12 — Enmerkar

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Quand il a bien mangé, le taré redevient loquace.

C’était le cas ce soir.

Vers trois heures du mat, on a trouvé le cadavre d’une ado de p’t’êt quinze piges échouée sur les quais. On a laissé le taré prélever ses morceaux en premier. On fait chacun son tour, et je passe en dernier — sans compter Marjo, qui, elle, mate juste. C’est un peu grâce à Marjo que je me sens pas comme le charognard des charognards. Bouffer des cadavres c’est déjà pas la classe, mais le voyeurisme morbide…

(Elle va vraiment me défoncer si elle me lit un jour.)

Je sais pas quelle portion d’humanité il reste aux autres, mais je pense que Danseuse est comme moi. On a les crocs, mais ça nous fait quand même quelque chose de voir des gens morts. Surtout une gamine comme ça.

En me penchant sur le corps déjà pourri et disloqué, je me suis dit que si la société prenait mieux soin de ses membres, cette pauvre môme et moi, on se rencontrerait pas dans ces circonstances.

J’irais pas jusqu’à dire que je ressens de la culpabilité. J’ai fait des choses bien pires à la face du soleil. Le couvert des ruelles nocturnes et le gout des cadavres c’est presque la rédemption pour moi. Mais je pense un peu à la personne qu’était mon repas avant. Il y’a une sorte de respect. De révérence.

Faut juste pas penser au bruit que ça fait de bouffer quelqu’un, vous savez : les os qui craquent, les gaz qui pètent et sifflent quand on ouvre, les claquements et bruits de sucions quand on libère tel ou tel morceau…

Comme le truc du Taré, c’est les jeunes filles, on a tous un léger bourdon quand lui retrouve sa langue. Danseuse l’a adopté, je sais pas trop pourquoi, mais je crois qu’aucun d’entre nous ne l’apprécie. Danseuse partage avec nous certains passages du journal et des notes du taré, mais nous laisse pas tous lire. Un soir je lui ai posé des questions sur le genre de type qu’il était avant, elle a juste pris un ton mi-coquin, mi-conspirateur et m’a dit « Ce n’était pas un gentilhomme… ! ».

Quand il reprend ses esprits, il passe par deux ou trois phrases, selon. Il y’a des étapes qui sautent parfois. J’en capte pas grand-chose, parce que j’ai généralement la tête dans mon repas à ce moment, mais il pose des questions. Il demande où il est, qui on est et ce qui lui est arrivé. Il se retape le calvaire de la découverte de sa nouvelle condition. Il y’a quelques minutes de ululement sinistre et désespéré, puis les grognements de nausée à vide. Quand j’en ai fini de bouffer, il en est généralement à la litanie de blasphèmes…

Vu la compagnie que j’entretenais de mon vivant, c’est pas rien de dire qu’en matière de blasphème, j’ai jamais connu qui que ce soit qui arrivait à la cheville du taré. C’est pour ça que je sais que Dieu existe pas. S’il existait, il l’aurait forcément pris personnellement.

Donc, le Taré a émergé. Danseuse a attendu qu’il se calme, puis lui a dit, comme elle fait chaque fois « J’ai tes notes avec moi, mon ami. Et quand tu reprends conscience, tu demandes à les voir, mais cela ne te rend pas vraiment heureux. Tu n’y trouves que de la frustration. Tu évoques une malédiction, ou un rituel qui a échoué, ou la jalousie d’un rival… tu demandes ensuite à retrouver ta maison, et ton laboratoire, mais on y’a déjà été. Tout a brulé. »

Danseuse est d’une patience infinie. Elle est un peu comme notre maman à tous, je pense. C’est elle qui maintient la cohésion de notre « petite famille ». Je l’ai entendue mettre le Taré à la page de la même manière une dizaine de fois, et il réagit pas toujours bien. Mais elle se décourage jamais.

Le Taré et moi, on est fondamentalement différent je pense. C’est le genre de type qui veut jamais lâcher le contrôle. Devenir un machin décérébré, c’est le pire truc pour lui. Moi j’ai passé une vie de junkie à pédaler dans la semoule comme un dindon sans tête, mais je fais une goule plus lucide que lui en fin de compte. Sacrée ironie !

Là le taré a eu un peu plus de suite dans les idées que d’habitude :

–Ma femme… qu’il a dit. Qu’est-il advenu de mon épouse ?

On a tous pilé en chemin.

–Ta quoi ?! s’est exclamée Marjo, qui pourtant lui parle jamais.

Danseuse avait un large sourire surpris, elle a fait quelques pas bondissant vers lui.

–Enmerkar ! Je ne savais pas que tu étais marié ! Petit cachotier ! Comment s’appelle-t-elle ? Comment vous vous êtes rencontrés ?

J’en profitais pour poser une question qui me taraudait depuis un moment :

–Et c’est quoi ce nom chelou, Enmerkar ? Jamais entendu avant… puis t’as pas l’air… heu… Arabe ?

Le Taré nous a regardé quelques secondes comme s’il nous voyait pas, puis il a soupiré.

–Ma femme, Sophia… elle… je me souviens… c’est elle… Enmerkar était mon nom de sorcier. Mais je ne suis plus un sorcier maintenant. Mon vrai nom…

Les yeux du Taré se sont arrondis d’horreur, puis il s’est de nouveau éteint. Danseuse avait l’air bouleversé, elle le prit dans ses bras.

–Ce n’est pas grave mon ami, dit-elle. Tu te souviendras plus tard ! Un soir peut-être tu seras prêt.

Il émit un gémissement d’animal.

Marjo émit un « peuh » irrité, et repris sa route.

–Il n’y’a pas une seule mention de sa chère et tendre dans ses notes ! dit Danseuse pour elle-même, en trainant le Taré. Enmerkar vous n’êtes vraiment pas un gentilhomme !

- On devrait le rendre à madame ! souffla Marjo avec hargne. C’est son job de le babysitter… pas le nôtre !

–Hélas, répondit Danseuse en fauchant l’air de la main, la Mort les a divorcés. Tant de petits cœurs jumeaux éloignés les uns des autres… La Nuit est si froide et solitaire Marjorie. Nous devons rester ensemble.

–Non merci. Pour ce soir j’ai ma dose, dit Marjo. Et elle disparut dans les ténèbres en deux bonds.

Danseuse a gourmandé le Taré le long du chemin de retour, émettant toute sorte de folle spéculation sur son épouse et sa vie amoureuse.

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