Le fruit de sa chair

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 Je m’appelle Marie L. Mon nom n’est pas connu des médias, je veux dire mon vrai nom, car j’ai été désignée par mon nom d’artiste dès le début de l’affaire. Mon histoire a été révélée en premier par un article dans le journal de Montréal avant d’être relayée dans le New York Post. Je n’ai pas voulu cette célébrité aussi soudaine qu’éphémère d’autant que je n’y étais absolument pour rien. Lorsque l’on se retrouve comme un animal de foire et que tout le monde veut parler de vous, en bien ou en mal, qu’importe, du moment que vous ne l’avez pas voulu, la tragédie peut commencer. Dans mon cas, il était navrant de constater que j’étais comme une coquille de noix sur les chutes du Niagara, irrésistiblement et tragiquement attirée vers le fond.

 Adolescente, j’aimais tracer sur des feuilles de papier Canson des portraits au fusain, souvent des personnes que je connaissais et que je traçais de mémoire. Je le faisais davantage par distraction que guidée par une quelconque ambition. Lorsque j’ai commencé à travailler, une occupation chassant l’autre, je n’ai pas continué. Il est des élans de jeunesse qui meurent presque instantanément en franchissant une étape de la vie. Je n’en ressentais nul regret. Les années passant, bien installée dans mon emploi de bibliothécaire, c’est presque par hasard que dans un grand magasin qui offrait un large choix d’articles de loisirs que j’ai acheté une toile, des pinceaux et quelques tubes de couleur.

 L’existence de cette première toile fut courte à l’image de bon nombre des tableaux qui suivirent. Lorsque je n’étais pas pleinement satisfaite du résultat obtenu, je la repassais de blanc et je repartais de zéro. Certaines toiles comportaient plusieurs tableaux à elles seules. Mon mari jugeait cette destruction massive insupportable. Je n’avais pas une haute estime des qualités artistiques de mes barbouillages seul le plaisir d’essayer d’obtenir un résultat comptait plus pour moi que le produit fini. J’ai mis des mois avant de signer le premier tableau.

 Je disposais d’un atelier. Avec mon mari, nous avions fait construire une petite extension à la maison. C’était une pièce aux murs blancs. Une large baie vitrée m’offrait le spectacle du jardin arboré où j’aimais particulièrement contempler un érable japonais. En haut des murs, sur des cimaises, j’avais suspendu des tableaux dignes d’être exposés aux regards des visiteurs. Au centre de la pièce, posée sur un carrelage gris anthracite, une planche sur tréteaux m’offrait la surface nécessaire pour réaliser mes mélanges de peinture. Dans un coin, près de la porte qui demeurait le plus souvent fermée, un lecteur de musique jouait souvent un disque de Didier Squiban. Ses mélodies m’inspiraient de belles rêveries que je pensais traduire, inconsciemment ou non, dans le thème d’une toile, à travers l’idée d’associer des couleurs.

 Ceux qui recevaient le privilège de voir mes tableaux étaient des personnes de mon entourage proche. Mon mari était mon premier spectateur, mes enfants, quelques amis proches. Au bout de dix années, les toiles s’accumulant, j’avais accepté d’en vendre quelques-unes aux amis ou d’en offrir à la famille. Peu à peu, pressée par ce que l’on me disait, j’avais fini par être convaincue que je pouvais aller plus loin et offrir à des regards inconnus mes peintures. J’étais effrayée à l’idée de me séparer de certaines que j’aimais presque comme on aime le fruit de sa chair. La perspective de leur attribuer un prix n’avait pour moi aucun sens.

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