Le lendemain comme convenu, remis de leurs émotions et libres de leurs mouvements, les maîtres de Saltar se réunirent devant les tribunes vides pour divulguer le nom des personnes rejoignant la classe spéciale, autrement dit celles et ceux concernés par les projets du Gardien.

   Face à eux, les nouveaux élèves formaient une masse informe. Ceux qui n’avaient pas été touchés par le sort du Gardien se détachaient clairement du groupe par leur attitude. Ils agissaient naturellement, discutaient entre eux. Les autres étaient devenus des pantins silencieux, encore abrutis par la brume de Luménor.

   Ce fut avec enthousiasme que Maître Raphaël déclara :

  « Aujourd’hui, je suis fier d’annoncer les heureux élus qui rejoignent la glorieuse classe spéciale de Saltar. À l’appel de votre nom, avancez d’un pas face à moi et alignez-vous. Dame Ewea, ma merveilleuse accompagnatrice, vous remettra votre insigne. »

   La sirène, très élégante dans sa robe bleue moulante, sourit largement après la présentation de Raphaël. Elle était suivie par un homme aux cheveux verts pâles. Vêtu d'une soutane noire élimée, il marchait la tête baissée comme soumis au bon vouloir d'une puissance supérieure. Cet homme à l'air misérable portait un plateau sur lequel étaient déposées des étoiles dorées sur un lit de satin pourpre.

  « Xaan Talin, Tobias-Argan Shahama, Arya Al’raï, Lily Leyhan, Zoann Vulcain, Yugh Wolfgang, et Ruy Min. Félicitations ! J’espère que nous accomplirons de grandes choses avec vous. »

   Chacun s’avança puis s’aligna avec les autres, jetant un regard marqué par la sympathie, la surprise ou la satisfaction. Ewea leur épingla la petite étoile sur le col, ou la poitrine, là où elle le pouvait, tout en les félicitant individuellement, puis elle retrouva sa place parmi ses pairs.

   Arya soupira, mal à l’aise devant la mise en scène simpliste. Aucune chaleur ne se dégageait de cette prétendue remise de prix. En dehors de Raphaël et Ewea qui faisaient bonne figure, les autres maîtres semblaient aussi joyeux que des embaumeurs. Toute l’ambiance était malsaine. Où était le côté festif de cette prétendue célébration ? Arya se sentait observée, cernée, sous pression. Certains maîtres la fixaient avec insistance. Que lui voulaient-ils ? Qu'attendaient-ils d'elle ?

   Immobile sous leur regard, elle eut de plus en plus froid à l’intérieur. Arya aurait préféré ne pas trop y prêter attention, néanmoins, la bonne humeur de ses amis ne suffisait pas à la détourner de toutes les sombres pensées qui l’assaillaient. Elle tenta une dernière fois de prendre le dessus sur ses émotions et tendit une oreille attentive à la fin du discours du maître de cérémonie.

  « C'est avec une immense joie que je vous souhaite officiellement la bienvenue à Saltar. Encore toutes mes félicitations, jeunes gens ! répéta Maître Raphaël. Vous êtes l’avenir de notre belle Université. »

   Et le pire c’est qu’il y croit ! pensa Xaan en secouant la tête, les bras fermement croisés sur le torse. Une telle déclaration semblait bien présomptueuse. Surtout quand on voyait le gamin aux cheveux noirs parmi l’élite. Qu’avait-il fait pour se retrouver en première ligne ? Il avait été inutile pendant le tournoi. L'assassin jugea Ruy bien vite. Et le Gardien plus encore. Ce dernier avait de drôles de passe-temps et des critères très discutables.

   Les maîtres captèrent une dernière fois leur attention afin de leur distribuer des emplois du temps sur mesure. Talin remarqua qu’il ne devait se présenter qu’aux cours de groupe. Le Gardien voulait sûrement le garder disponible pour d’autres missions. En clair, cela faisait partie de la séparation entre la vie de surface et sa réelle utilité. Les explications de Santhià devenaient limpides. L’assassin la remercierait pour l’avoir informer à ce sujet. Cela lui évitait d’ennuyer le lieutenant crétin à ce sujet. Moins il avait affaire à lui, mieux l'assassin se portait.

   Les étudiants furent libérés après les derniers mots de Raphaël. Les pantins furent les premiers à s’en aller pour répondre aux ordres glissés dans leur esprit par le Gardien. Quant à eux, les nouveaux membres de la classe spéciale s’attardèrent pour se féliciter. Après une courte séance de politesses, Talin s’éloigna promptement et Wolfgang lui emboîta le pas sans hésiter puisqu'il n'était pas le premier à se désister. Arya tourna le dos à ses amis pour suivre Mora des yeux pendant qu'ils discutaient tranquillement. La fluvienne n’avait pas été nommée et s’en allait sans même leur accorder un regard. Elle avait probablement senti qu’elle ne serait pas dans les meilleurs, sinon, elle ne l’aurait pas ignorée toute la soirée, esquivant même la petite veillée avec Suna, Lola et les garçons.

   Sur un coup de tête, Arya signala à Zoann qu’elle partait puis courut pour rattraper sa camarade de chambre. Après une courte hésitation, les garçons la suivirent. Arya appela plusieurs fois Mora sans qu’elle ne daigne s’arrêter. La fluvienne ne lui accorda même pas un regard. La princesse la poursuivit ainsi jusqu’aux jardins où Mora fit face au groupe qui commençait sérieusement à s’inquiéter de son manque de réactivité. Avec une suffisance bien loin de son caractère jovial, elle leur lança un regard hautain et les accueillit sèchement :

  « Tiens, la fille bizarre qui partage ma chambre et ses trois imbéciles de suiveurs.

  — Hé, doucement ! réagit aussitôt Zoann avec inquiétude. Qu’est-ce qui te prend ?

  — Quoi ? La vérité te dérange mon gros ?

  — C’est une plaisanterie ? Mora ! Tu ne nous reconnais pas ou quoi ?

  — Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Je n’ai rien à voir avec vous. »

   Arya avait déjà fait un pas en arrière, prête à prendre la fuite. Mora avait perdu l’esprit. Que faisait-elle de leur amitié ? Zoann tenta d’établir le dialogue mais leur amie se montra de plus en plus méchante. Il allait tenter une approche physique quand une main mate se posa sur son bras.

  « Vous perdez votre temps, déclara Suna. Elle appartient au Gardien. Je n’ai pas eu le temps de vous l’expliquer hier soir. Arya, je suis désolée. Mora n’est plus là.

  — Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Tobias-Argan qui avait suivi le mouvement. Que se passe-t-il ? »

   Face à ce sentiment d'abandon, Arya croisa les bras contre son ventre et recula jusqu’à se heurter aux buissons. Elle avait froid, se mit à trembler. Ruy remarqua son trouble et tenta d’attirer l’attention des plus grands qui discutaient entre eux, mais ils l’ignorèrent et Arya finit par s’enfuir dans l’indifférence. Quand Zoann souligna que la princesse n’était plus là, tout le monde fixa le benjamin.

  « J’ai essayé de vous dire qu’elle n’avait pas l’air bien… Elle est partie il y a quelques minutes. »

   Zoann eut l’air ennuyé et perdit son sourire. Le Dauphin et Ruy s’étonnèrent de le voir changer d’expression aussi soudainement. Ils ignoraient de quels écarts de conduite était capable Arya. Suna sut tout de suite à quoi le bagrilien pensait et proposa son aide pour la retrouver. Ils commencèrent par se rendre à l’infirmerie, au cas où elle aurait eu le réflexe d’aller s’enfermer en quarantaine avant que la crise n’ait lieu. Le médecin en chef leur assura ne pas avoir vu la jeune fille depuis sa potion du matin.

  « Tu es sûr qu’elle n’est pas entrée à ton insu ? »

   En preuve de bonne foi, Luc leur montra que tous les lits étaient vides et que la quarantaine ne retenait personne.

  Un peu plus inquiets, ils quittèrent l’infirmerie et se séparèrent après avoir promis au médecin de le tenir au courant de l’avancée de leurs recherches. Suna se chargea de fouiller la tour à laquelle elle avait accès et qu'elle connaissait en partie, laissant Zoann faire le tour de l’Université. Ils se retrouvèrent bredouilles sur les terrains d’entraînements presque une heure plus tard.

  « Où est-ce qu’elle aurait pu aller ?

  — Tu es allé voir aux temples ?

  — Les prêtres n’ont vu personne qui lui correspondait.

  — Il faut continuer.

  — Je vais voir sur la plage, lança Suna en s’exécutant immédiatement.

  — Et moi je repasse à l’infirmerie. »

   Ils se séparèrent à nouveau. Malgré tous leurs efforts, Arya resta introuvable.

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