Chapitre 3

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 Parfois, j'essaie d’imaginer la mort. Je ne vous parle pas de la grande faucheuse, enveloppée dans une cape noire. Je vous parle de ce qui se passe après la vie. Je ne crois pas au Paradis ou à l’Enfer ; je ne crois pas non plus en Dieu. Je me demande simplement comment ça se passe. Est-ce qu’on s’endort ? Est-ce qu’on rêve ? Ou… peut-être qu’il n’y a simplement rien du tout. Le Néant. Est-ce qu’on flotte, quelque part ? Est-ce que notre âme existe ? Si oui, où va-t-elle ? Meurt-elle avec notre corps ?

 Je ne suis pas spécialement pressée de le découvrir. Mes envies de suicides sont passées il y a déjà quelques années. Comme quoi… ma psy peut savoir être efficace.

 Mais j’avoue être curieuse. J’aimerais savoir. Si je devais avoir un super pouvoir, je crois que ce serait celui-ci : la capacité de mourir et de pouvoir revenir. Le pouvoir de revenir et de savoir.

 Pourquoi je vous parle de ça ? Parce que c’est bientôt l’heure de mon rendez-vous hebdomadaire avec ma psy. Dans exactement sept minutes, elle va ouvrir la porte de son cabinet, me chercher du regard dans sa salle d’attente beaucoup trop blanche et m’adresser un sourire qui se veut à la fois professionnel et compatissant. Je ne lui ai pas encore dit - après toutes ces années - qu’il fallait qu’elle continue de s’entraîner.

 Je baisse la tête sur mes chaussures. Aujourd'hui, j’ai des chaussettes oranges. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que tout le monde porte des chaussettes oranges en ce moment, ou parce que mes poissons continuent de me bouder ; sans mes poissons, je suis incapable de décider comment m’habiller. A moins que ce soit parce que le Chien n’arrête pas de mâchouiller toutes mes paires de chaussettes.

 Je pose la main sur sa tête poilue. Il est tranquillement allongé sur la chaise en plastique, à côté de moi. Tiens… encore du plastique.

 Je le caresse doucement. Il me regarde. Nos yeux se croisent. Je ne sais toujours pas si j’ai bien fait de l’adopter, ni si j’ai eu raison de l’emmener à mon rendez-vous d'aujourd'hui. Mais je me voyais mal le laisser tout seul dans mon studio. J’ai découvert - à mes dépends - qu’il était particulièrement destructeur. Après quelques recherches sur internet, j’ai appris que c’était un comportement tout à fait normal venant d’un petit chiot ; comme un bébé, il a besoin de découvrir le monde avec sa bouche et ses dents. Mais j’ai beau acheter des jouets, il faut toujours qu’il mâchouille ce qu’il n’a pas le droit de machouiller.

 Je n’aurais jamais cru qu’un chiot demande autant de travail. Il a besoin d’attention, et surtout, il a besoin d’être éduqué. Je ne sais pas si je m’y prends de la bonne façon… faut dire que je n’ai jamais eu besoin d’éduquer mes poissons. Ils sont la continuité de ma personne. Alors ils savent toujours quoi faire en temps et en heure.

Ce n’est pas du tout le cas du Chien.

 Soudain, la porte s’ouvre. J’en avais presque oublié la raison de ma présence ici. Je prends une grande inspiration, me redresse et observe les petites chaussures à talons sortir du cabinet. Les chaussures s’arrêtent au niveau du seuil de la porte. Mes yeux parcourent alors un pantalon cintré beige, puis un pull bordeaux.

— Bonjour, Elena.

 Comme toujours, elle est à l’heure. Et comme toujours, elle est parfaitement bien dans ses baskets… enfin, dans ses talons. Sa tenue est sobre mais élégante. Ses ongles sont limés exactement pareils, au millimètre près. Son maquillage, léger, est impeccable. Ses cheveux, toujours attachés, sont relevés en un élégant chignon.

 Une main sur la poignée de la porte, l’autre me faisant signe d’entrer, elle affiche enfin son fameux sourire bancal. Son seul défaut. Mais cette fois-ci, ses yeux bleus s’attardent non pas sur moi, mais sur la petite boule de poils qui m'accompagne.

— Nous ferons donc une séance avec ton nouveau colocataire, aujourd’hui.

Je crois que c’est une tentative d’humour. Alors je tente un sourire. Je me lève, aide le Chien à descendre de la chaise et me dirige vers la porte, l’animal juste derrière moi. Je le tiens en laisse mais il me suit toujours de près. A croire que comme moi, il a peur de l’abandon.

 Le docteur Gavreau fait un pas de côté pour me laisser passer ; elle sait que je n’aime pas que les gens soient trop proches de moi. J’entre dans son cabinet. Ou son bureau. Ou sa salle d’examen. Après presque sept ans, je ne sais toujours pas comment appeler cet endroit.

 C’est une grande pièce, toujours un peu trop éclairée à mon goût avec ces immenses baies vitrées - toujours propres - juste derrière son bureau. Le docteur Gavreau le sait alors elle prend soin de baisser un peu ses volets. Je m’avance vers les deux larges fauteuils en cuir positionnés devant son bureau en bois. J’installe le Chien sur celui de gauche, tandis que je prends place sur celui de droite. Le Chien commence déjà à machouiller les accoudoirs et je lui fais les gros yeux. Il abandonne et se couche.

 Pendant ce temps, le docteur Gavreau se dirige vers une large commode en bois - le même bois que son bureau - et cherche mon dossier dans un des nombreux tiroirs débordants de papiers en tout genre.

Tac… tac… tac… tac… tac…

 Mes yeux sont immédiatement attirés par l’espèce de pendule en métal. Je ne sais pas comment ça s'appelle, mais je suis sûre que vous allez trouver à ma place. L’espèce de structure en métal, avec un certain nombre de billes métalliques qui pendent dans le vide, se balancent, se rencontrent toujours au même rythme, sans arrêt.

Ça m’énerve.

 Je stoppe le mouvement des billes d’un geste un peu trop brusque. Je jette un coup d'œil à mes poissons. Ils sont toujours absents. Le bocal est vide. Je soupire. Ça leur arrive, parfois. Ils disparaissent d’un coup. Ma psy voit toujours ça comme un bon présage ; je suis, d’après elle "sur le chemin de la guérison". Moi, j’ai juste l’impression d’être toute seule dans ma tête et je n’aime pas ça.

 Le docteur Lydie Gavreau s’installe enfin devant moi, ouvre mon dossier déjà bien épais après toutes ces années de bons et loyaux services et croise les doigts sur son bureau.

— Comment vas-tu ?

 Oui, mon médecin me tutoie. Ça peut paraître étrange mais le vouvoiement me met mal à l’aise. Mais que dans mon sens. Je m’explique. J’ai beaucoup de mal à tutoyer les gens que je connais - d’ailleurs, je n’en connais pas tant que ça. Mais je ne supporte pas que les gens me vouvoient. Je n’ai jamais su pourquoi exactement. Peut-être parce que ça me vieillit et que j’ai une atroce phobie sur le temps qui défile ; d’où le fait que je ne supporte pas le tic-tac des horloges. Ça aussi, ma psy le sait. Elle décale l’espèce de réveil vintage posé près de son ordinateur.

 Soudain, je me rappelle qu’elle vient de me poser une question. Je jette un autre coup d'œil à mon bocal. Il est toujours vide.

— Est-ce que tu pourrais enlever tes écouteurs, s’il te plaît ?

 Merde. J’avais oublié. Je retire mes écouteurs de mes oreilles et coupe la musique que j’ai toujours en fond. Je me retrouve alors dans une grande pièce silencieuse. Dehors, de lointains bruits de moteurs et de klaxons résonnent.

 Le docteur Graveau me sourit et me remercie. Elle attrape un stylo plume posé dans un pot à crayon en plastique et griffonne quelques mots sur un calepin. Comment fait-elle pour écrire aussi droit sur un papier sans ligne ?

— Comment ça se passe, en ce moment ?

Ha, oui. C’est vrai. Il faut que je réponde.

— Ça peut aller, dis-je simplement en haussant les épaules.

— Es-tu allée aux séances du groupe de parole de Marc, dernièrement ?

— Vendredi dernier. C’est lui qui m’a… confié le Chien.

 Les yeux bleus du docteur Graveau se posent de nouveau sur la boule de poils endormie à mes côtés.

— Et comment ça se passe ?

— Il fait des bêtises.

— C’est un bébé, constate-t-elle en tendant la main vers le Chien.

Il la renifle et la léchouille. Sa petite queue commence à fouetter gaiement l’air.

— Il faut l’éduquer, poursuit-elle. Comme un enfant. Je suppose qu’il doit tout mâchouiller. Il y a de bons jouets en plastique pour que les chiots fassent leurs dents.

 Heu… si je voulais des conseils j’irais voir un vétérinaire. Au prix de la séance, j’aimerais qu’on passe à autre chose.

 J’hoche simplement la tête pour lui signifier que le message est bien passé et commence à regarder par la fenêtre ; ce qui n’est jamais bon signe avec moi. J’ai cette faculté incroyable d’être facilement distraite. Soudain, un oiseau passe devant la vitre. Je ne m’y connais pas assez en volatile pour trouver le nom du spécimen, et pour être honnête je m’en fiche un peu.

 Parfois, je pense aux oiseaux. J’aimerais avoir des oiseaux. Je ne vous parle pas de perroquets ou autres volatiles domesticables, qui passent plus de temps en cage qu’en liberté. Je vous parle de mon bocal. Si j’en avais l’occasion, j’échangerais volontiers mes poissons contre un couple d’oiseaux. Après tout… ce n’est pas le même symbole. Vous serez d’accord avec moi pour dire qu’entre deux poissons qui nagent en rond dans un petit bocal qui n’a jamais assez d’eau et un couple d’oiseaux libres qui volent à travers mon imaginaire et mes pensées… il y a un tableau qui donne plus envie que l’autre.

— Et le travail, ça va ?

— Ça va. C’est calme, en ce moment.

 Il me semble que je ne vous ai toujours pas dit dans quoi je travaillais. Nous y reviendrons une prochaine fois.

— Tout se passe bien avec ta famille ?

— Oui, ça va.

 J’ai des rapports tendus avec ma famille, vous l’aurez deviné. De toute façon, j’ai des rapports tendus avec n’importe quel autre humain. Je ne suis tout simplement pas faite pour vivre dans une communauté, ou plus communément appelé une "famille".

 C’est sans doute pour ça que je m’entends bien avec le Chien ; il n’a pas d’attentes particulières, juste des besoins. Une fois que ses besoins sont remplis, le reste n’est que plaisir et insouciance. Je l’envie.

— Et tes cauchemars ?

 Mes yeux quittent enfin les baies vitrées pour se concentrer sur le visage un peu trop parfait de ma psy. C’est étrange. Après toutes ces années, elle sait tout de moi, même les côtés les plus sombres de ma vie, de ma personnalité et de mon passé. Et moi… je ne sais rien d’elle. Est-ce qu’elle a une famille aussi parfaite que l’image qu’elle donne à chacun de ses patients ? Un mari à aimer, un enfant à éduquer, une maison à entretenir, des factures à payer ? Est-ce que son mari, son enfant et sa maison sont aussi parfaits qu’elle ?

— Je continue de mal dormir.

Elle griffonne sur son calepin.

— Mais je ne prends plus de médicaments. Comme vous me l’aviez demandé.

Elle griffonne sur son calepin.

— Plus aucun médicament, précisé-je.

Elle griffonne sur son calepin.

— Et mes poissons me boudent.

Elle griffonne sur son calepin.

— Ils sont jaloux du Chien, expliqué-je. Enfin… c’est ce que je suppose.

Elle griffonne sur son calepin.

Je me demande ce qu’elle griffonne sur son calepin. Je n’ai jamais pu voir.

— Je crois qu’ils me manquent.

— Les poissons ?

— Oui.

Elle griffonne sur son calepin.

— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

 Instinctivement, je lui montre mes chaussettes. Mes chaussettes sont oranges, au cas où vous l’auriez oublié. Et j’ai horreur du orange. Vous allez me demander pourquoi est-ce que j’ai acheté des chaussettes oranges. Aucune idée.

Elle griffonne sur son calepin.

— J’aimerais revenir un petit peu sur ton travail. Tu as dit que c’était plutôt calme, en ce moment.

— Oui.

— Comment occupes-tu tes journées, dans ce cas ?

 Elle connaît très bien la réponse. De toute façon, à chaque fois que l'on se voit, elle me pose toujours les mêmes questions, je lui donne toujours approximativement les mêmes réponses. Quand les réponses changeront, le traitement évoluera, d’après le docteur Gavreau. Le premier pas doit venir de moi. Elle ne peut que me tenir la main.

— Et bien… j’ai quand même du travail. Je fais mes devis pour la saison 2024. J’ai même déjà des demandes pour 2025. J’essaie aussi de prendre contact avec une créatrice de vases à Tours. C’est… toujours autant difficile de prendre le téléphone et d’appeler quelqu’un. Mais c’est moins dur quand ça concerne le travail.

Elle griffonne sur son calepin.

— Et en dehors du travail, de nos séances et du groupe de parole de Marc, comment occupes-tu tes journées ?

— Je sors le Chien. Souvent. Étant donné qu’il fait caca et pipi souvent.

— Et dans ton petit appartement, il ne tourne pas en rond ?

— Autant que moi, je pense.

Elle griffonne sur son calepin.

— Combien de fois sors-tu le Chien ? D’ailleurs… il a un nom ?

— Entre sept à dix fois. Ça dépend. Et non, pas encore.

— Ça dépend de quoi ?

— De ma motivation et de son envie. Parfois, il préfère dormir sur le canapé toute l’après-midi.

— Je le comprends, pouffe le docteur Gavreau.

Elle griffonne sur son calepin.

 Puis, elle relève ses yeux bleus vers moi. Je baisse la tête sur mes petites mains posées sur mes genoux, les doigts croisés, les ongles rongés et la peau arrachée. Aujourd'hui, j’ai moins de pansements que les autres jours.

— Veux-tu me parler de quelque chose en particulier ?

 Je ne sais pas pourquoi mais je repense aux deux ados de l’autre jour. La blonde et la brune. Mais je ne dis rien.

— Non, ça va.

— As-tu fait des efforts particuliers ces derniers jours ? Un exploit ou une amélioration personnelle ?

 J’ai presque envie de rire. Un exploit ? Vivre est déjà un exploit, pour moi. Me lever relève du miracle. Mais ça aussi, je ne le dit pas.

 À quel putain de moment je pourrais être fière de moi ? Je vis dans un studio, passe une grande partie de mes journées à me morfondre, à me plaindre ou à pleurer ; parfois même les trois en même temps. Quand je ne travaille pas - ce qui pourtant est rare - je m’ennuie. Purement et simplement. J’arrive péniblement à sortir pour aller boire un smoothie ; seul petit plaisir que je m’autorise. Puis je rentre m’enfermer à double tours chez moi. Pourquoi ? Parce que je n’aime pas les gens, je n’aime pas être dehors, je n’aime pas sortir. Je n’aime pas ma vie. Et je ne m’aime pas moi. Où est l’exploit, dans tout ça ?

 Soudain, une illumination traverse mon esprit. Je tourne la tête vers le Chien. Son museau repose sur l’accoudoir. Il me fixe. Oui, il me fixe. Il guette mes moindres mouvements. Et là, je comprends.

 Ma main bouge à peine dans sa direction que sa queue commence à remuer. Il relève le museau et comble le peu d’espace qu’il y avait entre nous. Il est chaud. Et doux. Malgré moi je souris.

 Oui, je comprends maintenant. L’exploit. J’arrive à prendre soin de quelque chose. De quelque chose de vivant. Cette petite boule de poils dépend de moi. Sans moi, il est seul.

Et sans lui… c’est moi qui suis seule.

— Il faudrait que je lui trouve un nom.

— Bonne idée. Des suggestions ? Il me semble que c’est l’année des U.

— J’aime bien Loki, continué-je sans écouter ma psy.

— Comme le super-héros dans Marvel ?

Parfois, j’aimerais qu’elle se taise.

— Loki est avant tout une divinité nordique, expliqué-je. Le dieu de la malice. Mais il n’est pas célèbre seulement pour sa ruse. Il est impulsif, jaloux et surtout… il voit le verre à moitié vide. Et puis… il a tendance à créer des problèmes qui vont le mettre lui-même en difficulté. Comme moi. Comme le Chien.

Elle griffonne sur son calepin.

— Peut-être qu’on s’est bien trouvés, finalement, ajouté-je.

Elle griffonne sur son calepin.

— Docteur, est-ce que… est-ce que vous pensez qu’il sera heureux avec moi ?

— Pourquoi penses-tu qu’il ne pourrait pas l’être ?

Ha, oui. Les psy et leurs techniques débiles. Posez une question et vous ressortirez de là avec des centaines d’autres, tout en n’ayant pas la réponse à celle que vous avez posé. Le tout avec une facture de minimum soixante-dix euros. Génial.

— Et bien… je n’arrive déjà pas à être heureuse moi-même. Comment est-ce que je pourrais réussir à rendre heureux quelqu’un d’autre ?

 Voilà une des milliards de raisons qui font que je ne côtoie personne. C’est pour ça que je n’ai pas d’amis ni de petit-ami. Je suis incapable d’être heureuse et de m’aimer donc, par extension, je suis incapable de rendre heureux quelqu’un, de l’aimer et d’être aimée. De toute façon je me tue au boulot, je ne prends pas soin de moi, je ne sais pas m’exprimer, je suis particulièrement anxieuse, jalouse, difficile à supporter, susceptible, rancunière et envieuse. Je suis dépressive, sûrement trop maigre d’après mon imc et casanière. Je ne suis pas du genre à me maquiller, à me faire belle et à accumuler les crèmes de soin. Je ne sais pas non plus cuisiner alors j’enchaîne les plats en conserves et les surgelés. Je n’aime pas sortir et je n’aime pas le sport. Je vis dans une espèce de bulle étouffante dans laquelle j’écoute en continu ma musique. Je me plonge dans des bouquins où l’héroïne - malgré qu’elle en chie du début jusqu'à la fin - à une plus belle vie que la mienne.

 Je rêve d’aventures, de quêtes, de mystères. Je rêve d'escalader des montagnes, de sauver un village, de devenir princesse, pirate, sorcière ou voleuse. Je rêve d’un guerrier en armure, d’un confident attentionné, d’un bad boy au cœur tendre. Je rêve de la belle maison au bord de l’eau, de la grosse voiture américaine, d’une balançoire accrochée sous un arbre en haut d’une colline.

 Mais je n’ai rien de tout ça. Je vis… ou plutôt je survis, jour après jour. Avec mes poissons qui tournent en rond dans leur bocal. Et moi je tourne en rond dans mon studio.

 Vous l’aurez compris. J’aime me plaindre. C’est même une spécialité, pour ne pas dire que c’est un don. Je suis consciente que la vie que je mène aujourd’hui, j’en suis en grande partie responsable. Oui, j’ai un lourd passé et des problèmes. Mais c’est aussi le cas du reste de la planète. Même ma psy à des problèmes.

 Je suis aussi consciente que chaque jour qui passe, si j’en décidais autrement, pourrait être mille fois plus joyeux et lumineux. Alors, pourquoi est-ce que ce n’est pas le cas ? Parce que je suis persuadée au plus profond de moi que je ne le mérite pas. La vie tranquille et rangée, dans une belle maison, avec un mari et un ou deux enfants… Non, ce n’est pas pour moi. Le rêve n’est qu’illusion et fausse promesse. Le rêve est une étoile brillante ; elle illumine nos pas mais reste inaccessible et frustrante.

— Ce blocage est pourtant totalement infondé, répond soudain le docteur Gavreau. Loki en est l’exemple même. Regarde bien. Regarde le. A-t-il l’air malheureux ?

 Je tourne la tête vers Loki. Il baille. Je pose ma main sur sa petite tête et immédiatement il se retourne, me montre son ventre pour que je le caresse. Sa petite queue remue et sa langue pendouille.

— Oui, un chien c’est du travail. Ça demande du temps, de l’attention, de l’éducation et de l’argent. Mais où était-il, avant ? Il était seul, abandonné, perdu. Tout comme toi. Et regarde le, aujourd'hui, après seulement quelques jours en ta compagnie. Tu lui a donné exactement ce qu’il voulait. Je ne parle pas seulement de nourriture et d’un toit au-dessus de la tête. Je parle d’un foyer. Je parle de famille. Je parle d’amour. Les animaux - et en particulier les chiens - ont besoin de se sentir aimés. Ils ont besoin de cette présence humaine qui remplit tous leurs besoins et leur donne toute l’attention qu’il faut. Et c’est exactement ce que tu fais depuis cinq jours. Et il n’a clairement pas l’air malheureux. Tu as fait un pas immense. Tu as ouvert ta porte à un petit être fragile qui est autant que toi dans le besoin d’aimer et d’être aimé. Et pour ça, je suis très fière de toi et tu peux être très fière de toi.

 C’est dans ces moments-là que je me rappelle pourquoi je la paie si cher. Elle me sourit et la séance se termine ainsi. Je sors de son cabinet/salle d’examen/bureau avec Loki dans les bras. Il me lèche le visage.

 J’arrive au bureau de la secrétaire au bout du couloir, prends mon rendez-vous de la semaine prochaine, la salue et descends les escaliers. Un étage plus bas, je me retrouve dans le hall d’entrée de ce gigantesque immeuble. Je pousse les deux larges portes et me retrouve dans le tumulte du centre-ville. Immédiatement, je pose le chien à terre et sors mes écouteurs que j’enfonce dans mes oreilles. Dix secondes plus tard, la musique résonne et recouvre le vacarme de la ville aux heures de pointe.

 Je souffle. Je plonge mes mains dans la poche de mon sweat violet, la laisse autour du poignet, Loki sagement assis à mes pieds. J’aurais cru qu’il reniflerait partout. Après tout, la ville est un immense terrain de jeux pour un jeune chiot avec tous les bruits, toutes les odeurs, toutes les personnes qui marchent et manquent de le piétiner. Sans oublier tous les autres chiens en laisse. Mais non. Encore une fois, il me ressemble. Il préfère rester à l’écart, observer avec attention, réfléchir avant de bouger, éviter les autres chiens.

On s’est vraiment bien trouvés.

Ho ! Mais… attendez… j’ai comme le sentiment que…

Je jette un coup d'œil à mon bocal. Mes poissons sont revenus ! Pfiou… merci docteur Gavreau.

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