la charrette s’arrêta. Dehors, le brouhaha des pêcheurs et commerçants s’élevait et enveloppait le port. Le soleil couchant avivait les quais d’un orange doux et accueillant pendant qu’il mordorait les eaux salés de la méditerranée, leur donnant une teinte brune aux divers filaments dorés qui la serpentaient sans ordre apparent.

Ce fut donc sous ce beau paysage, au sud de ce qui fut, jadis, le royaume de Grenade, que la branche Beni Rachid de Hassan Ben Hussain, le père de Zainab, embarqua le caraque supposé les porter jusqu’aux terres promises.

Et donc, comme il a été dit, c’est un horrible orage qui les accueilla à leurs entrée à Sebta, dont le port était portugais depuis près d’un siècle maintenant.

Quand elle posa finalement les pieds sur la terre ferme, Zainab fut prise d’un grand frisson. Voilà qu’elle était enfin dans la terre de ses ancêtres, là où tout avait commencé il y avait des centaines d’années. Le port n’était pas si différent de celui de Malaga, quoique plus grand. Et l’atmosphère qui y régnait, elle aussi, n’avait rien d’extraordinaire.

Pourtant, Zainab ressentit presque instantanément deux émotions bien distinctes. D’abord, de la peur, car les jours qui venaient n’auraient en aucun cas rien à voir avec les jours révolus. Ensuite, une palpitation étrange qui faisait chavirer son coeur, ses lèvres balbutiaient des mots incertains et ses yeux cherchaient en vain un signe qui criait “ici c’est la terre au-delà de la mer”.

Elle fut libérée de ses rêveries par la voix de sa mère qui lui tonnait de se dépêcher. Il y avait tellement de bruit au port, cette nuit-ci, que sa mère avait dû crier plusieurs fois avant de se faire obéir. Il pleuvait avec tellement de force. Zainab se trouva toute mouillée après avoir couru quelques mètres pour rejoindre sa mère, et les deux se dépêchèrent de suivre Hassan et Yazid qui les devançaient et guidaient deux hommes tirant leurs affaires dans une sorte de char en bois.

Ils furent bientôt aux portes du port, et Père exprima son étonnement de ne pas y voir de gardes. Zainab s’accrochait tant bien que mal aux jupes de sa mère, essayant de maintenir le même rythme qu’elle. Elle s’était habituée aux flaques d’eau dans lesquels ses chaussons coulaient comme deux navires dans l’océan. À en croire les expressions que vêtissait son visage et la manière avec laquelle elle sursautait, on dirait même qu’elle s’en réjouissait.

Quand sa mère la souleva et la posa au fond d’une nouvelle charrette, elle lui promit que c’était là la dernière partie de leur voyage et que, bientôt, elle n’aurait plus rien à craindre. Autour d’eux, la journée commençait à peine à fleurir, de faibles lueurs arrivaient de justesse à percer la large muraille de nuages. Il pleuvait toujours, aussi rudement qu’avant, et plus haut se levait le soleil plus intensément luisaient les gouttes d’eau.

Dès que tout fut en ordre, la charrette démarra. On ne pouvait aller vite de peur qu’une des roues ne glissât à cause de la boue qui se formait sur le sentier. Leur destination était au sud, un peu plus profondément dans le continent, et le chemin avait été formé sur des plaines inégales et un environnement rocheux. Il fallait donc avancer prudemment pour éviter le pire.

Il s’avéra que ce voyage allait être plus intolérable que celui qui l’avait précédé, de Grenade à Malaga. On ne pouvait s’allonger paisiblement, encore moins fermer l’oeil, tant la charrette était comme secouée de spasmes à cause de la nature du sentier sur lequel ils roulaient. Heureusement, les nuages se dissipèrent quelques heures après qu’ils eurent quitté Sebta, et la pluie semblait s’arrêter à l’exception de quelques petites averses qui ne pouvaient faire de mal.

Lalla Zainab ne voulait rien manquer de ce nouveau monde dans lequel ils étaient tombés. Par le derrière de la charrette auquel elle soulevait le rideau pour voir, elle s’ébahissait à la moindre des plantes et du plus simple ruisseau. C’était plus une certaine appartenance, qu’elle ressentait pour une terre qu’elle n’avait jamais dévalée, qu’une quelconque valeur propre qui éveillait son étonnement et sa surprise. Elle était prise, simultanément, d’une immense curiosité et d’une épouvante propre aux enfants.

Au bout du quatrième jour de voyage, la petite fille était complètement épuisée. Elle finit par succomber à la fatigue qui la gagnait et, malgré les secousses, dormit pendant plusieurs heures dans l’étreinte de sa mère, ce jour-là. Elle ne fut réveillée qu’à leur arrivée à destination, la terre promise. Après qu’ils aient fini de descendre tous les bagages, Yazid se tint à côté de son maître et seigneur, les mains sur les hanches. Devant eux se tenait une grande forteresse bâtie sur le pique même de la montagne. D’innombrables maisons encerclaient le bâtiment principal au sein des murs comme autour. Haletant, Yazid dit d’un ton rayonnant :

  • Bienvenue à Chaouen, la ville aux cimes !

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