Au fil de l'eau

4 minutes de lecture

Je me suis finalement endormi sans m'en rendre compte, ma tête reposait sur un gros ballot de feuilles de basilic. Les cales sont remplies de ces plantes odorantes que réclament les restaurateurs pour parfumer leurs plats. C'est une main sur mon épaule qui me tire de mon sommeil agité peuplé de rêves étranges au cours desquels des silhouettes immenses se penchent sur moi comme de terribles ogres en mal de victimes de la pauvreté.

Le bateau se vide lentement de ses occupants dans la lueur du petit matin. La foule des voyageurs masque l'endroit où l'embarcation s'est arrêtée. Je me hausse sur la pointe des pieds, curieux de voir un petit bout de Marseille, malgré le peu de lumière. Peine perdue, du haut de mon mètre soixante-huit, impossible d'apercevoir les quais. Quelques bateaux cognent bruyamment les flancs pour nous souhaiter la bienvenue ou tout simplement pour voir ces visages burinés par la fatigue et les privations. J'entends vaguement les exclamations des personnes venues accueillir les nouveaux arrivants.

— Enfin !

— Oui, ce voyage était interminable.

— Marco ! Quel mine tu as ! Mon ami, on va te requinquer avec une bonne soupe, tu verras, tout ira bien !
— Violetta, ma cousine adorée, on t'attend à la boutique.

Ces embrassades et ces effusions de joie me tiennent éloigné de cette soudaine liesse à laquelle je ne peux me joindre. Je ressens cette notion d'"étranger" qu'on ne manquera pas de m'affubler. Je ne peux me départir de ma triste mine. Ce n'est pas un voyage d'agrément, plutôt de nécessité.

Peu à peu, les voyageurs quittent l'embarcadère, le brouhaha se fait moins dense. L'atmosphère joyeuse fait place à un sentiment de délaissement, je suis un jeune adulte en quête d'un travail, il ne faut pas que je l'oublie. Que sais-je faire avec mes mains ? Monter des murs, des cloisons, des maisons. Je les regarde. Elles sont déjà très abîmées par ce métier physique et exigeant. Ce sont ces doigts courts et carrés qui me permettront de m'en sortir. Mais pour cela, il faut que je garde espoir.

Moi, personne ne m'attend. Je connais un vague ami dont l'adresse figure sur un bout de papier au fond de ma poche, je ne sais même pas si je vais oser me présenter, réclamer un poste.

Je n'ai fait qu'un pas depuis que je suis descendu du bateau, peinant à trouver en moi l'énergie pour avancer. Un éclat attire alors mon œil. C'est une bouteille qui flotte sur l'eau et cogne le flanc du bateau. Les vagues la ramènent tout le temps contre lui. J'observe ses mouvements sans faire un geste, comme envoûté par cette vision soudaine. Elle n'est pas vide. Il y a quelque chose à l"intérieur que je ne peux définir. Je regarde autour de moi pour essayer de trouver un filet qui me permettrait de la faire remonter à bord. Je trouve facilement ce que je cherche, un manche long au bout duquel des mailles enchevêtrées ont certainement servi à pêcher de nombreuses fois. L'odeur qui s'en dégage me confirme l'usage qu'on en fait.

Avec une grimace, je plonge mon outil improvisé dans l'eau et recueille sans difficulté la bouteille. Elle est fermée par un bouchon de liège. Son verre de couleur vert foncé me fait penser aux bouteilles d'huile d'olive de Calabre. Il n'y a plus d'étiquette. Je la prends entre mes mains, la tourne pour essayer de voir ce qu'elle contient. Un papier. Certainement, quelque bafouille sans importance. Pourtant, cela m'intrigue. Quelqu'un qui insère un papier dans une bouteille a un message à faire passer, je suppose, et c'est par ce seul moyen qu'elle espère atteindre celui ou celle qui le lira.

Cela tombe sur moi, aujourd'hui, en ce 3 avril 1947. Je dois prendre une décision : casser cette bouteille, lire le message ? Est-il si important à ce moment de ma vie où les événements m'obligent à fuir mon pays pour m'installer ailleurs dans un endroit inconnu ?

Devant moi grouille la population marseillaise, c'est jour de marché. Déjà les stands de poissons s'offrent au public. Les ménagères affublées de leur panier s'approchent des étals à l'affût d'une belle sole ou d'une truite pour leur déjeuner. On m'informe que c'est la Criée, le moment où les pêcheurs à peine descendus de leur bateau donnent à leur femme et à leur fille leurs prises du jour. Emmitouflées dans leurs châles, elles se chargent de vendre le tout en criant à qui mieux mieux pour attirer les badauds :

— Venez voir mes poissons !

— Les miens sont les plus frais !

— Quelques sardines pour trois fois rien !

— Approchez mesdames, goûtez mes calamars !

J'ai appris le français, du moins quelques mots qui me permettent de comprendre les conversations usuelles. J'aime cet accent chantant méditerranéen, finalement peu éloigné du nôtre. J'avise un brasero sur lequel finissent de cuire des moules fraîches agrémentées d'ail et de persil qui sont ensuite placées dans un cornet de papier et vendues deux sous. L'odeur qui s'en dégage est délicieuse. Mon estomac gargouille. Je cherche au fond de mes poches quelques pièces pour m'offrir ce mets si tentant.

Assis sur une bite, je dévore ces quelques produits de la mer avec délectation, oubliant la bouteille posée à mes pieds. Je lèche mes doigts huileux imprégnés de cette sauce aillée que je ne veux pas laisser. Finalement, je rince mes doigts directement dans l'eau de mer.

Mon estomac à peine apaisé, je me remets à réfléchir au destin de cette bouteille, et par-là même, au mien. Se pourrait-il qu'elle change le cours de ma vie ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire cornelie ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0