Chapitre 1

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 Il y a un café derrière ma rue où j’aime aller quand ma tête déborde. C’est amusant, comme expression. J’imagine souvent ma tête comme un bocal rempli d’eau. Un ou deux poissons s’y promènent, parcourant le petit espace entre chacune de mes oreilles. Quand je me penche, j’entends la mer.

Attendez… je parlais de quoi, avant ?

Oui. Le café. Je recommence.

 Il y a un café derrière ma rue où j’aime aller quand mon bocal contient trop d’eau et que mes poissons commencent à se noyer. Ça se noie, un poisson ?

 Il y a un café derrière ma rue. Je m’installe toujours à la même table et commande toujours le même smoothie saveur framboise. Écouteurs dans les oreilles, volume de la musique au maximum, je regarde les passants - principalement des touristes belges - se promener dans la rue. J’attends que ma commande arrive. Dans le bocal, les poissons s'agitent. J’ai besoin de sucre.

Le morceau de musique se termine et un deuxième s'enchaîne aussitôt. Je ferme un instant les yeux et laisse les notes me bercer, m’envelopper, me libérer. Mes poissons dansent. Ça danse, un poisson ?

— Et un smoothie à la framboise. Autre chose, mademoiselle ? questionne le serveur, me faisant ouvrir les yeux.

 Mademoiselle ? Il est au courant que c’est démodé ? Je crois. Je ne sais plus. Je vais demander à mes poissons.

 Je souris poliment et secoue la tête en le remerciant. Le serveur s’en va. Je baisse les yeux vers mon grand gobelet transparent. Un liquide épais, froid et rouge déborde presque. Comme mon bocal. J’attrape la paille en plastique, la plonge dans ma boisson, entrouvre les lèvres et aspire. Mes poissons sont contents. Ça peut être content, un poisson ?

— Faut qu’ils le voyent.

 Aoutch. Je manque de m’étrangler. C’est quand j’entends parler les gens que je me souviens pourquoi j’ai toujours des écouteurs dans les oreilles. Et pourquoi je n'aime personne. Sérieusement… si on légalisait la violence physique sur toutes les personnes qui sortent des “voyent” et des “croyent”, je passerais mon temps à frapper tout le monde.

— J’croyais qu’tu voulais attendre. Que c’était trop tôt avec Kévin ?

 Kévin ? Beurk. Je les range avec les Dylan. Mes poissons ont envie de vomir. Ça vomit, un poisson ?

— Ils croivent que c’est pas un type bien.

 Ho… une variante. Mes poissons ont envie de se suicider. Ça se suicide, un poisson ? Doucement, je tourne ma paille en plastique dans mon gobelet en plastique, posé sur un plateau en plastique. Je croyais que c’était devenu interdit, tout ce plastique ? Des gens “croiyent” que ça termine dans la mer et étouffe les poissons. Ça peut étouffer, un poisson ?

— Quand mon daron aura vu Kévin, ça s’ra mieux.

 Daron ? Là, c’est cette fille que j’ai envie d’étouffer. Avec mon gobelet en plastique, ma paille en plastique et mon plateau en plastique.

 Curieuse, je relève les yeux de ma boisson à peine entamée pour jeter un coup d'œil à la table voisine. Juste un petit regard. Je découvre alors deux adolescentes qui ne doivent pas avoir plus de quinze ans. Elles portent toutes les deux ces fameux jeans pattes d’eph et des crop-top beaucoup trop courts. Leur pantalon taille haute moule leurs fesses et leurs hanches, leur haut - ou plutôt l’absence de haut - dévoile une bonne partie de leur ventre. L’une d’elles à un piercing au nombril. Indéniablement, mes yeux remontent jusqu’à leur poitrine généreuse dépourvue de soutien-gorge. Avec quoi ces gamines gonflent-elles leurs seins ? À leur âge, j’avais deux petits œufs au plat.

 Finalement, j’observe leur visage. L’une à des cheveux bruns mi-longs et raides, l’autre, blonde platine, a ses mèches tirées en arrière par une queue de cheval. Une importante couche de fond de teint recouvre leur peau. Un trait d’eyeliner épais souligne leurs yeux et leurs lèvres pulpeuses sont couvertes d’un rouge à lèvres flashy.

Mes poissons ont encore envie de vomir.

— Vous avez couché ensemble ? demande la blonde en sirotant un Coca-Cola dans un gobelet en plastique, avec une paille en plastique, sur un plateau en plastique.

— Nope. Mais…

 La brune se rapproche pour chuchoter quelques mots que seule son amie pourra entendre. Du moins, c’est ce que mes poissons et moi imaginons.

— Je l’ai sucé.

 Je soupire et mes poissons lèvent les yeux au ciel. Ça peut lever les yeux au ciel, un poisson ?

— C’est… comment ? demande la blonde.

— Dégueu. J’ai pas avalé.

— Si c’est dégueu, pourquoi tu l’as fait ?

— Il m’a acheté une paire de Nike.

 La brune tend les jambes et montre ses pieds coincés dans des Nike blanches neuves.

— Wesh !

J’avais une petite préférence pour la blonde. Elle vient de s’envoler.

— Sérieux… poursuit-elle.

 J’imagine qu’elle va dire à son amie qu’un couple ne fonctionne pas comme ça. Une relation saine est basée sur la communication et la confiance. Enfin, c’est ce que disent tous les coach de vie qu’on voit passer sur Youtube ou Instagram. "La femme n’est pas un objet sexuel". Ça, ce sont les paroles des féministes.

— La chance ! ‘Tain, j’voudrais trop les mêmes !

 La blonde vient de cracher au visage de toutes les femmes qui se sont battues pour êtres respectées.

— Mon vieux veut pas m’les acheter. Pourtant, c’est que 135 euros ! poursuit-elle.

 J’ai envie d'enfoncer ma paille en plastique dans ses airbags trop gonflés. Les jeunes ne connaissent ni la valeur de l’argent, ni celle de l’effort. Aux dernières nouvelles, une heure de travail équivaut à 9,11 euros. Il faudrait presque 15 heures de travail pour gagner 135 euros. Deux jours de travail. Deux jours de travail pour que le père de la blonde achète des Nike. Ou trois minutes de pipe pour que Kévin achète des Nike à la brune.

 Je masse mes tempes douloureuses. Mes poissons sont fatigués. Ça peut se fatiguer, un poisson ? J’aspire une longue gorgée de smoothie à la framboise. L’eau de mon bocal diminue. Ma tête se vide un peu. Ça fait du bien. Mes poissons sont contents.

— Et toi, avec Dylan ? demande la brune à la blonde.

Qu’est-ce que je disais. Kévin et Dylan. Le même panier.

— Il m’appelle bébé !

 Les deux filles gloussent. Je ne comprends pas vraiment pourquoi. Bébé ? Beurk. Si ça continue, je vais vraiment recracher mon smoothie. En quoi se faire traiter d’enfant qui se bave dessus, se traîne à quatre pattes et fourre tout ce qu’il trouve dans sa bouche peut faire plaisir ?

— Alors… c’est officiel ?! s’exclame la brune.

— J’ai cloturé le sujet ce matin.

 Waouh. Une bibliothèque vient de prendre feu. Clôturer le sujet ? Personnellement, je clôture un jardin mais pas un sujet. Ha ! Dylan est peut-être le sujet ! La blonde à clôturé Dylan. C’est sans doute une expression pour dire qu’elle l’a enfermé. C’est mieux ainsi. Un gars qui couche avec une fille qu’il surnomme bébé… ça doit être les premiers signes de la pédophilie.

— T’as raison. De toute façon, il a 27 ans, fallait s’y attendre.

27 ans ? Qu’est-ce que je disais ?

Pédophile.

 Soudain, une sonnerie de téléphone assourdissante résonne dans tout le café. Quelques têtes se tournent vers les deux adolescentes. La brune retourne son Iphone 14 posé sur la table. J’arrive à lire "papa".

— Putain. Connard.

 Elle ne répond pas. La musique qui me perce les tympans - par-dessus ma propre musique - me donne mal au crâne. Elle pourrait couper le son ? Non, même pas.

Qu’est devenue l’éducation ?

 Au bout d’une longue minute d’attente, la sonnerie cesse enfin. Personne n’a bougé. Personne n’a rouspété. À quel moment on a arrêté de corriger nos ados ? Si j’avais refusé de répondre à mon père, à son âge, j’aurais eu une gifle bien méritée. C’était douloureux mais ça servait de leçon. On ne recommençait pas. On obéissait.

 Je doute qu’elles aient reçu beaucoup de gifles dans leur vie. Ça ne leur ferait pas de mal d’être remises à leur place mais ça… c’est le boulot des parents. Oui, c’est ça. Les parents sont les uniques responsables.

 Les enfants sont comme des animaux sauvages. Si on ne leur apprend pas les bonnes manières dès le départ, ils ne peuvent ni les inventer ni les deviner. Et malheureusement, c’est un travail fatiguant. Il faut répéter, répéter, répéter. Continuellement.

Dis bonjour. Dis merci. Brosse-toi les dents. Mets tes chaussures. Ne sois pas en retard à l’école. Lâche ton frère. Ferme ton manteau. Tiens-toi bien. Fais tes devoirs. Mange tes légumes. Arrête de pleurer. Ne dis pas de gros mots. Vas te coucher. Range ta chambre.

Et on recommence.

C’était comme ça à mon époque. Pourquoi ça a changé ?

Enlève ce maquillage. Mets un vrai haut. Change de ton. Parle mieux. Respecte tes parents. Ne réclame rien. Change de copain. Respecte les autres. Respecte TOI.

 Les deux filles se lèvent, paient et s’en vont en riant fort. La porte se referme. Je les regarde traverser la rue. Leurs fesses se balancent. Leurs seins rebondissent. Mes poissons soupirent. Ça soupire, un poisson ?

 Je finis ma boisson. Mon gobelet est vide. Mon bocal aussi. Mes poissons pataugent dans un fond d’eau. On pourrait croire qu’ils manquent de place mais ils sont mieux comme ça.

 Je me lève et prends mon plateau. Je me dirige vers l’unique poubelle. Je remarque que les ados n’ont pas débarrassé leur table. Je jette mon gobelet en plastique et ma paille en plastique dans la poubelle en plastique, et dépose mon plateau en plastique sur une pile de plateaux en plastique rangée sur un chariot en plastique.

 Je sors et respire un air humide et pollué. Le bruit assourdissant des klaxons et des moteurs de voitures recouvrent ma musique. Un passant me bouscule et ne s’excuse pas. Un groupe de gamins parle fort ; un mot sur deux est une insulte. Une forte odeur d’urine et de tabac remonte jusqu’à mes narines. Je fais un pas, puis deux, en direction de mon studio, une rue plus loin. Je passe devant un bar. J’entends un sifflement et un compliment. Non, ma musique à couvert la fin de sa phrase. Je suis certaine que ce n’était pas un compliment mais je ne vais pas m’arrêter pour lui laisser l’opportunité de m’approcher et de répéter.

 Je baisse la tête et enfonce mes mains dans mes poches. J’ai un petit couteau. Au cas où. Il en faut un quand on est une fille. Depuis quand doit-on sortir avec une arme pour se défendre ? C’était comme ça, avant ?

 Je regarde mes pieds. Moi aussi je porte une paire de Nike ; une paire de Nike achetée 19 euros sur Vinted. Je n’ai ni demandé à mon père, comme la blonde, ni sucé Kévin, comme la brune. Il m’aura fallu un peu plus de deux heures de travail pour pouvoir me les acheter.

 Je manque de me faire percuter par une trottinette électrique. Le gars roule sur le trottoir. Qu’est-ce qu’il fiche sur le trottoir ? Mes poissons ont eu peur. Ça peut avoir peur, un poisson ? Je regarde le type s’éloigner sans s’excuser.

Déjà, je sens mon bocal se remplir de nouveau.

Je n'aime pas les gens.

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