Le Sang des Elus

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Elle les observait, les jambes croisées vers eux, un coude posé sur l’accoudoir de son trône d’obsidienne ouvragé comme une cathédrale gothique. Son épaisse robe de soie laissait dépasser ses pieds nus, négligemment posés sur un grand dragon noir paisiblement endormi, et sa poitrine n’était barrée d’aucune armure, si ce n’était que d’un médaillon d’argent qui, attaché à son ruban de velours, ne pouvait qu’orner une gorge recouverte de tissu. Les manches longues couraient jusqu’à ses poignets d’où s’échappaient des flots de dentelle et des mains élégantes aux longs doigts. Son visage n’abordait aucun sourire, aucune émotion, un de ses yeux était caché par de longs cheveux d’argent qui ondulaient jusqu’à ses épaules. Sur sa tête était posée une couronne informe, mélange de voile et de diadème ornée d’écailles charbonneuses. Un long sceptre dansait dans sa main droite, changeant sans cesse de forme. D’abord bâton de magicienne, puis épée interminable, elle devenait lance, hallebarde, tournoyait puis reprenait son état premier dans une danse hypnotisante.

Cependant, les intrus n’y voyaient aucun danger. Ils étaient les Élus de Méridien et rien ne les arrêterait, pas même une arme métamorphe. Ils se mirent en garde sans un mot. L’Impératrice leur jeta à peine un regard et laissa échapper un profond soupir. Elle fit un geste pour se lever, mais avant d’en avoir eu le temps, elle se trouva ciblée de jets de lumière, de flèches et de lames.

Une étrange fumée s’éleva dans l’air, prenant les combattants par surprise. Tout disparut un instant. Les ombres s’affrontaient, se mélangeaient, tourbillonnantes, dessinant les contours incertains d’un monstre à trois têtes, d’une femme, d’adolescents, d’un cerbère infernal qui ne faisait que glapir, gémir, sans aboyer, comme effrayé par lui-même. Derrière lui, les traits d’énergie et de bois volaient en tous sens dans un fracas de tous les diables. Des flèches brisées trouaient la fumée, suivies de près par les sorts qui ricochaient contre les murs. Il y eut un cri. Puis un autre. Et enfin l’air redevint respirable. Une porte s’était ouverte de l’autre côté du bâtiment, laissant s’échapper de lourdes volutes blanches dans le froid polaire. Sans doute un fantôme avait-il eu pitié des pauvres âmes et leur laissait-il l’occasion de s’échapper avant d’être réduites en charpie.

Le retour à la clarté, cependant, n’avait rien d’un spectacle ou d’une libération. Une scène affreuse s’était jouée loin des regards. Le sang avait coulé, tachant le marbre blanc. Il avait giclé jusqu’au trône, et traçait désormais sur l’obsidienne un fleuve au milieu du néant. Plusieurs gouttes maculaient le visage des trois combattants. La pâleur de certains laissait présager le pire tandis que les joues des autres ne trahissaient que l’effort. Leurs haleines se mélangeaient, leurs visages à quelques centimètres les uns des autres, crispés, fixant les autres avec une rage mal contenue.

D’une lame plantée dans un ventre, le sang coulait. Elle avait traversé le métal, déchiré le tissu, pénétré les chairs. D’un geste de la main, l’Impératrice sortit son arme des entrailles du défenseur et prit le temps de manipuler l’obsidienne pour changer l’épée longue en lance et la jeter sur l’épéiste dont elle retenait la lame d’une main. Le dragon à ses pieds ronronna lorsque le sang du jeune homme éclaboussa sa gueule. Les deux filles derrière ne lésinaient pas sur la quantité de flèches et de magie qu’elles utilisaient, mais elles furent rapidement à court de munitions. Elles ne pouvaient rien faire d’autre que de contempler la futilité de leurs efforts, qui ricochaient sur le corps de la femme, dont l’amulette d’argent ouvragée brillait faiblement sur le velours noir.

Les corps des deux jeunes gens, tachés de rouge, les forcèrent à tituber jusqu’en bas des marches de l’estrade sur laquelle leur assaillante se tenait toujours, droite, terrifiante dans ses flots de tissu noirs. Çà et là, des coutures avaient sauté, dévoilant la blancheur de son corps, et seule une légère estafilade sur sa paume gauche, au contact de l’épée, trahissait la violence de l’attaque. Elle fixa les jeunes gens un moment, puis leur fit signe de se calmer. Son soupir les surprit, mais pas autant que les mots qu’elle leur adressa juste après cela.

— J’aurais aimé pouvoir vous parler avant que vous ne passiez à l’attaque, mais vous étiez trop échauffés pour m’entendre. Vous êtes calmés, n’est-ce pas ? Expliquez-moi, s’il vous plaît, ce que vous me reprochez.

— Ce qu’on te reproche, sorcière ? cracha l’archère, son arc toujours bandé malgré l’absence de flèche. Tu es ici, à vivre dans l’or, alors que nous on meurt dans la boue, de faim, de peur, à cause de tes Dragons qui nous volent, qui nous pillent, qui nous tuent à petit feu ! Tu nous affames, tu nous affaiblis, nous ne pouvons plus nous nourrir nous-même parce que tu te goinfres de ce qui nous permettrait de survivre ! Et tu nous demandes ce qu’on te veut ? Tu prétends ne pas savoir ? Comme si tu pouvais ignorer ce qu’il se passe sous ton nez, le sang que tu as sur tes mains !

— Eh… Alors c’est ça, maintenant. Ça faisait longtemps qu’on ne m’avait pas accusée de quelque chose dont je n’avais aucune connaissance, ironisa-t-elle en se rasseyant sur son trône. Autre chose ? Des meurtres, des guerres, des attentats, ce genre de choses ?

Vexé par le ton de l’Impératrice, le garde blessé renchérit, une main compressant sa blessure, l’autre pointée vers son ennemie :

— Des crimes contre l’humanité, l’égoïsme, le désintérêt total pour ceux qui sont sous ta protection, l’exploitation, l’esclavage, le meurtre, l’extermination de populations entières pour des raisons religieuses…

— Quoi ? l’interrompit-elle brusquement. Pour des raisons religieuses ? Moi ? Vous vous moquez, c’est ça ? Vous croyez sérieusement que je vais vous croire quand vous dîtes ça ? Qui le croît ? Qui pourrait ne serait-ce qu’envisager que j’aille jusqu’à exterminer des gens parce qu’ils ne sont pas de ma religion ? Sérieusement, quelle religion ? Je sais que les Dieux existent, je me bats tous les jours contre eux, pas pour eux. Réfléchissez un peu quand vous mentez, au moins.

— Éradiquer les Dieux, c’est vraiment votre projet ?

— Vous voulez dire mettre fin à toutes ces guerres absurdes où, parce que machin et machin ne croient pas en la même entité imaginaire, ils se massacrent, s’insultent, se torturent ? Offrir un peu de paix à ceux qui passent leur vie à se cacher parce qu’ils ne sont pas acceptés par leur société ? Pensez un peu à ces couples qui fuient leurs maisons parce qu’ils ne peuvent pas se marier, à ceux qui mentent et qui se marient avec d’autres parce que leur aimé n’est pas compatible avec leur croyance, pensez au nombre de bêtises qu’on raconte pour mener une vie conforme à la religion. Quand on vous dit que deux imbéciles ont commis une erreur au début des temps et que l’entièreté de l’humanité passera sa vie à payer pour leur crime, vous vous dîtes que c’est normal ? Quand on vous dit que si votre femme ne vous donne pas d’enfant, vous avez le droit d’en changer, qu’elle doit rester chez elle à faire la guerre à la saleté, vous comprenez ? Vous acquiescez quand les Dieux vous demandent de leur sacrifier ce qui vous est le plus cher simplement pour leur plaisir ? Vous savez, ces taxes que vous payez et les vivres que vous donnez aux religieux qui les demandent, en fait ils n’en ont pas besoin !

— Pas besoin ? Pas besoin ? Et tous ceux qui meurent dans les rues, tous les jours, sans que ça vous fasse quoi que ce soit ? Vous avez un toit, vous mangez à votre faim, vous pouvez faire tout ce que vous voulez, vous ne travaillez pas ! Vous ne pouvez pas comprendre la souffrance de ceux qui passent leur vie à se fatiguer, à se tuer à la tâche, à se priver pour survivre, vous qui avez tout !

Un sourire effrayant étira les lèvres d’Isladora. Ses yeux brûlaient et elle jouait du bout des doigts avec son arme, sans vraiment savoir ce qu’elle allait en faire. Elle éclata brusquement de rire devant les figures effrayées des adolescents. Un seul comprit combien cette réaction était dangereuse. Le défenseur sans bouclier eut un mouvement de recul, mais sa blessure ne lui permit pas de s’éloigner trop sans s’effondrer. Au contraire, la mage et l’épéiste s’enflammèrent.

— Qu’est-ce qui vous fait rire ? Hein ? Vous ne voyez pas combien on souffre, nous, de votre égoïsme ? De votre égocentrisme ? Vous comprenez que vous avez le sang de milliers de personnes sur les mains et que vous méritez la mort ? Vous savez ce que c’est, d’avoir faim, d’avoir froid, d’être seul sans rien ni personne sur qui compter, parce que tout le monde est mort ? D’être élevé par la rue, de devoir voler, d’être battu, puni, jeté dans la boue, dans la neige, de craindre tout, de sursauter au moindre bruit, de ne même pas avoir de refuge ? Nous oui, on sait ça, et c’est de votre faute ! Sans vous, on n’aurait jamais souffert tout ça !

Ce fut comme si la folie s’était emparée de l’Impératrice. Elle se leva d’un bond, toujours riante, empoigna le manche de ce qui devint son sceptre et le brandit vers le plafond. L’air se mit à vibrer, la magicienne à trembler, tous gardaient les yeux fixés sur la pointe du bâton, sans rien voir. Et lorsqu’elle baissa la main, ils virent dans ses yeux qu’il s’était passé quelque chose de terrible dont ils n’avaient même pas idée.

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