Chaque pas me mène jusqu'à toi

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La faim me tiraille. Nous sommes partis depuis cinq heures du matin, au moment où un épais brouillard masquait les côtes. Depuis l'embarcadère, je n'ai avalé qu'un quignon de pain qui traînait au fond de ma besace. Dans ce bateau de fortune où chacun a pourtant investi toutes ses économies, nous devons être environ deux cents, massés les uns contre les autres, baluchon sur l'épaule, enfant au bras, marmaille gémissante accrochée aux jupes de leur mère. J'ai la chance d'être seul. Ne pas savoir quoi faire de sa personne en cette période troublée, c'est déjà bien assez. Une barbe de trois jours mange mon maigre visage. Mes cheveux bruns couvrent mes oreilles. Il faudra que je trouve le moyen de me les faire couper si je veux être plus présentable.

Je m'accoude au bastingage, je laisse mes yeux dériver sur la Méditerranée, cette mer chérie que je traverse aujourd'hui pour un avenir meilleur. La radio, les journaux, les gens de mon quartier le répètent à longueur de journée : c'est en France que les Italiens pourront trouver leur pitance, du travail et l'espoir d'une vie nouvelle. Nous avons tous accouru au port en quête d'un bateau pour Marseille. J'ai hâte de voir de mes yeux cette ville prospère dont on m'a tant vanté les mérites. Dans le froid matinal, je plisse les yeux, frotte mes mains caleuses l'une contre l'auttre.

Je n'ai que trente ans, mon pays subit une grave crise économique, l'essor de l'après guerre n'a pas suffi à fournir des emplois pour tous. Je n'ai pas hésité à m'engager dans ce projet, bien que cela me coûte. J'ai laissé mes parents qui vivotent grâce à leur maigre retraite. Ils veulent mon bonheur, ils pensent que mon salut passe par ce voyage. Je n'ai jamais quitté ma terre natale, vais-je retrouver mes plantes favorites, les mets de mes racines, les savoureuses recettes italiennes ? Nous sommes emplis d'interrogations. Chacun rêve d'une vie meilleure. Y aura-t-il là-bas de la place pour tous ? Les cris de mes compatriotes qui parlent avec les mains me tirent de ma rêverie.

  • Va bene ?
  • Si, si !

Une dame d'un certain âge me tend un morceau de viande séchée. La solidarité est présente partout. Cela me réchauffe le coeur. J'observe toutes ces familles prêtes au renouveau. Nous sommes des immigrés. Quel accueil vont-ils nous réserver ? L'angoisse m'étreint. On a beau être jeune, l'incertitude palpable ne rend pas les choses faciles. La journée est longue. Certains parviennent à dormir dans un coin, bercés par le rythme des vagues, leur manteau enroulé autour de leur maigre corps. Seul le nez dépasse. Leurs traits tirés par le manque de sommeil m'émeuvent. Moi, je reste debout, j'ai besoin de diriger mon regard vers l'horizon, d'imaginer ce que sera ma vie.

Le ciel gris et menaçant ne nous aide pas à concevoir des pensées positives. Au fond du bateau, quelques hommes se sont réunis pour entamer une chanson de notre terroir. Une de celles que l'on chante lors des mariages ou des anniversaires, lorsque tous les membres d'une même famille se retrouvent autour d'un bon repas, sous les arbres, et que la bouteille de rouge passe de main en main. Les souvenirs de ces douces soirées bercées par le vent chaud de l'été déclinant me reviennent en mémoire en écoutant la voix de Louis Prima.

Buonasera, signorina, buonasera.
Com’è bello stare a Napoli e sognar!
Mentre il cielo sembra dire “buonasera”
lla vecchia luna che è sul Mediterraneo appar.
Bonsoir, mademoiselle, bonsoir,
Ce Que c'est beau d'être à Naples et de rêver !
Tant que le ciel semble dire "buonasera"
À la vieille lune qui apparaît sur la Méditerranée.

Sur les joues d'une vieille femme, une larme coule.

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