Chapitre 5

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Eustache se réveilla en pleine nuit. Il ignorait quelle heure il pouvait être, mais il voyait très bien la lune ronde qui flottait dans le ciel bleu indigo. Il n’y avait pas un seul nuage, simplement cet astre blanc qui lui permettait de voir ce qu’il y avait autour de lui. Une légère couverture posée délicatement sur son petit corps, Eustache ne voulait plus l’enlever. Même si la chaleur lui montait à la tête, il tenait à la garder sur lui telle une carapace pouvant le protéger comme un bouclier. Sa jambe se mit à le picoter. Il grommela en sentant la même douleur aussi fulgurante qu’hier. Le garçon s’assit au bord du lit et observa un instant sa cicatrice : de sûr, elle était moins rouge que l’autre jour et il ne restait presque plus de chair. Il se rendit compte qu’elle ne picotait pas, mais lui grattait. «Tant mieux, ça veut dire qu’elle guérit.» pensa-t-il.

Il voulait retourner sous la couverture, mais il restait figé, comme si quelque chose le retenait. Eustache avait de nouveau rêvé de la petite fille. Il s’imaginait lui prendre la main pour l’emmener visiter des contrées incroyables, des paysages et des musées. Cela était bien beau, mais cela était faux. Eustache soupira et se décida à sortir pour se changer les idées. Il se souvint que monsieur Beauvin lui avait dit qu’il se trouverait dans la locomotive.

Discret comme une souris, il ouvrit la porte de son compartiment pour marcher rapidement dans le train pour enfin arriver à la locomotive. Il se mit sur la pointe des pieds afin de voir à travers le hublot si l’adulte était bien là. Eustache ne voyait pas grand-chose, alors il finit par ouvrir la porte. Monsieur Beauvin se trouvait bien là, assis sur son siège. La tête penchée en avant, il dormait profondément. Eustache sourit, sans trop savoir pourquoi. Sans doute parce que cet adulte l’avait sauvé et soigné comme l’aurait fait un père. Un père… pensa Eustache à moitié somnolant. Il se demanda s’il ne pouvait pas dormir à ses côtés, mais il préférait sortir du train pour se rafraîchir la mémoire et penser à tout ce qui lui arrivait.

Il ouvrit la porte du wagon pour se retrouver sur le quai. Un petit vent frais faisait valser ses cheveux plutôt courts. Il repensait à ses quelques heures enfermé au commissariat : sa pire crainte s’était réalisée. Il ne l’avait pas surmontée, certes, mais Conrad l’avait sauvé. Monsieur Beauvin, un conducteur de train tout à fait ordinaire qui lui permettait de réaliser son rêve, celui de voyager. Voyager à bord de l’Oiseau Bleu ! Eustache rit rien qu’en y pensant. Ce conducteur de train était un miracle ! Le garçon ignorait pourquoi l’adulte se comportait ainsi, il était heureux et voulait le rester pour un moment encore.

Soudain, il entendit des chuchotements et quelqu’un prononcé son nom. Puis, un Paulo sortit de derrière un banc. Eustache fit les gros yeux et trotta jusqu’à lui. Un sourire jusqu’aux oreilles apparu sur son visage en voyant les trois autres.

-Marty ! Manu ! Adrien ! Paulo ! Comme je suis content de vous revoir !

-Ouais, quand on disparaît plus de deux jours on essaie de donner des nouvelles, grommela Paulo en croisant ses bras contre sa poitrine.

-Quoi ?

Eustache ne comprenait pas : il rêvait ou Paulo était fâché ? Visiblement, il n’était pas le seul car les trois autres le regardèrent d’un même œil sévère.

-Qu’est ce qui vous arrive les gars ? finit par demander Eustache.

- « Qu’est ce qui vous arrive les gars ? », l’imita méchamment Marty sur un ton plus aiguë. Tu crois qu’on te vois pas ? On en a marre de ton petit jeu, qu’est ce que tu fiches dans ce train ?

-Ouais, rétorqua Emmanuel, surtout quand c’est un train qui part pour la Belgique.

Eustache était bouche-bée. Que leur arrivaient-ils ? Ne pouvaient-ils pas être contents pour lui ? Eustache fut prit de panique, sa gorge étant trop nouée, il n’arrivait plus à leur répondre. Simplement quelques hoquets sortaient de sa bouche. Il baissa les yeux tandis que ses amis se manifestaient autour de lui :

-Alors ? Ça fait quoi d’être chouchouté ? cracha Adrien.

-Comme ça on part sans nous ? rétorqua l’autre jumeau.

-Pourquoi t’as le droit d’avoir un toit et pas nous ? pesta Marty en poussant Eustache du bout des doigts.

Le seul qui n’osait pas parler, c’était Paulo. Eustache fit soudain le lien entre lui et la Belgique. Il comprit que Paulo devait lui en vouloir énormément de pouvoir aller dans son pays d’origine sans lui. Marty avançait lentement vers Eustache, le poussant un peu plus fort à chaque fois. Celui-ci finit par lever les yeux, tentant d’affronter le plus costaud d’un duel de regard. Mais Marty ne voulait rien entendre, il poussait, poussait de sa main puissante puis finit par le pousser violemment, assez pour le faire tomber.

-Laisse-moi ! Paulo, je m’excuse, je n’ai jamais voulu que ça arrive !

-Ah ouais ? Alors pourquoi tu t’laisses faire, hein ? s’agaça Marty.

Le jeune resta coi. Ses yeux étaient rivés sur Paulo qui avait la tête baissée, le regard accusateur. Marty lui montra son imposante carrure avant de lui cracher au visage et de s’en aller avec le reste de la bande. Paulo fut le dernier à s’en aller, après avoir hésité à aider Eustache à se relever. Perdu, ce dernier était figé. Ses amis étaient furieux parce qu’il avait un toit, parce qu’il pouvait se nourrir comme il le voulait. C’était compréhensible, mais à ce point, le garçon n’en revenait pas.

Il cligna plusieurs fois des yeux avant de hurler. D’un revers de manche, il enleva la bave de Marty sur sa joue et se releva. Si ses amis ne voulaient plus de lui, tant pis : il racontera son récit à madame Wicht car elle était la seule qui voulait encore l’entendre raconter ses histoires. Il se racla la gorge et retourna dans le train malgré la souffrance d’avoir perdu quatre amis en une soirée qui pesait en lui.

Le lendemain, le sifflet qui annonçait le début d’une journée retentit. Monsieur Hund tapait dans ses mains pour réveiller tout le personnel. Tous les nouveaux allaient débuter leur première journée pour préparer le train et s’entraîner à accomplir des taches qu’ils devront faire durant le voyage. Eustache se mit du côté du service restaurant. Il était le seul nouveau, il y en avait très peu chez les bagagistes (autrement appelés les grooms) mais il y en avait pas mal pour le service des voitures-lits.

Une petite dame un peu ronde vint à lui. Ses cheveux gris étaient attachés en un chignon bien serré, elle portait une robe vert kakis avec un tablier salit par la poussière. Ses yeux jaunes le fixèrent intensément et elle finit par demander :

-Vous êtes monsieur Tache, n’est-ce pas ?

Eustache hocha la tête, perturbé qu’on le vouvoie.

-Bien, siffla-t-elle. Je suis la chef cuisinière, madame Saby. A partir de maintenant, tu seras sous mes ordres et tu feras tout ce que je te demande sans poser de questions, compris ?

-Oui m’dame ! répondit avec dynamique Eustache.

-Bien, alors suis-moi.

Elle se retourna et se dirigea vers le train. Elle marchait si vite qu’Eustache devait trotter pour pouvoir suivre son rythme. En ouvrant la porte, Eustache découvrit pour la première fois les cuisines du train. Il y avait deux wagons pour cela, juste assez pour servir assez rapidement les futurs clients. Madame Saby l’emmena à l’intérieur et lui montra un sac remplit de carottes. Eustache fronça les sourcils, ne sachant ce qu’elle attendait de lui. Exaspérée, madame Saby lui ordonna :

- Hé bien, épluche-les !

Eustache sursauta, prit l’éplucheur et sortit une carotte. Il ne savait pas comment faire, il n’avait jamais apprit à cuisiner. Il aurait préféré servir les plats plutôt que de les faire ! Transpirant, il posa l’ustensile sur la carotte quand un cuisinier un peu plus âgé que lui entra. Eustache lui donnait dix-huit ans, mais il n’en était pas sûr. Ses cheveux aussi ors que les siens reflétaient au soleil et sa carrure lui rappelait celle de Marty.

-Ah ! Madame Saby, je vous cherchais, dit-il.

-Et pourquoi donc ? l’interrogea-t-elle.

-Que fait ce jeune homme ? Pourquoi épluche-t-il les carottes ?

-Et bien, c’est son travail non ? répliqua-t-elle sur la défensive.

Le garçon sourit puis finit par rire. Madame Saby leva un sourcil, de plus en plus exaspérée.

-Vas-tu m’expliquer pourquoi tu ris, Josse ?

-Ce garçon n’est pas censé cuisiner ! Il fait partie de ceux qui servent les plats. Tiens, laisse-moi couper ça, ajouta-t-il à l’intention de Eustache.

Le garçon lui prit l’éplucheur et la carotte des mains et s’occupa personnellement de ça. Quel miracle ! Eustache se promit d’aller le remercier, quand madame Saby ne sera plus sur son dos bien évidemment. Madame Saby soupira, entraîna Eustache un peu plus loin pour lui montrer comment servir correctement les clients. Elle s’assit à une table et fit mine de commander un plat. Eustache alla à la cuisine, prit simplement une assiette que Josse lui avait gentiment prêté et revint vers la vieille pour poser délicatement l’assiette et les couverts.

-Non, non et non ! s’agaça-t-elle. On tient le plateau à une main, comme ça.

Elle prit ses poignets pour l’obliger à tenir son plateau à une main.

-La technique, c’est de ne pas le porter du bout des doigts, mais sur la paume de ta main. Ainsi, cela tiendra mieux.

Eustache comprit et recommença mais avant qu’il ne put remettre l’assiette sur le plateau, ce dernier lui échappa des mains et tomba dans un bruit sourd aux pieds de madame Saby. Celle-ci grogna.

-On recommence.

Des heures s’écroulèrent tandis qu’Eustache remplissait les missions que lui demandait madame Saby. Elles n’étaient pas difficiles, Eustache apprenait vite. Lui qui trouvait madame Saby grognon, il la voyait souvent sourire et semblait plus douce avec lui.

Le soir venu, dans les environs de dix-sept heures, madame Saby l’autorisa à faire une pause. Il la remercia et se dirigea vers la locomotive pour y retrouver monsieur Beauvin. En ouvrant la porte, il ne s’y trouvait plus. Eustache voulait le voir, il voulait le remercier pour tout ce qu’il avait fait. Finalement, en sortant de la locomotive, il le vit sur le quai contemplant son train. Eustache le rejoignit.

-Bonjour m’sieur !

-Bonjour mon garçon, répondit-il avec tendresse. Comment va ton genou ?

-Beaucoup mieux, merci.

Le chauffeur eut un sourire et se remit à sa contemplation. Pour rire, Eustache l’imita : mains croisées dans son dos, le dos bien droit, les yeux se baladant sur la locomotive blanche, il riait silencieusement. Il attendit un moment avant que monsieur Beauvin ne réagisse. Celui-ci souffla du nez.

-Il est magnifique, n’est-ce pas ? finit-il par dire.

Eustache approuva. L’Oiseau Bleu était l’un des rares trains ayant une locomotive aussi belle ; blanche avec des écriteaux dorés, rien ne pouvait remplacer une telle beauté.

-Comment s’est passé ta première journée ?

-Plutôt bien, répondit Eustache. Je crois que je m’en sors. Je ne pensais pas que cela pouvait être aussi difficile.

-Tu vas vite t’y habituer, ne t’en fais pas.

Eustache le redoutait, mais il ne perdait pas espoir. Il repensait à la soirée d’hier avec ses amis qui partaient sans un au revoir. Il secoua la tête : ce n’était pas le moment d’y penser. Il respira un bon coup avant de murmurer au chauffeur :

-Merci.

-De quoi ?

-Pour tout ce que vous avez fait. Je…

Eustache s’arrêta dans sa phrase en voyant le visage du chauffeur, ému. Il lui fit un bref sourire puis, sans se contrôler, s’écrasa contre l’adulte pour lui faire un câlin. Ce dernier, ne sachant comment réagir, finit par enrôler ses bras autour du garçon. Les deux éprouvèrent une chaleur familiale tant ils se serraient.

Un peu plus tard, alors qu’Eustache s’était enfin décroché de monsieur Beauvin, l’enfant se retrouvait dans le wagon restaurant aux tâches de nettoyage de vaisselle. Une main amicale vint se poser sur son épaule et, lorsqu’il se retourna, il reconnut Josse.

-Salut toi, fit le plus grand.

-Salut, répondit poliment Eustache.

Josse s’assit sur le bord de l’évier et observa un petit moment Eustache nettoyer les assiettes avant de se présenter :

-Je m’appelle Guy. Guy Josse.

-Moi c’est Eustache, sourit-il en se tournant vers Guy.

-Content de te connaître. T’es nouveau, c’est ça ?

Eustache hocha de la tête, le sourire aux lèvres. Josse fit de même et lui tapota l’épaule.

-Je fais aussi partie du service restaurant.

-J’ai vu ça, le taquina Eustache. Merci d’avoir épluché ses carottes, je ne sais pas ce que j’aurais fait sans toi.

-Pas d’quoi.

Eustache sourit à pleines dents, puis se rappela sa mésaventure de la nuit dernière. Très rapidement, son expression changea et Josse lui en fit la remarque.

-Rien, je dois y aller. Au revoir Guy.

-Mais je…

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’Eustache était déjà parti. C’est décidé, il ne voulait pas se faire de nouveaux amis car qui sait, peut-être qu’ils le laisseront tomber à leur tour. Le garçon ne voulait pas revivre ça. Il voulait ressembler au garçon solitaire comme il y a plusieurs années et dont personne ne se souciait. Mis à part bien évidemment ce cher monsieur Beauvin.

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