Chapitre 2

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 Parfois je me demande ce que je viens faire là. Une fois par semaine environ, je rejoins la salle des fêtes de ma ville. Vers 20 heures, quelques autres personnes et moi nous nous regroupons en cercle, assis sur des chaises en plastique très inconfortables. J’ai acheté les mêmes chaises pour mes poissons. Ça peut s’asseoir un poisson ?

 En parlant de mes poissons… ils vont mal. Je viens ici quand mon bocal est vide. Le sable envahit ma tête et mes poissons n’ont plus d’eau. Ils remuent la queue, pris de spasmes. Je les entends crier. Ça crie, un poisson ?

 Au centre de la pièce, il y a Marc. Il est notre "bonne conscience" ou, comme j'aime l'appeler, Jiminy Cricket. Pour faire simple, il est ici pour nous faire "positiver". Marc, c'est le quarantenaire assez banal : calvitie prononcée, barbe mal rasée et ventre arrondi. Mais Marc a deux particularités. La première, il assortis toujours ses chaussettes avec sa chemise - ce soir, il a opté pour une chemise orange et des chaussettes toutes aussi discrètes. La deuxième, il est nul en amour. Comme nous tous pendant ces réunions.

 Sa femme l’a quitté - pour autre chose que ses goûts vestimentaire de merde - il y a deux ans, maintenant. Une "relation toxique". C’est le nouveau terme à la mode qu’on utilise quand on est nul en amour. C’est comme le "pervers narcissique" pour… et bien… pour tous les mecs qui pensent avec leur queue. Vous comprendrez donc qu’on entend cette expression un peu partout, maintenant.

 Marc dit que nous sommes des "gens qui aiment mal". Dépendance amoureuse, relation toxique, partenaire violent… On a de tout ici. Moi, je préfère dire qu'on est nuls en amour. Ça sonne moins faux, moins faux-cul.

Revenons à Jiminy Cricket, alias Marc.

 Quand il s’est retrouvé tout seul, au lieu de se noyer dans l’alcool ou la drogue, il a créé un groupe de parole. Un groupe de parole spécialisé dans les "relations toxiques". Un groupe de parole avec des tas de gens nuls en amour.

Et si on faisait un petit tour de table ?

 Autour de moi, chacun assis sur une chaise, je trouve Margaux, Jean, Coralie, Aurélie, Olivier, Fabien, Elianne, Yves, Bob et Damien. Et au milieu de tout ce beau monde… moi et mes poissons sur le ventre. Vous pensez qu’il faudrait que je les mette en PLS ?

 Marc se racle la gorge, signe que la séance va commencer. Une heure de torture. Une heure de blabla. Une heure de promesses ridicules. Si ma psy ne m’obligeait pas à y aller, je ne viendrais pas. Je soupire intérieurement et me redresse un peu sur ma chaise. J’ai encore un peu de dignité.

— Merci d'être toujours aussi nombreux, commence Marc.

 Ça, c'est parce que ta thérapie de groupe ne fonctionne pas sinon on ne reviendrait pas. Mes poissons sont d’accord avec moi. Je me redresse et grimace. Vraiment inconfortable ces chaises.

 Il pose un regard chaleureux sur chacun de nous. J’ai juste envie de vomir. Et son assortiment chaussettes/chemise est juste dégueulasse. Ça n’aide pas.

— Je rappelle à tout le monde que ce groupe de parole est là avant tout pour vous aider à extérioriser et à trouver des réponses et, j’espère, des solutions, poursuit Marc, debout, au centre du cercle que nous formons tous.

 Premiers sanglots. Ils proviennent de ma gauche. C’est Margaux, une sexagénaire mal dans sa peau. Margaux en est à son cinquième mari. Son plus grand rêve ? "J'aimerais trouver un homme riche, beau, jeune, gentil, attentionné, câlin, voyageur."

Et fidèle. Sinon, ce n'est pas drôle.

 Vous vous doutez bien qu'avec déjà cinq mariages, elle a du mal à le trouver son prince charmant. Marc lui dit de garder espoir et de faire des rencontres. Et à en juger par son état ce soir, j’ai comme l’impression que son cinquième mari l’a quittée, poussé à bout.

— Respire, Margaux, dit Marc. Nous allons vite revenir à toi mais j’aimerais faire les choses dans le bon ordre, si tu me le permets.

 Margaux hoche péniblement la tête en reniflant bruyamment. Je soupire et observe Marc qui se retourne vers une tête que je n’avais jamais vue avant. C’est une femme. Elle est jeune ; plus jeune que moi. Une petite vingtaine, sûrement.

— Ce soir, nous accueillons une nouvelle.

Ha ? Jiminy Cricket vient de piquer ma curiosité.

— Et si tu te présentais ? l’encourage Marc.

 Tous les yeux se braquent sur la nouvelle. Elle a des cheveux roux bouclés, un petit nez fin, des yeux noisettes et une énorme paire de lunettes qui lui donne un air d’intello des années 90. Elle est habillée sobrement dans des vêtements trois fois trop grands pour elle. Sa jambe gauche martèle le sol dans un rythme saccadé. Premier signe de stress. Elle joue avec ses doigts, les tord, les tire, les sert. Deuxième signe de stress. Elle se mord les lèvres, hésite, réfléchit. Troisième signe de stress.

Mais elle finit par se lancer.

— Je m’appelle Manon. J’ai 20 ans.

— Bienvenue Manon ! s’exclame Marc, la faisant sursauter sur sa chaise.

 Il fait des gestes bizarres avec ses mains et ses bras. C’est le signal. Tuez-moi.

— Bienvenue Manon… nous répétons tous en chœur d’une voix monotone.

— Explique-nous pourquoi tu es parmi nous ce soir, enchaîne Marc.

 Deuxième hésitation. Accélération de la cadence de sa jambe gauche. Ses yeux se baissent et fixent ses chaussures.

— Je suis dans une relation toxique.

Sans déconner. Bienvenue dans le club.

— Ma psy m’a donné votre adresse. Alors… me voilà.

On a tous une psy. Mes poissons aussi. Ils ne me supportent pas. 

— Raconte-nous ton histoire, encourage Marc.

 Je ne sais pas pourquoi, je regarde les chaussettes de Manon. Elles sont oranges, elles aussi. Mais qu’est-ce que je fous là ?

— Mon copain… enfin… mon ex, commence Manon. Heu… c’est encore mon copain. Je crois. C’est compliqué.

 Je sens que ça va être long. Je fourre mes mains dans la large poche de mon sweat à capuche violet. J’adore le violet. Je vous l’ai déjà dit ? Les gens disent que c’est la couleur de la mort ou du deuil. Peut-être que j’aime la mort et le deuil. C’est possible ? Je m’égare. C’est le signe que je m’ennuie. Et mes poissons aussi. Ça s’ennuie un poisson ?

 Je baisse les yeux sur mes Nike. Immédiatement, je repense à la brune. La copine de Kévin. Elle a une relation toxique, elle aussi. Marc se ferait une joie de lui dire qu’elle n’a pas à céder à tous les caprices de son mec. Qu’elle n’a pas a être "récompensée" ou "payée" pour ses actes sexuels.

 Mais je crois que ça ne servirait à rien. Pas parce que Kévin est un connard et qu’il ne changera pas ; non, parce que le problème, dans ce cas-là, c’est la fille. Ça lui plait. C’est normal, pour elle. Alors elle continuera à le sucer et il continuera à lui acheter des Nike.

Idiote.

— En fait… il a 35 ans. Il est dans un âge où il aimerait avoir une femme, une grande maison et un ou deux enfants. Alors que moi… je suis encore qu’une ado. Je ne connais rien à la vie. Ou à l'amour. Ou aux hommes. Je suis encore à la fac.

 L’histoire de Manon ne m’intéresse pas. Aucune histoire ne m’intéresse dans cette pièce. Pour être honnête… je viens ici quand je me sens un peu trop seule. Dans mon studio, je tourne en rond le soir et les week-end. Je me sens comme un poisson dans un bocal. Ironique.

— Dis-lui que s’il t’aime vraiment, il sera prêt à attendre, reprend Marc. C’est son rôle. Il doit te soutenir et tu dois le soutenir. Un couple est fait pour trouver des compromis quand il y a des désaccords.

 Des désaccords ? J’aurais dû utiliser ces termes-là avec mon ex, quand il levait la main sur moi.

— Tu as le droit d’avoir peur du futur, Manon. Tu as le droit de vouloir ralentir le rythme quand ton copain va trop vite.

 Bob pouffe. Personne n’y fait attention. Bob, c’est le premier gars à avoir rejoint le groupe de parole. Lui, il souffre d’une "dépendance sexuelle". Autrement dit, il est incapable d’aimer autrement qu’en baisant. Dès qu’il y a une allusion sexuelle un peu tordue, il rigole. Dès qu’il y a une blague beauf et crade à faire, il la fait. Bref… un type normal. Sauf que lui, il en souffre.

— Allez, je veux tous vous l’entendre dire. Avec moi ! "J’ai le droit d’avoir peur du futur".

 Je relève la tête. Les paroles de Marc ont dû raisonner dans le bocal de Manon et secouer ses poissons. Elle pleure.

— J’ai le droit d’avoir peur du futur, répétons-nous en chœur.

 Je jette un coup d'œil à l’horloge du mur d’en face. La moitié de la séance est passée. Mon bocal se remplit un peu. Je soupire.

— Comme promis, je reviens vers toi, Margaux, poursuit Marc. Dis-nous tout.

 Margaux s’est calmée pendant que Manon racontait son histoire. Elle baisse les yeux sur ses mains. Son vernis est à moitié retiré et ses ongles tous rongés.

— David m’a quittée, renifle-t-elle.

Qu’est-ce que je disais… je pourrais devenir voyante.

— Pourquoi ?

— Il était malheureux avec moi.

— Et toi, tu étais heureuse avec lui ?

 Moment d’hésitation, roulement de tambour, tic-tac de l’horloge. Le verdict tombe.

— Non plus…

— Tu n’étais pas heureuse avec tes précédents maris, je me trompe ? demande Marc.

— Non…

— Pourquoi ?

 Parce qu’elle se marie pour les mauvaises raisons. On se marie par amour, pas par intérêt. On se marie avec quelqu’un qui nous correspond, pas qui coche des critères de sélection débiles. Margaux est un animal. Elle vit dans une énorme meute et elle croit que pour s’en sortir et pour être heureuse, elle doit se taper le meilleur mâle. Bizarrement, à chaque fois elle est déçue.

— Je suis compliquée, avoue-t-elle. Je… je n’arrive pas à me satisfaire de ce que j’ai. Je veux toujours plus. Et comme je ne l’ai pas, je suis toujours malheureuse. Et quand j’arrive à l’avoir, je… je trouve une nouvelle chose que je n’ai pas et je suis déçue ou frustrée.

 Je jette un coup d'œil à Margaux. Mes poissons sont admiratifs. C’est la première fois qu’elle avoue à voix haute ses torts et ses défauts. C’est toujours un grand pas en avant, d’après Marc.

— C’est un grand pas en avant d’ouvrir son cœur et de t’ouvrir à nous ! Nous te remercions pour la confiance que tu nous offres.

— Merci pour la confiance que tu nous offres, répétons-nous sans grande motivation.

— Margaux, j’aimerais qu’avant la fin de la semaine tu rappelles David, tu t’excuses et lui promettes d’essayer de changer les choses. Peut-être qu’il te dira oui, peut-être qu’il te dira non. Mais le pardon est primordial dans un couple. Fais un pas vers lui et il en fera un vers toi. Tu le feras ?

 Elle hoche la tête difficilement et sort un paquet de mouchoir de son sac à main Dior. Ouais, c’est clairement pas la plus malheureuse de nous tous.

 Marc laisse un temps à Margaux pour se calmer et sécher ses larmes et en profite pour rejoindre une grande table de camping dépliée, collée au mur, sur laquelle quelques gâteaux apéritifs et gobelets en plastique reposent. Encore des gobelets en plastique.

 Marc boit un grand verre d’eau, jette son gobelet en plastique dans la poubelle en plastique et referme le bouchon de la bouteille en plastique. Puis, il revient vers nous. Je jette un coup d'œil à l’horloge. Nous entrons dans les dix dernières minutes de la séance. La pire partie.

— Levez-vous tous.

 Nous obéissons. Tuez-moi, pitié. Par habitude, nous nous rapprochons de deux pas, de façon à rétrécir le cercle que nous formions. Puis, pour ceux qui le souhaitent, nous nous tenons par la main. Jean, Manon, quelques autres et moi-même ne tendons pas nos bras. Marc le remarque mais ne dit rien. En parlant de Jean… Lui, il déteste le contact physique. Alors pour entretenir une relation humaine et amoureuse, sans contact, ça ne donne pas grand chose. C'est d'ailleurs pour ça qu'il n'a personne dans sa vie.

— Un jour, j’aimerais voir un cercle parfait, confie soudain Marc. J’aimerais vous voir tous vous tenir par la main.

 Un jour, j’aimerais arrêter de venir dans ce trou paumé. Je baisse les yeux. Je suis peut-être un peu faux-cul, moi aussi. Personne ne m’a mis un couteau sous la gorge pour venir, ce soir ; ni les autres soirs. Est-ce que le groupe de parole m’a aidé ? Aucune idée. Dans un sens, je suis rassurée de voir d’autres gens comme moi. Des gens nuls en amour. On est d’une même race, d’une même espèce. Est-ce qu’on peut changer ? Non. Je n’y crois pas.

 Soudain, je prends conscience que mon bocal s’est rempli d’eau. Raisonnablement. Mes poissons sont contents. Ils bougent. Je suis rassurée. Si je perdais mes poissons je serais vraiment seule.

 Soudain, Marc capte mon regard. Il me sert un de ces sourires digne d’une publicité de dentifrice ; un truc faux qui respire le mensonge. J’ai comme un mauvais pressentiment, d’un coup.

— Elena, j’aimerais savoir… ça fait un an, jour pour jour, que tu viens à mes séances. Est-ce que ça te fait du bien ?

 Merde. Tous les regards se braquent sur moi. Tout mon corps se raidit. Je déteste être le centre de l’attention. Mes mains deviennent moites, ma température augmente. Mes poissons paniquent. Je me sens rougir. Il me faut une bonne minute pour que mes cordes vocales fonctionnent et que ma bouche laisse sortir des sons compréhensibles par tous.

— Un peu.

— Je suis content de l’apprendre.

Puis, Marc termine sa séance en nous rappelant que nous avons le droit de douter et d’avoir peur, nous avons le droit de pleurer et de crier, nous avons le droit de dire non. Et on applaudit. Je n’ai jamais compris pourquoi.

 Un à un on commence à ramasser nos affaires et à sortir. De mon côté, mon cerveau se met à réfléchir. Je dois trouver le bon moment pour partir ; pas trop tôt pour ne pas courir et attiser la curiosité de Marc qui se fera une joie de me le faire remarquer à la prochaine séance, ni trop tard pour ne pas me retrouver au milieu de tout le monde. Généralement, je me cale sur le tempo de Jean ; il sait exactement quand sortir pour éviter le contact avec les autres. Ainsi, j’évite les bousculades, les politesses ridicules et les dernières paroles désespérantes de Marc.

 Jean fait un pas. Je l’imite. Les autres se rapprochent de la porte. C’est bientôt le moment. Je sers mon sac à main. Déjà, j’ai mes doigts autour de la clé de ma voiture pour m’éviter de la chercher, de perdre du temps sur le parking et de laisser l’occasion à quelqu’un de me parler.

 Encore quelques secondes… Jean s’élance. Ni trop vite, ni trop doucement. À mon tour.

— Elena, une petite minute, s’il te plaît.

 Je suis stoppée tellement brusquement dans ma lancée que mes poissons se cognent contre la vitre de mon bocal. Oups. Désolée.

 Jean quitte la salle. À contre coeur, je me retourne vers Marc. Il est déjà devant moi, à un bon mètre de distance ; il sait à quel point je n’aime pas le contact physique. En particulier avec un homme.

 Mes poissons déglutissent. Ça déglutie, un poisson ? Maintenant que j’y pense, à partir du moment où l’on mange on est capable de déglutir. Ça mange, un poisson ? Et ça mange quoi, un poisson ? Sûrement du plastique.

 Je me gifle intérieurement. Concentration. Marc va me parler. Il va falloir que je l’écoute, que je le comprenne et sûrement que je lui réponde.

— J’ai quelque chose à te montrer, commence-t-il.

 Puis, sans rien ajouter d’autre, il se dirige vers la porte et je lui emboite le pas. On quitte la salle de fête dans laquelle le groupe se réunit tous les deux jours. Il fait nuit et frais. Je regrette de ne pas avoir pris de manteau. Il faudrait que j’en achète un pour mes poissons.

 Nous nous retrouvons sur le parking. Marc sort la clef de sa Jeep et ouvre le coffre. Pendant un instant, je l’imagine m’attraper, m’attacher et me jeter à l’intérieur. Ça, ce sont des "idées noires" que ma psy m’aide à chasser. Mais nous y reviendrons plus tard.

 Pour la première fois depuis longtemps, mes "idées noires" disparaissent en un claquement de doigt. Pas de crise de panique, pas d’exercices de respiration, pas de pleurs, pas de cris. Là, dans le coffre de la Jeep impeccable de Jiminy Cricket, il y a un carton. Et dans le carton, il y a un chien. Il dort en boule, la tête sous son ventre.

 Je me penche et mes yeux s'agrandissent. Ce n’est ni une peluche ni un chien en plastique, dans une boîte en plastique avec des accessoires en plastique. C’est un vrai chien. Un être vivant. Une boule de poils blanche, grise et noire de quelques mois, seulement.

 Je me penche encore un peu et il bouge. Il ouvre un œil, puis l’autre. Il baille et relève la tête. Nos yeux se croisent ; les siens sont bleus pâles. Sa queue remue.

— Je ne peux pas le garder, m’explique soudain Marc.

J’avais complètement oublié sa présence.

— Si tu le veux, il est à toi.

— À moi ?

— Un animal, c’est beaucoup de responsabilités. Mais je pense sincèrement que ça te fera du bien de prendre soin de quelque chose… de quelqu’un. Tu ne seras plus seule. Ce n’est encore qu’un bébé mais il est propre et très gentil. Écoute ta "bonne conscience".

Ma bonne conscience, hein ?

 Le chiot se lève, s’étire et rejoint sagement le bord du carton. Il me regarde, penche la tête sur le côté et baille. J’avoue qu’il est mignon. Timidement, je tends la main vers lui. Il la lèche. Sa queue accélère. Je ne peux cacher un sourire.

 La minute d’après, il est dans mes bras. Il est lourd. Il n’est pas spécialement gros mais… je sens son poids contre moi. Sa fragilité. Sa solitude. Sa peine. On est pareil. Ça fait bizarre de… d’avoir un être vivant contre sois. Je sens sa chaleur corporelle, son coeur battre, chacune de ses respirations. Sa vie dépend de moi. Je pourrais le laisser là, dans son carton. Marc le déposera dans un refuge ou un chenil. Ou alors… je pourrais le prendre.

 D’habitude, ce genre de décisions lourdes et importantes me font paniquer ; ce pourquoi j’évite d’en prendre. Je prends la vie comme elle vient. Je m’enferme chez moi, dans une routine sans saveur et sans surprise. Ça me rassure et ça m’ennuie.

 Mais pour la première fois depuis des années… j’ai envie de faire quelque chose de nouveau. Peut-être quelque chose de stupide. Et ça ne me fait pas peur.

 Pas de panique, pas de crise d’angoisse, pas d’hésitation. Normalement, un millier de questions plus débiles les unes que les autres m’auraient envahi. Mes poissons se seraient noyés sous mes questionnements et mes doutes incessants. Mais pas ce soir.

 Je claque la portière côté passager de ma voiture et regarde à travers la vitre fermée le petit chien que je viens d’adopter. Le chiot, sur le siège, est déjà couché. J’ignore si je prends la bonne décision mais… imaginer ce petit être fragile et innocent dans un chenil me fend le cœur. Il n’a rien demandé à personne. Seulement quatre petits mois d’existence et le voilà déjà balladé de foyer en foyer.

Il est tout seul. Comme moi.

— Je l’ai trouvé dans mon jardin il y a un mois, m’informe Marc. Il s’est peut-être perdu. Il n’avait pas de collier. Je l’ai emmené chez le vétérinaire. Pas de tatouage ni de puce. J’ai collé des affiches un peu partout et personne n’est venu le réclamer. Tu te rends compte ? Personne. Et moi, je ne peux pas le garder. Je suis allergique. Ça fait un mois que je souffre au milieu de ses poils.

 Marc pouffe. Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle. Je jette un coup d'œil à mon bocal. Mes poissons sont jaloux. Ça peut être jaloux, un poisson ?

 Marc me remercie de prendre soin du chiot et me souhaite une bonne soirée. Il me fait un signe de la main et monte dans sa voiture. Je m’installe côté conducteur. Le chien n’a pas bougé. Allongé, la tête posée sur ses pattes avant, il me regarde en silence. Il est vraiment trop mignon. Il va falloir que je lui trouve un nom.

 Je démarre, enclenche mon clignotant, quitte le parking et rejoins la route, direction mon studio. Merde… un chien dans un studio, ça ne va pas être simple. Mon proprio va hurler.

J’arrive à destination en un temps record, sors de ma voiture et prends le chiot dans mes bras. D’une main, je déverrouille ma porte d’entrée, allume la lumière et dépose le chiot à mes pieds. Mes poissons boudent. Ça peut bouder, un poisson ?

 Je fais deux pas et je me retrouve à la fois dans ma cuisine, mon salon et ma chambre. Les joies d’un studio. Je soupire. C’est vrai que je suis à l'étroit, là-dedans. Mais je vis seule et je ne fais rien de mon temps libre. C’est inutile de payer un appartement plus grand et plus cher. Mes principales occupations, en dehors du travail, sont de passer de mon canapé à mon lit et de mon lit à frigo avant de revenir sur le canapé. Rien d’extraordinaire. Une vie de merde.

 Le chien me regarde. Il penche la tête. Je ne sais même pas de quelle race il est. Si ça se trouve, dans trois mois, je vais me retrouver avec un demi poney dans 21m2. Mon proprio va me tuer. Marc aurait mieux fait de recueillir un caniche.

— Qu’est-ce que tu veux ?

 Naturellement, le chien ne répond pas. Est-ce un signe de folie ? La non parole du chien est plutôt normale mais… qu’est-ce que j’imagine ? Je ne sais pas. Où sont mes poissons ? Et qu’est-ce que ça mange, un chien ?

 Je fouille dans l’unique placard de ma cuisine dans lequel je range tout et n’importe quoi du moment que ça se mange. Je trouve un paquet de céréales ouvert. Je prends un bol plus ou moins propre et le remplis de céréales. Le chien se jette presque dessus.

— J’irais te chercher des croquettes demain.

Il faut vraiment que j’arrête de lui parler. Je suis ridicule. Ou bizarre. Dans tous les cas, je ne suis pas différente de d’habitude. Pendant que le chien mange, je vire mes vêtements et enfile un pyjama ample. Il est un peu plus de 21 heures. Je me couche. Je vérifie que mon nouveau colocataire soit allongé dans un coin et éteins la lumière.

 Je prends une grande inspiration. C’est parti. Dix secondes ne sont pas encore écoulées que mon bocal s'agite. Mon eau remue. Bientôt, de grandes vagues se fracassent contre les bords. Je sens l’angoisse monter et les pleurs arriver.

Non. Je dois contrôler. Je ne dois pas me noyer.

 Pour ceux qui ne comprennent pas ce qu’il se passe, c’est très simple. Ça fait des années que je suis sous médocs pour à peu près tout. Pour m’endormir, pour me réveiller, pour avoir envie d’autre chose que de me jeter sous un train. Mais depuis quelques semaines, ma psy m’a demandé d’arrêter. Elle dit que les médocs ne résolvent pas les problèmes, ils les recouvrent, les étouffent, les cachent. Et ce n’est pas comme ça qu’on guérit d’une dépression et d’un traumatisme, paraît-il. Alors j’ai arrêté les médocs.

 Résultat, dès que je me retrouve allongée, dans le noir, le soir, seule, l’angoisse me saisit. Une vraie angoisse ; pas celle qu’on ressent avant un examen ou pendant un entretien d’embauche. Je vous parle de celle qui vous saisit tout le corps. Elle recouvre chaque membre, étouffe chaque organes, étrangle votre cerveau et vous retourne l’estomac. Vous avez chaud et froid en même temps. Vous avez envie de vomir et pourtant, vous pourriez dévorer tout votre frigo. Inexplicablement, vous allez mal. Vous ne savez pas vraiment pourquoi, ni comment. Mais vous sentez ce poids, ce boulet, cette ombre lourde qui vous envahit.

 Et dans ces moments-là, je ne dors pas. Parfois, j’oublie même de respirer. Je ne sais plus si j’ai les yeux ouverts ou fermés. Je suis là. C’est tout. Je suis en vie. C’est tout. J’ai mal. Et je pleure. Beaucoup.

 J’ai peur aussi. Peur du passé, du présent, de l’avenir. J’ai peur des gens, du monde, du "dehors". J’ai peur de ne pas être à la hauteur, du jugement des autres. Alors je ne fais jamais rien. Je ne sais même plus ce qui me fait plaisir ou non, à force.

 Je m’enferme dans une prison que j’ai moi-même créée et que je n’arrive pas à détruire. Ma psy m’aide. Enfin… je crois. Au prix que je la paie, elle a plutôt intérêt.

 Depuis toutes ces années, j’ai senti une amélioration, quand même. Pas seulement grâce aux médocs. Déjà, mes envies de suicides ont disparu. Fut un temps où traverser au moment où le feu tricolore devenait vert me faisait sourire.

 Puis, s’est passé. C’est ce que ma psy essaie de me faire comprendre à chaque séance. Je ne pourrais jamais oublier ce qui m’est arrivé, ce qu’on m’a fait subir. Mais je peux apprendre à vivre avec. C’est une cicatrice - physique et psychique - sur laquelle je dois étaler régulièrement de la pommade. Avec le temps, des efforts et les bons exercices, la cicatrice finira par s'atténuer ; elle sera toujours là, toujours visible, mais moins oppressante et moins douloureuse.

 Je souffle. Mes larmes ont mouillé mon oreiller. Je tremble. J’ai froid. Je me recouvre de ma couette. Mais maintenant, j’ai chaud. Putain. Je retire ma couette.

 Un museau froid et humide vient se coller contre ma main et je sursaute tellement violemment que le chiot prend peur. J’allume ma lampe de chevet. La queue entre les jambes, les oreilles rabattues, il s’est caché dans un coin. Nos regards se croisent.

 Je me demande où est passée sa maman. Qu’a-t-il fait tout ce temps, tout seul ? Et moi… où est ma maman ? Et mes poissons ?

 Je tends la main vers le chiot et tente de prendre une voix rassurante.

— Je t’ai fait peur. Je suis désolée. Allez… viens.

 Le chiot hésite, se relève, s’approche. Plus il s’approche, plus sa queue remue. Il arrive aux pieds de mon lit et je me penche pour l’attraper et le poser sur mes jambes. Il me lèche les joues et sèche mes larmes. Il efface mon angoisse et je le sers contre moi. Ce soir, je ne suis pas seule.

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