Chapitre 1: Je vous dois combien

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« Cela me désole de vous annoncer ça Madame Pauchard... Mais je dois être honnête avec vous. Votre cœur tiendra trois mois au maximum.

trois mois. La patiente écarquilla les yeux à l'annonce. Ses mains se crispèrent sur ses genoux, et son cœur sauta un battement. Un étrange malaise s'imposa entre les deux. Le jeune médecin, mal à l'aise détourna le regard puis tapota une feuille devant lui. Il tenta de prononcer quelque chose mais dû se racler la gorge à deux reprises avant qu'une parole ne puisse sortir.

— Comme vous voyez... Vos deux trachées se bouchent à intermittence. La dernière fois heureusement qu'un secouriste était à proximité sinon votre cœur aurait lâché pour de bon...

Le médecin continua son explication académique. Pointa d'une main légèrement tremblante une radio du cœur de la patiente. Elle se contenta de hocher légèrement la tête, son regard suivait passivement le détail. La voix du médecin se transforma lentement en murmure, puis s'éteint lentement. Elle ne l'écoutait plus. Elle n'entendait plus que sa respiration lente, et les battements réguliers de son cœur. Son cœur déréglé.

Malgré la situation, elle ne ressentait pas d'anxiété. Comme si elle n'était pas concernée, spectatrice du bilan de quelqu'un d'inconnu. Elle finit par ne plus suivre les explications et regarda son médecin. Jasser, vingt-cinq ans. Un an de plus qu'elle et pourtant elle aurait juré qu'il en avait deux de moins. Cheveux courts châtains et frisés. Le teint café au lait lisse. Des petits yeux noisette vif cachés derrière des lunettes rondes. Les pommettes et les joues généreuses. Seul son nez légèrement crochu gâchait son portrait. Pourtant, c'est pour ce même nez que la patiente avait dessiné son portrait auparavant.

Elle fixa un point juste à côté du visage du médecin. L'esprit complètement ailleurs. Où avait-elle mis son portrait d'ailleurs ? Sûrement dans la cuisine. Elle aimait dessiner en mangeant, même si ce n'était pas pratique. D'ailleurs, elle n'avait pas laissé quelque chose au four ?

— Pauline, vous vous sentez bien ?

La question l'interpella et la sortit de ses rêveries. Oui, elle se sentait bien. Pourquoi ne se sentirait-elle pas bien ? Fallait-il qu'elle se sente mal ? Et comme à son habitude, elle recentra son attention sur son médecin, ria nerveusement et sourit.

— Oui excusez-moi, vous disiez ?

La réponse de sa patiente perturba le médecin qui tressaillit . Il souffla légèrement, retirant ses lunettes avant de les poser sur une pile de papier ordonné.

— Non, c'est moi qui devrais m'excuser, je ne pense pas que l'explication médicale soit vraiment la chose à vous annoncer. Pardon

— C'est intéressant je vous promets ! Insista Pauline, gênée.

Pauline détestait voir les gens s'excuser quand elle disait quelque chose de mal. Cela lui procurait un léger pincement au cœur. Pourtant insupportable. Son attention volatile se recentra sur Jasser, et elle se jura intérieurement de ne pas se laisser distraire. Ni par le cadre d'un paysage désertique derrière le médecin. Ni par la danse des hélices du ventilateur plafonnier. Ni par le souffle statique de la ventilation.

Néanmoins, ses efforts pour mettre à l'aise son médecin semblaient faire l'effet inverse, celui-ci la regardait avec ce fameux regard que Pauline connaissait que trop bien. Un regard indescriptible. Celui d'un juge.

Les yeux de la patiente se baissèrennt sur ses mains. Elle se rendit compte qu'elle serrait sa jupe avec force. Elle tenta de relâcher la poigne mais ses mains ne l'écoutaient plus et tordait le tissu . Maudite main. Maudite concentration.

— Vous devez éviter toute sorte de stress Pauline. En trois mois, trouver un cœur avec votre groupe sanguin c'est possible. La bonne nouvelle, c'est que votre dossier de greffe passe prioritaire. L'autre bonne nouvelle, c'est que je peux vous donner des médicaments plus efficaces pour votre gestion de l'anxiété.

— Oh docteur ce n'est pas...

Pauline s'arrêta net en voyant le médecin lui faire signe de la paume de la main pour se taire. Il semblait concentré à gribouiller quelque chose sur un papier.

— Toute forme de stress à éviter. En trois mois, ils devraient vous trouver un cœur tout neuf !

Jasser plissa légèrement les yeux et arbora un large sourire forcé. Son teint étant devenu pâle de même couleur que ses dents. Il devait utiliser l'un de ces dentifrices des publicités que les médecins les recommandent.

— Quel dentifrice utilisez-vous ?

Jasser battit des cils à deux reprises, interrogatif. Pauline se couvrit la bouche honteusement. Elle pensait à voix haute. La sotte. Pourtant, cela fit rire le médecin. Cette fois, il souriait pour de vrai.

— Le X-blanc 3000. Et non, tous le docteurs n'utilise pas le Cent-Franc Pourcent. D'ailleurs, il donne mauvaise haleine.

Pauline lâcha un léger soupir de soulagement. La tension semblait se relâcher dans la salle. Elle osa même regarder l'ordonnance que le docteur lui donnait. L'écriture illisible la sauva des noms de médicament à rallonge et du jargon scientifique.

— Très bien. Passer à la pharmacie Michelle, ils vous donneront de l'Ambien et du Xanax. Un par jour chacun. On se revoit le... dix-huit ? Vous pouvez ? Ça tombe un samedi.

Jasser regarda de nouveaux sa patiente. Pauline hocha hâtivement la tête. Ce n'est pas comme si elle avait quelque chose de prévue. Instinctivement, elle sortit sa carte bleue, déjà soigneusement préparée depuis son entrée.

— Je vous dois combien ? Demande-t-elle en souriant.

Jasser s'arrêta un instant. Puis, il lâcha un rire nerveux, jetant cette fois Pauline dans la confusion.

— Madame Pauchard. Je ne vais pas vous faire payer.

Pauline fronça les sourcils. Elle ne comprit pas de suite. Mais le regard furtif qu'il posa sur sa radio, sur son cœur, lui fit comprendre.

Il avait pitié.

Sans savoir pourquoi. Elle se sentit blessée. Mais elle se contenta de ranger sa carte bleue dans son portefeuille, son portefeuille dans son sac à main, son sac à main sur son épaule droite. Jasser tamponna un autre papier qu'il donna de nouveaux à Pauline avant de se lever. Elle fit machinalement de même en se dirigeant vers la porte qui l'avait amenée ici. C'était bientôt fini.

— Eh bien Madame Pauchard. Je vous dis au dix-huit. Si d'ici là vous avez le moindre souci, appelez moi. Vous devriez avoir des maux de tête et de ventre dans quelques semaines mais c'est normal. Tenez-moi au courant d'ici là.

La bienveillance de son médecin était chaleureuse, Pauline sourit à sa déclaration et répondit mécaniquement à l'affirmative à ses phrases. Une fois sortis, la porte refermée derrière elle, Pauline souffla enfin, l'anxiété partant en même temps. Il étant gentil, mais ça n'aidait pas. Le contact humain, ce n'était pas son truc.

Pauline rangea les papiers dans une des poches de son sac à main et reprit sa route. Elle fit signe de tête à l'accueil qui lui rendit ses affaires.

— Tenez, et faîtes attention Madame Pauchard. On vous voit beaucoup ces temps-ci.

Pauline rit nerveusement à la déclaration faussement bienveillante de l'homme. Bureaucratiques, ses yeux livides basculèrent de Pauline, au patient suivant sans hésitation.

Elle continua son chemin. Elle ne put s'empêcher de fixer un court instant l'un d'entre eux ayant une tige métallique traversant de part en part son épaule. Le vieil homme semblait souffrir le martyre. Lorsque son regard croisa celui de Pauline, elle détourna le sien.

Elle parvint enfin à sortir de l'hôpital. Le brouhaha de la ville l'accueillant à bras ouvert. Elle remarqua les quelques taxis attendant devant le bâtiment. Une douce pluie tombant sur leur capot. Pauline n'avait pas pris de parapluie. Ou plutôt elle n'avait pas pensé qu'elle devait en avoir un lorsqu'elle avait fait son AVC.

« Allez, encore un effort et je serai à la maison » pensa-t-elle

Elle approcha les taxis, regardant les conducteurs un à un puis sourit. Pauline tapota légèrement sur l'une des fenêtres de l'un des véhicules. Celle-ci se baissa et un visage familier sortit de la fenêtre.

— Pauline ! Eh bien ça n'arrête pas en ce moment, tu veux travailler ici aussi ? Déclara une voix joviale.

Souriante, amicale et finissant ses phrases par un rire bécasse unique. Claire était... Unique en son genre. Pauline lui sourit en retour poliment.

— Eh oui... C'est moi.

La voix de Pauline était presque imperceptible, sûrement à cause de sa timidité et du bruit ambiant de la ville. Gênée, elle resta plantée là un bref instant semblant attendre quelque chose, Claire riant de nouveau. La conductrice avait le teint blanc comme neige, le cou trop long, une tache de naissance sur l'une de ses joues et les pommettes creuses. Si elle ne parlait pas si souvent de sa ligne, Pauline aurait juré qu'elle devait peser moins de quarante kilos. D'ailleurs, elle en resta toutefois persuadée.

— Bah reste pas plantée comme un piquet et monte.

Pauline acquiesça et grimpa à bord au côté du pilote. Si elle avait passé cinq minutes sous la pluie pour trouver le taxi d'un autre et non celui de Claire, c'était pour deux raisons:

La première, c'était que Claire se prenait pour sa conductrice privée. Elles se connaissaient depuis les premiers passages de Pauline aux Urgences il y a de cela 2 ans. Pauline a déjà fait l'erreur de prendre un autre taxi que celui de Claire alors qu'elle était là, et elle se rappelle très bien l'avoir vu bouder durant des mois.

La deuxième était la nature même de Claire : extravagante, sociale et... Très bavarde, elle pouvait tenir une conversation toute seule. D'ailleurs, cela arrangeait bien Pauline. Elle ne dut attendre qu'une dizaine secondes que cela commença.

— Oh ! Il faut que je te raconte, mon voisin a remis ça ! s'exclama-t-elle.

— Ah bon ? Il a remis... Ça ? Questionna Pauline sans savoir de quoi Claire parlait.

— Oui ! Les travaux, tous les matins c'est un enfer...

Ainsi, le sujet de conversation était sécurisé. Pauline se détendit enfin, écoutant d'une oreille semi-attentive Claire tout en sortant discrètement un petit calepin et son critérium fétiche : un Bic basique à la couleur sombre.

La douce lumière du crépuscule lui donnait quelques inspirations. Les grandes tours et immeubles de la ville donnaient un jeu de réflexion de lumière vraiment jolie. Instinctivement, elle se mit à faire le croquis d'une des tours. Ses yeux avaient photographié l'image dans sa tête, si bien qu'elle ne redressa pas le regard. Totalement absorbée par sa feuille, et son crayon. Pourtant, Claire la sortit de ses rêveries.

— Il y a dû avoir un accident... Ah ça ne m'arrange vraiment pas. Murmura-t-elle entre ses dents.

Pauline tiqua aussitôt. En quittant des yeux son dessin, elle remarqua la marée de voitures s'étalant devant eux. Les ponts de la ville ne faisaient qu'accroître la queue, donnant l'impression que des dunes métalliques recouvraient le paysage. Pauline remarqua également, cette fois-ci en regardant Claire, que la mine naturellement émotive de la conductrice véhiculée un sentiment d'angoisse.

— Ça ne t'arrange pas ?

– Oui, je dois aller chercher mon homme à son travail. Il a perdu son permis et je lui interdis de prendre les transports en commun. Tu sais, avec tout ce qu'ils racontent dans le journal.

— Oh, mais si ce n'est que ça, tu peux passer le chercher.

Pauline sourit sincèrement, mais le rire de sa conductrice perturba légèrement son initiative. Avait-elle dit quelque chose de déplacé ? Non, elle avait dit ce qu'il fallait dire. Enfin c'est ce qu'il fallait dire non ?

— Non Pauline, il est à l'autre bout de la ville. Puis c'est hors de question de ne pas te déposer au pas de la porte.

— Pourquoi ça ?

Sa question ne fit que rire de plus belle la conductrice. Elle la regarda alors, peinant à trouver ses mots. Ne voyant pas que Pauline, elle, ne rigolait pas du tout. Alors qu'elle était sur le point de répondre, une sonnerie de téléphone retentit. Elles reconnurent aussitôt le téléphone de Claire, d'après la chanson pop qui sortait de l'appareil vibrant.

— Oui ? Oui mon bébé je sais mais... Tout de suite ? Enfin je travaille là... Ah bon il a fait ça ? Non !

Pauline tenta de suivre la conversation, mais si c'était difficile de s'accrocher aux phrases de Claire, celle de son copain l'était tout autant. Pauline attendit quelques instants, puis quelques minutes... Voyant que l'attention de Claire ne revenait pas, elle tapota doucement son épaule, mais celle-ci lui fit signe de la main d'attendre.

Elle s'exécuta, mais à mesure que les minutes passaient, un étrange sentiment d'exclusion gonflait lentement en son ventre. Puis, quand ce sentiment devint insoutenable, sans trop savoir pourquoi, elle fit un signe de main à Claire et sortit de la voiture.

— Je vais rentrer, ne t'en fais pas. Passe le bonjour à Stéphane. »

Pas de réponse. Claire était totalement absorbée par son appel, telle une adolescente le serait. Sauf que Claire avait le budget de rester des heures aux téléphones contrairement à eux. Ce n'était pas un problème que Pauline avait. À vrais dires, le problème actuel qu'elle avait... C'était de rentrer chez elle.

Pauline se retourna légèrement pour voir le taxi n'ayant pas bougé d'un pouce. Au moins il faisait sec dans la voiture... Pourtant c'était hors de question de remonter en voiture si c'était pour entendre des morceaux de phrases et des rires surjoués de Claire. Non. Et puis de toute façon elle y arrivera bien plus vite à pied qu'en voiture.

Motivée, Pauline s'avança vers la ville, bien déterminée à rentrer chez elle.

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