Chapitre 6

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Eustache avait remarqué quelque chose d’intéressant à propos du personnel. Du moins, ce qu’il en pensait et ce qu’il devenait. Il trouvait qu’ils se ressemblaient tous, niveau caractère : même gentillesse, même empathie, même colère… Chez certains, cela se voyait plus mais chez Eustache, par exemple, cela commençait à changer ; il était de plus en plus ouvert à tout. Seulement, une personne paraissait la moins gentille de tout le personnel. Il s’appelait Arnold et Eustache ne l’aimait déjà pas. Il n’était pas du genre à juger du premier regard, ah ça non ! Non car c’était ce fameux Arnold qui vint à lui. Voilà ce qui fut arrivé quelques jours après sa première journée en tant que serveur : alors que Eustache déposait les nouveaux couverts qui venait d’arriver dans la remise, un garçon bien plus baraqué que Josse ou Marty était venu à lui. Au début, il faisait croire à Eustache qu’il paraissait gentil et innocent : il l’aidait à porter les cartons neufs et le complimentait. Seulement, quelques minutes après, il lui fit un croche-pied afin qu’Eustache tombe et casse la moitié des nouvelles assiettes.

-Pourquoi as-tu fais ça ?! s’égosilla-t-il. Madame Saby va me tuer !

Arnold s’esclaffa.

-C’est tout ce que je souhaitais, sale voleur, pesta-t-il avant de s’en aller.

Voleur ? Comment savait-il qu’on le traitait de voleur ? Eustache se mit en colère et cassa l’autre moitié des assiettes quand monsieur Hund arriva. Son visage devint rouge et lui ordonna d’aller immédiatement s’excuser auprès de Beauvin. Il le traîna par le col tout en lui faisant la morale le long du trajet.

-Depuis quand cassons-nous des assiettes, hein ? Il est formellement interdit de casser ! Cela coûte extrêmement cher, vous êtes un fou ! Un, un…

Il cherchait les mots. Voleur ? C’est ce que pensait Eustache. Ce dernier n’en croyait pas. Comment cela a-t-il pu arriver aux oreilles du personnel ?

Arrivés devant la cabine de la locomotive, monsieur Hund entra et expliqua à Beauvin ce qu’il avait vu.

-Ce jeune homme cassait volontairement ses assiettes !

-Non ! protesta Eustache. Je l’ai fais contre mon gré, c’est faux !

-Menteur ! Espèce de…

-Cela suffit, l’interrompit monsieur Beauvin. Laissez le petit s’expliquer.

Eustache prit une grande inspiration.

-On m’a embêté, monsieur…

-Qui ça ? insista Conrad.

Eustache fit non de la tête. Il savait très bien qu’il allait s’attirer des ennuis plus graves s’il dénonçait le grand baraqué. Qui sait ce qui pourrait lui arriver. Alors il décida de garder le silence.

-Vous voyez ? pesta monsieur Hund. Vous préférez le croire ?

Monsieur Beauvin n’en fit rien et finit par demander au chef du personnel porteur de lâcher Eustache. Plus rouge que jamais, monsieur Hund le relâcha violemment et partit. Eustache n’osait plus bouger, terrifié. Maintenant, tout le personnel le détestera, il le savait.

-Ne t’en fais pas, monsieur Hund oubliera vite tout ça, tenta de le rassurer monsieur Beauvin.

-Je l’espère, souffla Eustache.

-Comme tu le sais, je ne peux te laisser sans punition. J’espère que cela te donnera une vraie raison pour casser les assiettes.

Eustache ne dit rien. Monsieur Beauvin le prenait en pitié, mais il voulait apprendre à Eustache à contenir sa colère.

-Tu iras acheter de nouvelles assiettes, d’accord ?

Quoi ? Ça, une punition ? Eustache fronça les sourcils.

-Je… Je peux être punis plus sévèrement, non ? Je veux me faire pardonner, je veux m’excuser auprès de madame Sa…

-Calme-toi, calme-toi mon garçon, l’interrompit l’adulte en se penchant vers Eustache pour lui frotter le bras. Je ne veux pas savoir ce qui s’est passé, hm ?

Eustache hocha de la tête.

-Comment va ton genou, dis-moi ?

-Madame Saby s’est bien occupée de moi, il ne reste plus que la croûte m’sieur.

-Bien, alors tu peux courir au magasin chercher de quoi remplacer les assiettes…

-Sûr, m’sieur, j’y vais ! s’écria Eustache en sortant en trombe de la locomotive.

-Attends, il te manque l’argent !

Eustache revint en vitesse, prit l’argent que lui passa Conrad et ressortit du train.

Revenons dans le présent ; assit sur le bord du quais, Eustache mangeait le sandwich qu’on lui avait donné. Tous les autres étaient restés autour du train, discutant de tout et de rien. L’esprit du jeune garçon vagabondait, ici et là pensant surtout à la fille il y a quelques semaines. Soudain, il sentit une présence s’installer à ses côtés. En tournant la tête, il reconnut un garçon qui faisait parti des bagagistes. Il portait de grosses lunettes rondes sur ses yeux bruns reflétant la lumière du soleil. Il jeta un rapide coup d’œil à Eustache avant de déballer son sandwich et d’en manger un bout. Souriant, sans trop savoir pourquoi le garçon était là, il fit de même.

-Il est à quoi ? demanda soudainement Eustache.

-Au saucisson avec de la salade, du beurre et des cornichons, répondit timidement le garçon.

-Oh, j’ai pris le même !

Le garçon sourit. Eustache avait remarqué qu’il était timide, assez pour rentrer ses épaules comme s’il tentait de cacher son cou.

-Je m’appelle Eustache. Et toi ?

-Prudent.

-Prudent ?

Il hocha de la tête. Quel drôle de nom !

-Je préfère Prude, finit-il par dire. A vrai dire, je ne connais pas mon vrai nom…

-Ah non ?

-Non, je m’appelle comme ça parce qu’on me disait souvent : « Soit prudent ! »

-Pourquoi on te disais ça ?

-Parce que je n’ai pas de famille, je vivais un peu plus haut dans Paris il y a quelques années.

-Oh…

La mine de Prudent se décomposa. Eustache compatissait, il allait lui avouer que lui aussi vivait à la rue quand Arnold arriva. Les deux garçons se regardèrent avec de grands yeux, signifiant qu’ils n’aimaient pas ça. Ils se relevèrent quand une main agrippa le col d’Eustache. Celui-ci se rappela soudainement de sa rencontre avec Beauvin : il vivait un peu la même situation.

Instinctivement, Eustache se débattit. En pensant avoir donné un coup au gros lourdaud lorsque celui-ci le relâcha en criant de douleur, il vit Prude derrière Arnold. Eustache lui fit un sourire en coin en le remerciant du regard.

Arnold se retourna et prit violemment la main de Prude pour lui donner un coup de poing au nez. Eustache arriva à la rescousse en sautant sur le dos de son ennemi, tirant sa tête en arrière tout en criant :

- Lâche-le ! Lâche-le !

- Toi lâche-moi, tonna le plus grand.

Vif comme l’éclair, Eustache donna un léger coup de coude dans son cou mais suffisant pour qu’il lâche son allié. Les deux chenapans prirent la fuite en direction du train et se réfugièrent dans un wagon-lit encore ouvert. Assis sur le bord, Eustache tentait d’enlever le sang qui coulait sur la bouche de son ami à l’aide d’un ridicule mouchoir. Finalement il réussit à laisser le sang sécher après lui avoir dit de garder la tête en arrière.

-Berci, renifla Prudent le nez bouché.

-Merci à toi, souffla Eustache en regardant devant lui un peu honteux.

-Z’est à ça que zert les amis, don ?

Eustache tourna la tête. Prude remit maladroitement ses lunettes et lui sourit.

Un ami ? Voulait-il vraiment recommencer ? Prude l’avait sauvé de la poigne du méchant Arnold, cela le touchait beaucoup mais si c’était pour qu’il le laisse tomber comme ses anciens amis, mieux n’en valait-il pas la peine. Fatigué par cette petite bagarre, Eustache bredouilla :

-Hum… Oui, c’est sur… Je dois y aller… Encore merci.

-A plus !

Puis, avant de s’en aller, Eustache lui fit une petite tape sur l’épaule. Il décida d’aller se balader dans les rues de Paris, ne sachant que faire. Il repensait à cet acte de bravoure et à la joie qui lui apportait Prudent. Il lui souriait si souvent qu’Eustache avait l’impression de paraître moins rayonnant, heureux comme il l’était autrefois. Et si ce voyage n’était pas une bonne idée ? S’il refusait, retrouverait-il ses anciens amis ?

Toujours pensif, il n’avait pas fait attention à Paulo qui le croisa en le poussant violemment sur le côté. Un peu sonné, Eustache se retourna et le rattrapa de justesse. Il l’avait reconnut à sa chevelure couleur jais. Lorsque Paulo se retourna, il détourna le regard comme si regarder Eustache était une honte. Les mains sur ses épaules, le jeune garçon blond tentait désespérément de lui parler.

-Paulo, j’ai besoin de te parler, le supplia Eustache.

Ce dernier serra les poings et baissa la tête.

-Je sais que c’est dur, mais je dois t’expliquer…

-Y a rien à expliquer, souffla Paulo sans pour autant relever la tête.

Eustache resserra sa prise mais Paulo s’agita.

-Arrête ! s’écria-t-il en reculant.

Il vit les larmes qui coulaient abondamment sur ses joues rouges. Eustache compris qu’il avait dû pleurer souvent.

-Tu ressens rien… Pas étonnant qu’on te traite comme un moins que rien, c’est tout ce que tu mérites, finit par cracher Paulo en reniflant.

Il continua de l’insulter ainsi. Durant une bonne dizaine de minutes, Paulo ne faisait que crier des injures envers le pauvre Eustache. Il dépassait les bornes, le garçon blond en avait les mains tremblantes.

-T’es qu’une pourriture ! continua Paulo. Tu sais très bien que ma famille est coincée là-bas !

-Arrête ! Je t’en supplie, arrête !

Eustache se mettait lui aussi à pleurer. Son cœur était brisé, lui qui était si proche de Paulo, il n’en revenait pas qu’ils en soient arrivés là. Toutes ses années de rire, à se confier et à se protéger étaient terminées. Il était comme un frère. Les cris de Paulo résonnaient dans cette rue étroite.

Eustache sentit ses jambes trembler. Le son d’un carrosse retentit à quelques mètres de lui.

-Paulo, cours… souffla Eustache, haletant.

-NON, PAS TANT D’AVOIR FINIT ! hurla-t-il.

Toutes ses injures lui montaient à la tête. Elle commençait à tourner, il s’agrippa au mur d’une maison pour ne pas tomber. Pleins de souvenirs lui revint en tête, il voulait s’enfuir chez Lizzie mais ses jambes l’en empêchait.

Un cheval le frôla de prêt puis s’arrêta. Eustache crut voir la silhouette de Paulo s’enfuir à l’opposer. Au moment où il commença à tomber, deux mains le rattrapèrent de justesse.

***

-Encore merci, je vous en suis très reconnaissante.

Les mots de Paulo résonnaient encore dans la tête d’Eustache. Allongé sur un lit, il ouvrait à peine ses yeux alourdis par la fatigue. Une voix féminine qui lui était familière résonna non loin de lui. Eustache pensa que c’était la personne qui lui tenait fermement la main.

-Il se réveille !

-Viens ma fille, nous devons les laisser tranquille, répondit une voix grave.

Eustache cligna plusieurs fois des yeux mais ne voyait toujours pas qui cela pouvait être.

-Nous devons y aller, maintenant ! insista le monsieur.

-Papa je t’en supplie !

Soudain, comme si cela paraissait évident, Eustache reconnut la voix de la fille du bar. La fille aux magnifiques cheveux noirs à la belle robe lavande. Le garçon voulait absolument lui parler mais aucun son ne sortit de sa bouche. La main de la fille quitta désespéramment la sienne, les gémissements de cette dernière retentissant dans la petite chambre dans lequel Eustache se trouvait.

-Papa je vous en prie !

-Allons-y, gronda son père.

Puis la porte se referma et un silence de plomb s’installa dans la pièce. En colère contre lui-même, Eustache réussit tout de même à taper du poing contre le matelas. Il ouvrit grand les yeux en soupirant. Apparemment, la vie elle-même ne voulait pas qu’ils deviennent amis.

-Eustache ? s’enquit madame Wicht.

-Lizzie ! s’exclama celui-ci en enrôlant ses bras autour de son cou.

-Oh mon garçon ! Mon garçon adoré…

Ils se serrèrent un moment avant que la porte ne s’ouvre à la volée. Eustache n’avait même pas eu le temps de lui demander comme il s’était retrouvé ici.

-Quel est tout ce raffut Lizzie ? s’écria ce qui devait être le maître de la maison.

Eustache ne l’avait jamais vu auparavant : grand à la barbe blanche, les épaules droites avec un costard, ses yeux reflétaient la colère et l’incompréhension. Lizzie balbutiait tellement que son maître finit par la frapper à la joue. Elle s’écroula au sol sans un mot.

-Toi, dehors ! cria-t-il.

Pris de peur, Eustache prit ses jambes à son cou pour sortir de la maison.

-Non ! sanglota Lizzie en tendant une main vers Eustache.

-Madame Wicht ! s’écria Eustache en voulant faire demi-tour.

Il ne pu la rejoindre car l’homme l’en interdisait. Il faillit le frapper à son tour mais Eustache l’esquiva de justesse en passant entre ses jambes. Au même moment, sa femme arriva et commença à l’enguirlander mais son mari n’écoutait pas, concentré à attraper le jeune garçon. Ce dernier aidait madame Wicht à se relever. Celle-ci finit par s’asseoir sur le lit et prit Eustache dans ses bras comme pour le protéger.

-Laissez-le tranquille, souffla-t-elle. Je vous en supplie !

-Tu viens ici toi ! cria de nouveau le maître de la maison. Je ne veux pas de voleur dans ma maison !

-Alexandre ! s’indigna la femme.

Le fameux Alexandre prit Eustache par le poignet et le jeta dehors. Eustache hurla à pleins poumons, déchirés par la culpabilité et la solitude. Lorsque Alexandre referma la porte, le jeune garçon tambourina dessus, sanglotant. Il entendit les coups de fouets qui venaient s’abattre sur Lizzie qui hurlait de douleur. La maîtresse le suppliait d’arrêter mais visiblement, elle ne se faisait pas entendre. Eustache finit par s’écrouler contre la porte en pensant à Lizzie qui devait être mortifiée par la douleur.

Les minutes s’écroulèrent tandis que les coups de fouets retentissaient. Ils s’arrêtèrent enfin et le calme revint. Toujours à genoux devant la porte, Eustache retenait son souffle. Désespéré, il appela doucement sa mère adoptive.

-Lizzie ?

Aucune réponse. Simplement quelques hoquets de peur et de douleur et la maîtresse de maison réconforter la vieille Lizzie. Eustache posa sa tête molle contre la porte, attendant un miracle. Mais rien ne vint. Simplement des bruits de pas qui accouraient vers lui et deux mains qui le soulevèrent par les aisselles.

En arrivant sur les quais, il vit quelques personnes du personnel accourir vers lui, notamment Prude et madame Saby qui arrivèrent les premiers.

-Il faut le laisser se reposer, chuchota celui qui le tenait.

Eustache reconnut la voix de Guy. Choqué, il tourna la tête vers lui.

-Je… Je peux aller me coucher tout seul, finit par dire Eustache en descendant des bras de Guy, les jambes tremblantes.

-Tu es sûr ? s’enquit ce dernier.

Prude prit un de ses bras pour le mettre sur ses épaules. Eustache lui lâcha un « merci » avant de se diriger vers son compartiment avec Prude qui lui servait de béquille.

-Josse, que s’est-il passé ? demanda madame Saby l’air inquiète.

-Je ne sais pas, répondit-il. On lui demandera tout à l’heure, quand il sera en meilleur forme.

-Tu as raison, je vais lui préparer une tisane.

Lorsque Eustache s’allongea enfin sur son lit, il se tourna immédiatement contre le mur. Prude posa une main sur son épaule sans rien dire. Une dizaine de minutes s’écroula tandis que le silence régnait entre les deux garçons. Prude n’osait dire un mot de peur de raviver des mauvais souvenirs.

-Tu as le droit de savoir, finit par souffler Eustache, toujours dos à lui.

-Savoir quoi ? s’étonna l’intéressé.

Eustache déglutit.

-Lizzie… C’est elle qui m’a élevé. Elle est si gentille… C’est un peu ma mère et je la retrouve dans les pires circonstances… Avant que Josse me ramène ici, elle se faisait fouetter… Par ma faute… Elle n’aurait pas dû me ramener chez ses maîtres…

Eustache avait du mal à parler, mais il avait besoin de se confier. Prude ne disait rien, attentif aux moindres de ses mots. Le garçon blond ignorait si c’était vraiment Lizzie qui l’avait ramené chez elle. Cela était même impossible puisqu’elle ne se déplaçait pas en carrosse. Mais ceux qui étaient dedans, comment savaient-ils où l’emmener ? La fille à qui il pensait si souvent l’avait-elle suivit jusque chez lui ? Eustache trouvait ça louche, mais il ne voulait pas y penser maintenant. Il se promit d’élucider ce mystère une autre fois, il devait se concentrer sur ses nouveaux amis et son futur voyage.

-Ce n’est en rien de ta faute, finit par dire Prude. Ne t’en veux pas pour ça.

Eustache se retourna enfin et le regarda droit dans les yeux.

-Je…

Il se pinça les lèvres, ne sachant quoi dire. Madame Saby finit par arriver, deux tisanes dans ses mains.

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