Chapitre 13. Humeur d'insomniaque

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« En période de paix, il ne faut pas oublier les troubles. »

Proverbe japonais.

Au matin, Gabrielle l’avait découverte, perdue et frissonnante dans les boyaux du château et l’avait guidée vers le réfectoire, en en profitant pour lui faire faire « un tour du propriétaire ». La demeure était tellement vaste que son estomac avait commencé à grogner avant même qu’elles ne prennent la direction de la salle commune. Cependant, Emi était heureuse d’avoir acquis suffisamment de connaissances du lieu pour ne plus s’y perdre.

Arrivées dans l’entrée où elle s’était retrouvée durant la nuit, elle avait interrogé Gabrielle sur la pièce toujours close qui abritait l’arbre étrange. Celle-ci resta très vague, se contentant de lui dire que cette pièce faisait partie des salles condamnées. Elle lui avait expliqué que les jeunes téméraires qui s’en étaient approchée avaient fait circuler la rumeur que la pièce était hantée, parce qu’au moment où ils avaient tenté d’y entrer, ils avaient été repoussés d’un souffle hurlant et avaient été traversés par les pires de leurs cauchemars. Emi avait reconnu là la malédiction combinée du cauchemar et de peur. Une double protection magique qui repoussait peut-être les jeunes téméraires, mais pas les êtres véritablement déterminés.

Il lui faudrait apposer quelques modifications pour la rendre plus efficace : Emi préconisait dans ces circonstances une malédiction à triple niveaux. Il fallait qu’elle réfléchisse au meilleur sort à ajouter : mort serait trop définitive et pas à son niveau. Souffrance ? Pas assez dissuasive. Désespoir ? Peut-être. C’était dans ses moyens, en plus d’être particulièrement efficace.

Elles s’étaient ensuite dirigées vers la cuisine, et y avaient croisé quelques personnes très occupées aux fourneaux. Elles n’étaient pas restées assez longtemps pour les déranger et avaient franchi la porte de service pour rentrer « par la petite porte ». Ainsi elles avaient pu observer avant d’être observées.

Il était encore assez tôt pour que les tables ne soient pas remplies et que le bruit ne soit pas encore assourdissant. Il n’y avait pas meilleure façon de faire son entrée. Gabrielle la tira derrière elle et la poussa sur une chaise entre Achille et Apolline, ses enfants. Elle s’assit elle-même à côté de son compagnon. L’humain.

Il lui tendit la main, et se présenta.

— Bonjour, Emi. Heureux de faire ta connaissance. Je suis Anthony, certains préfèrent m’appeler Antoine, mais ici on m’appelle « Toi », précisa-t-il avec un petit rire.

Il s’agissait là, en vérité, d’un terrible jeu de mot. Entre mépris et taquinerie.

Il avait un accent britannique. Emi se demanda comment il avait fait la connaissance de Gabrielle. Il n’était certes pas rare que les changeformes s’aventurent en terre de sans-pouvoirs, mais cela ne rendait pas cette union moins incongrue.

— Je suis un pair, lui expliqua-t-il en levant un sourcil, la défiant presque de comprendre ce qu’il lui disait.

Emi lui rendit son regard et ajouta :

— Un lord temporal ? Labour ou conservative party ?

Anthony rit, et emporta dans sa bonne humeur ses enfants qui rirent sans même savoir pourquoi. Apolline manqua même de tremper ses cheveux dans son bol de lait chocolaté.

Green Party, précisa Gabrielle avec un clin d’œil.

Logique, elle aurait pu y penser également. Les changeformes étaient particulièrement attachés à la préservation de leur environnement. S’il n’avait pas déjà été convaincu par ce principe, Gabrielle l’aurait converti, depuis le temps.

La chambre des lords avait avec le temps, perdu en pouvoir, mais pas en prestige. Si elle n’était plus qu’une instance d’observation et d’examen, elle n’en restait pas moins traditionnellement respectée au Royaume-Uni.

Anthony n’était donc pas n’importe qui, ce qui pouvait expliquer que leurs chemins se soient croisés. Souvent les lords, si ce n’étaient les députés de la chambre des communes, étaient ceux qui entraient en contact avec « les nations étrangères », comme ils les appelaient.

Apolline lui tapota le bras et Emi se pencha vers elle, croisant le regard de approbateur de Gabrielle, au passage.

— Raconte encore le Japon.

Emi réfléchit.

Elle utilisa le chocolat en poudre qui se trouvait à côté de la jeune fille et en étala sur la table. Du doigt, elle dessina un oiseau et lui donna le bec caractéristique des corbeaux. Elle posa la main sur l’oiseau, le protégea de sa magie et souffla. Tout le surplus disparut et elle expliqua.

— Dans la tradition japonaise, le corbeau, Karasu, est considéré comme un dieu, un Kami. Il est parfois appelé Yatagarasu, parce qu’il est envoyé du Ciel pour guider les hommes. Le corbeau est un oiseau de bonne augure, il apporte la victoire et incarne la vertu. Les enfants célèbre ainsi à l’école sa tendresse :

Emi chantonna :

Karasu naze nakuno, Karasu wa yama ni, Kawai nanatsu no, Ko ga aru kara yo, Kawai kawai to, Karasu wa nakuno, Kawai kawai to, Nakundayo, Yama no hurusu e, Itte mite goran, Marui me o shita, Iiko da yo.[i]

Elle souffla à nouveau et libéra l’oiseau. Il sembla battre des ailes dans les airs, un instant, avant de disparaître en poussière.

Les gamins applaudirent sous le regard attendri de leurs parents.

Emi se donnait l’impression d’être devenue une sorte de prestidigitatrice. Beaucoup dans les apparences et peu dans la magie. La quantité d’énergie que ce genre de tours réclamait était si ridicule qu’elle n’était même pas calculable. Pas de quoi l’épuiser, même en ces circonstances.

Personne ne demanda de traduction de la chansonnette. Le charme des langues étrangères était ainsi à l’œuvre. Rien ne brisait davantage la poésie des sons qu’une traduction littérale malheureuse. L’imagination au contraire sublimait tout, même les plus simples des mots.

— J’espère qu’il ne s’agit pas là d’une chanson grivoise.

Emi tourna la tête vers la personne qui s’était installée à côté d’elle, une tasse de café à la main.

— À moins de croire mon père capable d’apprendre à ses enfants des chansons indécentes, il y a peu de chances, ricana Emi en adressant un demi sourire à Belinda, la meilleure amie de la mère de Raphaël.

On ne lui épargnerait rien, décidemment.

Emi n’avait appris la langue nippone que par le biais de son père. Elle n’en connaissait que les rudiments et serait bien incapable d’entretenir une conversation en Japonais. Cependant, les origines dont elle se targuait recelaient une telle richesse culturelle, qu’elle ne pouvait les regretter.

— Ah Dai, un grand diplomate. Comme on n’en voit plus.

Cette critique à peine dissimulée à sa propre performance ne toucha pas Emi. Cela faisait bien longtemps que les piques ne l’atteignaient plus. D’autant plus de la part d’une personne qu’elle ne connaissait pas et à laquelle elle n’avait même pas encore adressé la parole.

Emi haussa les épaules, repoussant la raillerie comme une piqure à peine dérangeante.

— Mon père est un grand homme, en revanche j’ai du mal à croire qu’il se soit abaissé à rendre service à des gens qui en échange le lui rende d’une si laide façon. Comme il a coutume de dire « Nourrissez un ingrat pendant trois semaines, il vous oubliera en trois jours. ». Vous récompensez bien mal ses efforts en m’insultant alors même que je suis là pour vous soutenir.

Gabrielle gloussa doucement, alors que Belinda se renfrognait. Emi en avait sa claque des abrutis qui pensaient que le mépris n’était jamais récompensé.

Ignorant l’ingrate, Emi se tourna vers Gabrielle.

— Je te remercie pour l’accueil que tu m’as fait. On peut voir que tu as la paix à cœur.

Gabrielle hocha la tête et jeta un regard torve à Belinda.

— Les intérêts de notre peuple sont supérieurs à des querelles vaines entre changeformes et sorciers.

Emi sourit et sentit sa voisine remuer sur sa chaise. Les changeformes cachaient si mal leurs sentiments…

— Je suis d’accord.

— Mais que peut-on espérer de bon venant d’un sorcier ?

Emi secoua la tête. Certaines personnes manquaient de bonnes occasions de se taire. Elle ne voulait pas savoir quel âge avait cette dame, mais se faisait peu d’illusions sur sa maturité. Jouer ainsi au chat et à la souris ? Pour quelqu’un dont l’animal totem était le renard, elle manquait cruellement de subtilité.

— Voyons Linda, est-ce quelque chose à dire de si bon matin ? intervint Raphaël en l’embrassant sur la joue, après avoir ébouriffé les cheveux de sa sœur et posé un baiser sur le front de son neveu et de sa nièce.

Emi manqua de grogner de mécontentement. Raphaël semblait toujours apparaître au mauvais moment. D’abord quelques semaines plus tôt, derrière elle, alors qu’elle était en pleine discussion avec Maxime et Aki. Ensuite, il l’avait à nouveau surprise alors qu’elle discutait magie avec Marissa. Le jour de son arrivée avait été le pire, il l’avait forcée à quitter les blondes sœurs avec lesquelles elle pensait avoir commencé à forger une relation de confiance, puis avait stoppé les questions en rafale de ses lieutenants pour décider la fin de la « fête » et l’envoyer coucher. Pour finir, il avait surgi alors qu’elle examinait le mystérieux fruit de l’arbre malade. Il donnait l’impression de la surveiller et de la couver.

Elle pouvait comprendre la défiance qui le poussait à se méfier d’elle, mais ne pouvait admettre son attitude invasive et protectrice. S’il était incapable de la laisser travailler en paix et de la laisser prouver qu’elle méritait le respect, elle pouvait aussi bien rentrer chez elle. Parce qu’elle ne leur serait d’aucune utilité.

La cour ne devait pas penser qu’elle avait besoin de la protection constante de Raphaël. Cela nuirait à son image. À l’image de force qu’elle devait incarner dans ces circonstances.

— C’est parfaitement une chose à dire, si c’est le fond de sa pensée. J’aime autant qu’on me dise ce que l’on pense de moi. Ce serait idiot de se leurrer, n’est-ce pas ? Il faut bien que je sache qui n’est pas favorable à la paix.

Les sourcils de Raphaël se froncèrent à cette provocation qui allait dans le sens contraire des intentions qu’il avait manifesté en arrivant.

Les yeux plissés, Belinda répliqua :

— Parce que tu penses incarner la paix, petite sorcière ?

Emi se tourna sur sa chaise pour fixer sa détractrice dans les yeux.

— Au contraire de toi, je pense que toute aide peut-être bénéfique. Mais j’imagine que tu penses qu’il s’agit là d’une affaire changeforme et qu’elle doit rester entre changeformes.

Belinda croisa les bras en hochant la tête.

— Ce que tu n’imagines pas, c’est que si celui-ci(avança Emi en désignant Raphaël du menton) venait à mourir, cela pourrait provoquer une crise internationale et déchirer une nouvelle fois notre société. Si tant est que le tueur ait le moindre rapport avec une autre espèce, cela serait la fin définitive de la paix inter-espèces.

Belinda ouvrit la bouche pour répondre, mais Emi ne lui en laissa pas le temps et poursuivit.

— Je suis une sorcière, ce que tu n’auras pas manqué de comprendre, et ma seule présence pourrait convaincre mon peuple de ne pas entrer en guerre contre vous. Je n’ai pas la prétention de pouvoir résoudre vos problèmes, mais je ne suis pas là pour vous nuire, non plus.

— Et qu’est-ce qui te rends si sûre que ton peuple ne réagira pas si tu es là ?

Emi se pencha vers elle, à quelques centimètres de sa figure, au point de sentir son haleine imprégnée de caféine lui chatouiller les narines.

— Demande-lui(répondit-elle, sans regarder le roi, cette fois). Me rabaisser, c’est déprécier sonchoix en plus de menacer la fille de Dai, un membre du clanSinistra et la famille de Belle, membre duclubdes Vénérables. Si tu es assez naïve pour ignorer ces éléments avant de m’insulter, je ne sais pas pourquoi je perds mon tempes à m’expliquer auprès de toi.

— Ce n’est pas avec des préjugés qu’on gagne une guerre, Linda, ajouta Raphaël approuvant tacitement les dires d’Emi.

Emi s’adossa à nouveau au dossier de chaise, contente d’avoir gagné cette bataille et d’avoir fait valoir son point de vue, tant auprès de Raphaël que de Belinda. Le public qui avait assisté muet à cette joute comprit ainsi – du moins l’espéra-t-elle – qu’elle n’était pas là pour rigoler et qu’elle n’avait décidemment besoin de l’aide de personne pour se défendre.

Belinda pinça les lèvres et se releva. Elle quitta la pièce, le pas nerveux et droite comme la justice.

Emi croisa le regard surpris de Raphaël et au moment où le coin de ses lèvres se souleva dans l’esquisse d’un sourire, elle ajouta à son adresse.

— Si vous vous avisez de signaler que j’ai finalement des « griffes », je vous jette un sort, aboya-t-elle.

C’était bien sûr un mensonge, mais cela sembla l’amuser.

Au lieu de répondre, il croisa les mains derrière sa nuque. Les muscles de ses avants bras étiraient son t-shirt et à la façon dont il les contracta, Emi devina qu’il cherchait à attirer l’attention dessus.

— Si tu essayes, je te mords.

Il se tourna finalement vers sa sœur dont le sourire rayonnant faillit aveugler Emi et lui demanda :

— M’a-t-on déjà donné du « celui-ci », en ma présence, Gabrielle ?

— Je ne crois pas, mon frère. Mais il faut toujours une première. Je suppose qu’elle a craint que tu ne puisses plus passer la porte, avec le poids que ton arrogance t’a fait prendre. Je suppose que toutes les femmes n’apprécient pas d’être sauvées par un chevalier en armure éclatante et au fier destrier. « Voyons Linda, est-ce quelque chose à dire de si bon matin ? », le parodia Gabrielle sèchement, sans parler du petit bisous sur la joue.

— Tu es jalouses, Gaby ? s’amusa Raphaël en déposant un baiser sur sa joue rosie par la colère, alors qu’elle le repoussait des deux bras en criant.

— Je suis sérieuse Raphaël, si tu ne lui faisais pas confiance pour gérer la situation, il ne fallait pas l’emmener.

Emi n’aimait toujours pas qu’on parle pour elle, mais les mots de Gabrielle ne pouvaient pas être plus proches de ses pensées. Il les prendrait certainement bien mieux de la part de sa sœur, que de la sienne. Ce en quoi Emi fut reconnaissante à Gabrielle.

Raphaël soupira et se tourna vers Emi pour s’excuser du bout des lèvres. Elle n’en attendait pas tant. Elle tenait davantage à ce qu’il change d’attitude, qu’à recevoir des excuses.

— À ma décharge, je n’ai pas l’habitude de déléguer quoi que ce soit, expliqua-t-il en se frottant la nuque.

Gabrielle posa une main conciliante sur l’épaule de son frère.

— Nous savons tous que la situation est particulièrement difficile pour toi. L’idée de la trahison d’un proche a de quoi bouleverser n’importe qui. Se reposer sur les autres est d’autant plus difficile dans ces circonstances.

— D’où l’intérêt de sortir des sentiers battus. Un regard extérieur est toujours bon à prendre, s’immisça Emi.

Raphaël plissa les yeux.

— Mais tu ne les connais pas comme je les connais.

— Justement, vous n’êtes plus impartial depuis longtemps.

— Je ne veux pas m’entendre dire que Belinda est assez calculatrice pour s’en prendre à moi.

Emi secoua la tête.

— Je ne penses pas qu’elle le soit. Je vois bien qu’elle me déteste – et par moi, j’entends les sorciers – et certainement pas sans raisons. Elle est plus protectrice que véritablement désapprobatrice. Plus méfiante que véritablement fermée. C’est l’amour qui la pousse à douter. Je ne suis pas assez stupide pour suspecter tous ceux qui me détestent des pires outrages. Je me crois plus intelligente que cela.

— Mais pourquoi l’avoir rabrouée ainsi, alors ?

— Parce que je fais ce qui doit être fait. Ce n’est pas parce que je comprends la méfiance que je ne dois pas chercher à la remplacer par la confiance. Ce n’est pas parce que je comprends qu’on puisse détester les sorciers que je vais accepter qu’on m’on méprise pour quelque chose dont je ne suis pas responsable.

— Je comprends la nuance.

— Tout comme je comprends que vous puissiez douter de mes capacités – étant donné que vous m’avez choisie parce que vous m’en estimiez dénuée – et rechigner à laisser à d’autres les responsabilités qui devraient uniquement vous incomber.

— Ce en quoi je me suis apparemment trompé. Et j’en suis plus heureux que je n’aurais pu l’imaginer, admit Raphaël avec un demi sourire.

— Raphaël, tu ne m’avais pas dit que…, commença Gabrielle indignée.

— Je n’ai pas à te démontrer par a + b ce qui m’a amené à prendre telle ou telle décision, Gabrielle.

— Bien sûr, mais ta duplicité me laisse parfois coite.

Raphaël soupira et serra la main de sa sœur pour s’excuser de sa sécheresse.

— Je suis décidément d’une humeur de dogue.

Emi secoua la tête

— D’une humeur d’insomniaque, plutôt.

Ses cernes ne pouvaient tromper personne. Il était grand temps que quelque qu’un vienne mettre de l’ordre dans ses affaires.

Emi décida que cette personne, ce serait elle.

[i]Mère corneille, pourquoi tu croasses ?

Parce que haut sur la montagne

J'ai sept enfants mignons.

"Mignon, mignon,"

Chante cette mère corneille

"Mignon, mignon,"

Pleure cette mère corneille.

Vous devriez contempler le vieux nid

Sur la montagne. Et là vous verrez de tels

Yeux ronds, de bons enfants.

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