Control

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Aryana serrait ses petits poings velus en fixant le vide à travers le hublot, le temps que l’extracteur néonatal fasse son travail, sous le regard toujours attentif et bienveillant de l’équipe médicale. Son esprit ne dérivait pas comme l’épave du vaisseau terrien qui, sans crier gare, s’invita dans son champ de vision : elle se fichait bien des panoramas intergalactiques, elle ne pensait qu’à une chose - son enfant, sur le point de naître.

Elle appréhendait ses pleurs au moment de l’extraction : tout au long de sa grossesse, sa progéniture cognait dans son ventre avec une frénésie sans commune mesure. Cette férocité inhabituelle n’inquiéta pas seulement Aryana et son entourage, mais également l’équipe médicale. Malgré les craintes de cette jeune mère, elle attendait non sans impatience son rejeton, de même que l’équipage du Mokotix ; son espèce - des bipèdes enregistrés sous le nom de félinours dans le grand codex intergalactique - était menacée d’extinction, avec des taux de reproduction en chute libre depuis quelques décennies. Fort heureusement, les analyses prénatales de routine étaient rassurantes.

Et pourtant !

Lorsque le félinours fut extrait par les doigts mécaniques, les pleurs tant redoutés retentirent dans la salle d’opération du Mokotix. D’une stridence inouïe, ce capharnaüm instilla plus que des doutes.

« Il pleure ! chuchota l’infirmière en chef.

- Affirmatif. Mettez-le sous la cloche. Pression 721. Nous allons effectuer une analyse express.

- Code 34.2 ! » répondit l’infirmière, imperturbable sous son masque chirurgical.

Bien qu’Aryana n’entendait quasiment rien de cette messe basse, elle perçut ce nom de code qu’elle ne connaissait ni d’Edam ni de Fêve. L’équipage du Mokotix - et son peuple par extension - se plaisait à se noyer sous une masse de chiffres derrière lesquels se cachait un ensemble de protocoles abscons. Son inquiétude redoubla quand la seconde infirmière, au lieu de lui montrer son colérique nourrisson, fit volte-face en direction d’une cloche en verre traversée de fils électriques et de tuyaux en plastique.

Sans mot dire et sans se retourner, elle y plaça le nouveau-né avec l’aide de sa collègue, puis appuya sur un bouton en forme de tétine. Hystérique, le bébé tapait des poings et des pieds sous le dôme. Très vite, un gaz soporifique vint le calmer, ce qui enchanta les félinours dont les moustaches, agressées, cessèrent de vibrer.

Pour Aryana, l’apaisement fut de courte durée : un bras métallique sortit du socle de la cloche, armé d’une seringue d’une longueur étourdissante. Cette dernière pénétra de son aiguille acérée le verre par une ouverture minuscule, direction la chair tendre de l’enfant. Elle lui pompa quelques décilitres d’hémoglobine. Aryana frémit en regardant cette encre pourpre filer à toute vitesse dans un tuyau.

Cet afflux de sang provoqua un mouvement fort curieux sur l’écran 1000K aux diagrammes jusque-là linéaires : des données cryptiques défilèrent aussitôt dans un tintamarre de sonorités technoïdes peu rassurantes.

« Ah… murmura l’infirmière en chef, c’est pas bon ça…

- En effet, confirma le docteur, immobile devant l’écran, ça sent le pâté périmé… Vous lui annoncez la nouvelle ?

- Pourquoi moi ? C’est toujours moi qui dois me coltiner le social ! Elle, elle fout rien.

- Ne discutez pas les ordres ! »

Après avoir discrètement fait éclater une bulle d’huile dans son œil, l’infirmière en chef se dirigea vers la patiente. Immobile devant cette dernière, elle s’efforça de lui témoigner de l’empathie à mesure que ses larmes factices s’écoulaient. Alors, elle s’assit à ses côtés, lui prit la main. Elle la caressa tendrement de ses coussinets, puis s’efforça de dilater ses pupilles pour l’enjôler.

« Chatoune Aryana, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer.

- Une mauvaise nouvelle ? s’effondra Aryana, qui commençait à perdre espoir.

- L’analyse ADN nous indique que…

- Pourtant l’analyse prénatale n’annonçait que du bon, coupa l’accouchée aux abois, larmoyante à son tour.

- Le pourcentage de l’analyse d’humanité n’était pas exact : nous vous avions annoncé 9 % de gènes humains, c’est en réalité 10 ! Cette colère, c’est bien la preuve que quelque chose cloche !

- Mais vous…

- Vous avez signé le contrat de grossesse. Vous saviez donc que les analyses prénatales ne sont pas fiables à 100 %, qu’il existe une marge d’erreur parfois infiniséminale.

- Infinitésimale, reprit le docteur, le regard attendri.

- Oui mais…

- Mais… il va falloir faire le deuil de votre enfant, continua l’infirmière qui perdait patience.

- Le deuil ?

- Dois-je vous rappeler la nocivité du gène humain ? Les génocides menés par cette espèce dégénérée ? N’oubliez pas qu’ils ont détruit totalement leur planète ! Un bref rappel de vos cours d’Histoire, s’énerva l’infirmière : Napoléon, Mussolini, Hitler, Bush, Poutine, Trump, Xi-Jiping… La liste est longue comme mille pattes… Tous ces hommes, et même des femmes comme les Kardashian, ont conduit cette planète paradisiaque à sa perte. Et que dire de leur volonté de colonisation dans l’espace ? Tous ces vaisseaux délabrés qui dérivent, on les doit à leurs attaques incessantes.

- Je le sais, trembla Aryana, mais c’est mon enfant. La chair de ma ch…

- Encore une fois, cet enfant a un quota de gène humain trop élevé. Ses réactions énervées vont à l’encontre de notre pacifisme. En conséquence, il représente un risque pour notre espèce. Vous connaissez le protocole en vigueur ?

- Oui, sanglota Aryana, vous allez le jeter dans un trou noir, sans combinaison, pour qu’il meure et disparaisse à jamais.

- J’en suis désolée, mais c’est pour le bien collectif. Souvenez-vous de vos cours de biologie. L’ADN humain est nocif.

- Pourquoi a-t-il fallu que nos ancêtres couchent avec ces monstres ?

- Elles se sont fait violer, chatoune Aryana, ce n’est pas de l’amour. Les humains n’en sont pas capables ! Vos cours d’Histoire, vos cours d’Histoire…

- Bon… rassurez-vous, reprit le docteur, peu enclin à laisser sa collègue continuer au vu du ton qui montait. Nous savons que cette épreuve est difficile. Pour vous soutenir, nous ferons preuve de chattinité. Le service médical va vous bichonner ! Ce soir, pour vous consoler, vous aurez le droit à une ration de Patix !

- Du Patix ! jubila Aryana, les yeux écarquillés, moustaches dressées.

- Oui, du Patix ! »

Les iris glauques d’Aryana se mirent à briller de mille feux ! Le Patix, c’était une denrée rare, délicieuse, un véritable privilège. Elle n’en avait mangé qu’une fois. Depuis, sa mémoire était hantée par ce mets qui n’avait aucun équivalent dans l’univers, malgré sa provenance ô combien douteuse puisqu’elle impliquait le massacre - interdit par les lois de l’univers - des Kangougnous. Au diable l’éthique, elle s’en pourléchait les babines !

« Docteur ?

- Oui, chatoune ? Peut-on faire autre chose pour vous ?

- Est-ce que je peux jeter moi-même ce bâtard dans le trou noir ? »

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