Chapitre 12. Insomnies

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«  L’aube ne se révèle qu’à ceux qui lèvent les yeux aux dernières heures de la nuit. »

Ode à la nature, Kristal de Belle.

Emi se coucha cette nuit-là à 3 h passée, complètement exténuée.

Elle était heureuse d’avoir fait la connaissance d’Elijah et Kajin avant de se retrouver confrontée aux deux autres mastodontes qui faisaient office de lieutenants – aka gardiens et gardes du corps – à Raphaël. Si Emi avait pu trouver la carrure d’Elijah assez intimidante, elle avait perdu sa langue devant ses homologues.

Thomas dépassait largement le mètre quatre-vingt-dix et l’envergure de ses épaules devaient représenter le double de la sienne. Ses mains immenses donnaient affreusement l’impression de pouvoir écraser tout ce avec quoi elles entreraient en contact. Dépasser sa carrure monstrueuse, on se rendait compte qu’il était un homme souriant et plutôt charmant. Si on ne craignait pas de finir écrasé, bien sûr.

Fabien était tout aussi grand que son collègue, mais plus fin, à l’instar de Kajin. Ses yeux étaient presque aussi sombres que ses cheveux. Son incontestable pondération confinait à l’impassibilité et rien ne semblait ressortir des ténèbres de ses iris. S’il était amené à sourire, ce dernier était au mieux glaçant, au pire terrifiant. Attrayant à condition d’être … téméraire ?

Les lieutenants s’étaient rassemblés et refermés en une sorte de tenaille sur elle et Raphaël. Emi s’était d’abord surprise à refermer sa main sur celle du changeforme. Elle s’en rendit rapidement compte quand ce dernier lui rendit l’étreinte, et se dégagea. Elle ne souhaitait pas apparaître comme une petitesorcière peureuse.Pourtant, la Déesse seule – ou Meriah, elle n’avait pas encore décidé à quelle déesse se vouer – savait à quel point elle s’était justement sentie petite et peureuse.

Emi avait respiré un bon coup et répondu aux questions des lieutenants. Si elle n’avait pu s’empêcher de laisser son regard s’attarder un peu trop souvent sur les oreilles pointues d’Elijah, d’avoir un mouvement de recul quand Thomas faisait des mouvements trop vifs, de se laisser surprendre par le trop discret Kajin ou encore de frissonner quand Fabien avait émis un rire comme sorti d’outre-tombe, personne ne pourrait lui en tenir rigueur. Vraiment personne. Toutes ses alarmes internes hurlaient à la rendre sourde, et certainement pas à tort.

Leurs questions n’étaient ni plus ni moins curieuses et invasives que celles de Katrina et Ménia. Bien sûr, ils n’avaient pas conscience de contrevenir à toutes les règles et traditions sorcières ce faisant. Àmoins que si ?

Jamais un sorcier ne devait demander à un autre quel était exactement son pouvoir. C’était comme dévoiler le plus profond de son âme.

Jamais des sorciers ne se pressaient à moins d’un mètre les uns des autres. Emi avait senti son aura se recroqueviller sous la pression de celles bien plus agressives et anciennes – et trop proches – des lieutenants.

Jamais des sorciers n’interrogeaient les autres sur leurs origines ou leur famille, c’était une question d’intimité.

La conversation qu’Emi avait dû entretenir avec ces quatre hommes s’était avérée particulièrement laborieuse. Ils représentaient un trop gros morceau pour Emi, quelques heures seulement après son arrivée en terres inconnues. On testait apparemment sa résistance à la pression. Elle espérait bien s’en être sortie avec les honneurs. Elle avait en tout cas ce sentiment.

Garder à l’œil simultanément ces lieutenants lui avait fait maladroitement oublier la présence de leur roi. Mal lui en avait pris, parce qu’il en avait profité pour subrepticement se rapprocher d’elle, au point de la frôler. Elle avait dû chasser de son esprit cette présence envahissante pour se concentrer sur la conversation, mais son agitation avait été assez perceptible – son souffle soudainement précipité et ses pupilles dilatées – pour faire apparaître sur les lèvres de Fabien un sourire dangereux et des ridules au-dessus des sourcils froncés de Thomas.

Mais faire un pas pour s’éloigner de Raphaël revenait à accepter sa défaite et s’avérerait tout aussi pénible, parce que cela l’amènerait à se rapprocher d’autant des quatre autres. Ce qui n’était pas une solution plus enviable. Elle s’était donc résignée à l’immobilité quelques minutes supplémentaires, le temps que les lieutenants finissent de se repaître du reste d’énergie qui lui restait. Il lui tardait de s’échapper.

Emi enfouit son visage dans son oreiller.

Comment allait-elle parvenir à exécuter sa mission ? Elle ne s’en sentait pas la force.

Il avait beau être tard – ou tôt ? – , elle ne trouvait pas le sommeil. Une combinaison de stress, de solitude et de crainte l’empêchait de tomber dans les bras de Morphée. Quand elle se retourna pour la énième fois, elle décida de se lever. Le sommeil viendrait quand il viendrait.

Elle passa une robe de chambre épaisse qui lui permettrait de lutter contre le froid matinal et sortit silencieusement de ses appartements. Elle longea le long couloir vide et rejoignit les remparts par une volée d’escaliers en pierre.

Après quelques pas sous un ciel rosi et un vent à décorner le plus solide des adramantis, elle s’arrêta et s’assit sur les crénelages, le pieds dans le vide, offrant son visage au souffle automnal. Ses cheveux lui giflaient le visage, mais cela ne l’empêcha pas de profiter de la vue. Comme au soir de son arrivée, le soleil bas à l’horizon diffusait une lumière encore très douce. À peine de quoi distinguer les feuilles de lignum rubrumd’espèces spécifiques à la dimension, qu’Emi ne saurait nommer.

Il était tellement tôt que même les oiseaux ne gazouillaient pas encore, tout était absolument silencieux. Seul le vent sifflait encore entre les branches et la pierre crénelée. Ce calme avait quelque chose d’apaisant.

Même si le vent poussait dans son dos, elle ne craignit pas un seul instant de basculer. Pourtant, le sol devait se trouver à quelque chose comme cent mètres en contrebas. Emi était une fille de la nature, des éléments.

L’humidité ambiante lui rappelait la rosée qui l’accueillait tôt le matin lorsqu’elle flânait dans la forêt de sa dimension. Elle aurait voulu la rassembler au bout de ses doigts, mais savait bien qu’il se s’agissait pas véritablement d’Eau. Même la brise qui faisait danser ses mèches d’ébène devant ses yeux ne se composait pas d’Air. La chaleur qui avait régnée dans sa chambre ne tenait pas du Feu, mais bien de braises qui s’étouffaient dans la cheminée. Les apparences étaient trompeuses.

Elle pensait que se retrouver dans la nature lui ferait du bien, lui rappellerait son chez soi, qui la rendait déjà nostalgique. Mais il n’en était rien. Au contraire, tout ce qui l’entourait ne semblait qu’imposture. L’air ne sentait pas le souffle de sa mère, le soleil brillait par son unicité, et rien n’appelait sa magie de l’Eau. Le vide. Il n’y avait plus que du vide en elle et autour d’elle. Rien ne vibrait de puissance, de force. Le silence.

Emi frissonna. Il fallait qu’elle bouge, elle ne pouvait pas rester là. Son cœur se serrait douloureusement dans sa poitrine. Mais, elle n’avait toujours pas la moindre envie de retourner entre ses draps, elle était à présent bien trop fébrile.

Elle se décida à rentrer et flâna dans les couloirs étroits qui donnaient de chaque côté sur des portes. Des appartements, comme les siens ?

Cela ne lui plut pas, et elle chercha à rejoindre les parties communes. Où étaient le réfectoire ou la bibliothèque ? Le seul chemin qu’elle connaissait était celui qui menait à la sortie, parce que Raphaël n’avait pas cru utile de lui en apprendre plus.

Àl’embouchure d’une série de couloirs parallèles, elle put rejoindre des escaliers qui descendirent jusqu’à ce qui lui sembla être l’entrée du château. Bien que ne connaissant pas l’agencement du bâtiment, elle avait eu raison d’en revenir à ce qu’elle connaissait, plutôt que de se perdre dans les nombreux embranchements de couloirs. Plutôt que de s’avancer à ouvrir les portes closes qui s’offraient à elle, elle franchit la seule à être encore ouverte.

La pièce était terriblement lumineuse, certainement pour les besoins de l’immense arbre qui s’y trouvait. Le plafond devait se trouver à cinq mètres et ses branches l’effleuraient déjà. Que faisait-il à l’intérieur ? Ce n’était pas bon pour lui. Emi pouvait le dire aux feuilles qui au lieu d’être d’un vert tendre avaient brunies et s’étaient asséchées. L’écorce avait partiellement éclaté et les racines avaient fait sauter le carrelage, par endroit. Comment même pouvait-il survivre en espace clos ? Il ne trouverait pas de quoi se nourrir dans ce sol bétonné et malgré la lumière apparente, aucun rayon du soleil ne traversait les fenêtres rendues opaques. Même l’air y était étouffant.

Emi fit un pas de plus et effleura des doigts l’écorce, elle s’était tellement ouverte qu’Emi pouvait sentir le Cœur de l’arbre battre. Ou du moins s’essouffler. Il se mourrait, c’était évident.

Elle longea la branche la plus basse et prit entre ses mains une feuille, lui offrant de l’énergie. Gourmande, celle-ci se tendit vers elle, et telle une gueule béante avala tout ce qu’elle lui donnait. Les tâches disparurent et la chlorophylle gagnât en vitalité.

Un peu plus haut, une corolle de feuilles, épargnées par la maladie qui rongeait le végétal, cachait quelque chose. Emi leur dévoila le cœur de sa magie. Rassurées par ses intentions, elles s’ouvrirent pour elle. En leur sein se trouvait un fruit, pas plus gros que son poing. Ovale et avec une coque épaisse et poilue. Est-ce qu’il contenait un liquide et une chair ferme, à l’instar des noix de Barnabé, avec les quelles il partageait quelques caractéristiques ? Peut-être était-il tendre et juteux et se protégeait-il simplement derrière un bouclier solide ? Les processus de défense des plantes informaient bien souvent sur la valeur de ce qu’elles recelaient, lui avait appris Aki. Que protégeaient ses feuilles encore saines et cette surface dure ?

Emi se leva sur la pointe des pieds pour y poser la main, comptant en sonder la vie, mais sursauta à la voix qui l’interpella.

— Que fais-tu ici ?

Emi retomba sur ses talons et les feuilles se refermèrent doucement, dissimulant à nouveau le fruit à sa vue.

— La porte était ouverte, souligna Emi en levant les mains devant elle.

Raphaël avait l’air mécontent, ses épaules étaient tendues et ses mains crispées contre ses jambes. Il vibrait d’irritation.

— Cette porte n’est jamais ouverte.

Emi haussa les épaules. La porte avait été ouverte. Elle avait appris à ne pas se poser de questions avec la magie, parfois des choses improbables se passaient.

Raphaël ne voulait pas qu’elle se trouve là ? Cet arbre, si.

— Il est en train de mourir. Il faut le sortir d’ici, expliqua-t-elle en levant les yeux sur le branchage un peu pendant.

Il n’était décidemment pas en forme.

— Je sais.

Mais il ne ferait rien.

— Qu’est-il ?

Elle ne connaissait pas son essence. Elle ne l’avait jamais vu chez elle, mais elle ne s’était jamais aventurée dans la silvia matrem, non plus. S’il était ici, c’était qu’il devait avoir une valeur particulière, autrement il ne se trouverait pas derrière une porte perpétuellement close, mais bien à l’extérieur à la vue de tous et plein de vitalité. Au lieu de cela, il se mourrait dissimulé aux regards. Pourquoi ?

— Cela ne te concerne pas.

Emi haussa les épaules et tourna le dos à la silhouette solitaire de Raphaël, encadrée par les branches ployantes de l’arbre mystérieux.

S’il ne voulait pas d’elle là, elle s’en irait.

Il avait décidé d’être de mauvaise humeur, elle ne lui ferait pas le plaisir de s’emporter contre lui. Elle avait d’autres sujets de préoccupation que sa petite personne. D’autant plus si cela ne lui valait que des réponses sèches et énervées.

Alors qu’elle faisait un pas vers la porte entrouverte, elle se fit la réflexion que comme elle, Raphaël ne dormait pas.

Il n’avait même pas dû se coucher. Était-il sujet à des insomnies ? Il y avait de quoi. Quand on était victime de tentatives d’assassinat, on dormait difficilement sur ses deux oreilles.

Emi eut un doute. L’avait-elle surpris dans son havre de paix ? Cet endroit fermé de tous, où il ne courrait ni le danger d’être attaqué, ni le risque d’être dérangé ? Pour avoir été souvent interrompue dans sa méditation, dans son jardin zen, par ses frères, elle savait à quel point cela pouvait être frustrant.

Elle se tourna vers lui, et vit que la tension avait quitté son corps. Cela devait être ça. Habituellement, elle ne prenait pas la mouche aussi facilement. Elle aussi était sur le qui-vive. La meilleure façon de mettre fin à cette situation désagréable pour tous les deux était de s’en aller et de le laisser tranquille. Demain était un autre jour, et il ne lui serait d’aucune utilité de se le mettre à dos.

Faisait un geste vers lui, elle lui proposa toutefois.

— Je peux poser un verrou magique sur la porte, si vous le souhaitez ?

Raphaël haussa les sourcils et rit doucement. Il parut surpris par sa propre attitude et répondit.

— Il y en a déjà un.

Ah…

— Alors, je vous souhaite une bonne … (elle allait dire, nuit, mais cela ne semblait pas la chose à dire).

Emi souffla sa magie en direction de l’arbre, laissant dans la pièce une nuée de magie volatile qui y circulerait pendant quelque heures et ferait son office réparatrice. Cela ne guérirait pas l’arbre. C’était tout juste si cela lui offrirait un léger sursis. Après tout, elle n’était pas sorcière de Terre.

Elle ferma doucement la porte derrière elle, et entendit le verrou claquer. Effectivement, il était question de magie. Mais dans ce cas, pourquoi la porte s’était-elle ouverte pour elle ? La magie – que disait-elle ? Le Destin – ne faisait rien innocemment. Qu’est-ce que sa Déesse cherchait-elle à lui dire ?

Emi secoua la tête et trottina dans les escaliers et à travers les couloirs jusqu’à atteindre sa chambre. Peut-être que quelques heures de sommeil réparateur lui permettraient d’y voir plus clair.

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