Triphine et la Dame Verte

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Triphine venait d'atteindre ses dix ans. Son regard, lorsqu'il croisait le vôtre, inspirait immédiatement la peur. Elle demeurait perpétuellement pâle comme la mort, comme si elle avait cessé de vivre le jour où sa mère succomba à une maladie cardiaque d'origine mystérieuse.

Jamais Triphine ne versait de larmes. Il était impossible de la qualifier comme une enfant heureuse. Son visage était dépourvu de toute joie, de toute couleur. Son corps semblait être habité par les tourments.

Son père, paysan dans le village de Lorienta, se trouva vite dépassé et désarmé après le décès de son épouse. En réalité, il connaissait peu sa fille, ne la voyant que le soir, au moment du souper, tandis qu'il passait le reste de ses journées dans les champs.

Sa sœur aînée, Silvana, prit pitié de leur père et se porta volontaire pour prendre en charge l'éducation de Triphine. Célibataire et désintéressée par l'idée de former une nouvelle famille avec un homme étranger, Silvana préférait la solitude à la soumission. Elle gérait son foyer à sa guise, considérant cette liberté comme un environnement plus adapté pour sa jeune sœur.

Sans l'autorité d'un père ni la douceur d'une mère, Silvana ne criait jamais et ne savait pas comment punir. Pourtant, malgré tous ses efforts pour préparer des repas délicieux, elle ne parvenait pas à faire disparaître la maigreur étrange et la pâleur prononcée de Triphine, ce qui l'inquiétait profondément.

À quelques lieues du village de Lorienta habitait un rebouteux du nom d'Hector, pratiquant l'art de la sorcellerie pour ceux et celles qui croisaient sa route. Hector rejetait catégoriquement l'étiquette de sorcier. Silvana le connaissait bien, ayant grandi avec lui par le passé. Un jour, sans prévenir son père, elle prit la main de Triphine et l'accompagna voir Hector.

Le rebouteux interrogea Silvana brièvement, puis sortit un petit sac de cuir au bout duquel pendait une goutte d'or, brillante comme une belle noisette. Cette dernière, énigmatique et scintillante, forma un cercle autour de la jeune fille, qui se sentit être au cœur d'une cérémonie étrange.

Hector suspendit son pendule sans toucher Triphine, mais à travers la goutte d'or, il réussit à percevoir un labyrinthe de confusion dans l'âme de l'enfant.

— Que puis-je faire pour l’aider à aller mieux ? lâcha Silvana.

— Rien, malheureusement. C’est la tristesse et la mélancolie qui sont les maux de Triphine.

— Pourtant, je peux t’assurer qu’elle n’est pas triste avec moi !

— Son esprit ne l’est pas mais c’est son corps qui le demeure. Tiens, prends cette poignée d’herbes fleuries. C’est l’herbe arrivant droit de la vallée des fées, le millepertuis, fuga demonium.

Ces quelques paroles pleines de savoir impressionnèrent Silvana qui ressentit pour son ami, un profond respect. Il fit sentir l’odeur de cet encens et ajouta :

— Il n’y a pas de meilleures plantes pour chasser les vilains démons dans ta demeure. Tous les matins, tu frotteras ces fleurs dans tes mains. À chacun de ses réveils, tu feras respirer leur odeur à ta petite sœur y compris le soir avant qu’elle se couche. Le jour où tu n’en auras plus, tu pourras revenir en chercher ici. Accroche une branche à la porte de ta maison, ça fera chasser le malin.

Silvana pour remercier le rebouteux lui offrit une tarte aux pommes. C’était son plat préféré. À Britannia, on ne payait pas les services, on préférait échanger des savoirs. Le rebouteux cuisinait rarement. Recevoir une tarte aux pommes faite par les mains de Silvana remplissait largement son cœur de joie.

La jeune femme rentra chez elle et suivit à la lettre les conseils de son ami. Cependant, avec le temps qui passait, elle commença à douter, se sentant progressivement éloignée du savoir impressionnant du rebouteux.

Un matin, Triphine semblait moins pâle. Silvana pensa que les plantes avaient enfin fait leur effet. Elle se débarrassa des restes d'herbes provenant, selon Hector, de la vallée des fées, sans trop tarder. Prise par les routines quotidiennes, elle s'accoutuma à la pâleur de sa petite sœur, se disant qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter, puisqu'elle ne tombait jamais malade.

De temps à autre, des connaissances lui faisaient remarquer la maigreur anormale de sa petite sœur pour son âge. Silvana s'en inquiétait à nouveau, se sentant une fois de plus envahie par la culpabilité. Tout ce qu'elle faisait pour sa sœur semblait rester invisible. Cette situation devenait gênante et épuisante. Par moments, Triphine semblait avoir un regard vide, comme perdu dans un autre monde. Malheureusement, Silvana ne possédait pas les moyens de l'en sortir.

Un jour, Triphine entendit les poules dans le jardin de sa grande sœur, qui dormait profondément. Prise d'une impulsion soudaine, elle se leva. Le soleil pointait à peine à l'horizon. Elle eut alors l'idée d'aller cueillir du muguet pour Silvana, désireuse de lui faire une surprise.

À la campagne, il est commun de continuer les travaux agricoles même la nuit lors de certaines saisons. Certains paysans remarquèrent Triphine passant près de leur ferme, en direction de la forêt des Charmes. C'était étrange. Elle s'enfonça dans les bois, où les oiseaux chantaient et où les premiers rayons du soleil baignaient l'environnement d'une lumière enchanteresse. Triphine aperçut quelques brindilles de muguet. Sa peau d'une blancheur immaculée semblait se confondre avec cette plante éphémère et délicate. Elle était émerveillée par sa beauté et adorait son parfum.

Absorbée par sa cueillette, Triphine s'enfonça davantage dans la forêt des Charmes. Son bouquet était maintenant imposant, et la petite fille était aux anges. Elle s'assit un moment, plongeant son nez, aussi blanc que le muguet, dans les fleurs, et ferma les yeux pour en respirer le parfum. Lorsqu'elle les rouvrit, une dame verte se penchait vers elle. Petite et fine, son regard était doux. Elle lui tendit la main, que Triphine accepta sans hésitation. Ensemble, ils avancèrent comme dans un rêve, transformant les ronces et les cailloux en un tapis de satin. Autour d'eux, la nature s'éveillait et chantait. En silence, ils atteignirent un château de verre, dont l'existence était inconnue à Britannia.

Des enfants joyeux couraient dans la cour du château, vêtus de couleurs vives telles celles des bouffons des divers royaumes de Britannia. Ils dansaient, riaient. Triphine aperçut de somptueux jardins de fleurs ornés de magnifiques fontaines.

La dame verte semblait être à la fois présente pour tous et seule pour chacun. Personne ne parlait, car la télépathie était le seul langage de ce lieu merveilleux. Tout semblait simple et transparent, comme l'eau de roche ou le château de verre, ou encore le muguet que Triphine tenait dans ses mains.

Une semaine s'était écoulée, et Silvana était désespérée. Elle avait parcouru chaque recoin des environs de Lorienta à la recherche de sa sœur. Elle apprit que Triphine avait été vue entrant dans la forêt des Charmes, où rôdaient des créatures étranges et sauvages. Avec courage, elle s'enfonça dans les bois, appelant sa sœur et fouillant chaque buisson avec anxiété. Mais Triphine demeurait introuvable.

Un soir, dans l'obscurité de sa maison, Silvana se morfondait. Son père ne lui reprochait rien, mais ils étaient tous deux accablés. La vie semblait suspendue, chaque bruit étant scruté avec anxiété. Ils réalisèrent que la nuit, ils étaient encore plus seuls.

Au royaume de Vanna, la disparition de Triphine était devenue un sujet de discussion. Le roi envoya des chevaliers pour rencontrer Silvana, qui leur raconta tout en détail, y compris sa rencontre avec Hector, le rebouteux. Son père regrettait de ne pas avoir été informé. Silvana espérait voir un sourire sur les visages des chevaliers, mais ils restaient graves et concentrés.

Le lendemain, Triphine quitta le château de verre sans regret, tenant toujours son bouquet de muguet. Sa pâleur avait disparu, sa maigreur aussi. Un paysan, travaillant dans ses champs, l'aperçut et s'arrêta.

— Mais où étais-tu passée, petite ? Cela fait plus d’une semaine que nous te cherchons !

— J’étais avec une dame verte qui m’a emmenée dans son château de verre. Elle était belle, gentille et j’étais bien avec elle, rétorqua-t-elle.

Le paysan ne répondit pas mais ses sourcils broussailleux en disaient long. D’un geste sec, il s’essuya le front en sueur, reposa sa casquette sur son crâne et ramena la petite chez sa grande sœur.

Assise devant sa maison, Silvana se tordait les mains de nervosité, une angoisse folle ayant envahi tout son être. Lorsqu'elle aperçut le paysan et Triphine, elle éclata en sanglots. Elle étreignit sa petite soeur contre elle, surprise par cette soudaine tendresse. En la regardant, elle remarqua une expression qu'elle n'avait jamais vue auparavant. Sa peau semblait illuminée par le soleil. Était-ce la joie de la retrouver qui lui donnait cette impression ? Triphine était resplendissante, telle un trésor volé retrouvé.

Silvana invita le paysan à boire un verre. Leur père, submergé par l'émotion, laissa quelques larmes rouler sur ses joues, son teint devenant rouge.

— Tu dois te réchauffer, Triphine ! Après une semaine passée dans la forêt des Charmes, tu risques d'attraper la mort, s'exclama Silvana.

— Non. J'ai plutôt retrouvé la vie, répondit-elle.

Cette impression se confirma pour Silvana. Sa petite sœur était revenue différente. Ses joues étaient rosées, sa bouche avait la couleur des framboises, et ses dents semblaient éclatantes de blancheur.

— Dis-moi, Triphine. Où étais-tu passée ? demanda Silvana.

— Je suis allée dans la forêt des Charmes pour te cueillir ce bouquet de muguet. Et là, j'ai rencontré une dame verte après avoir fermé les yeux en sentant l'odeur des fleurs. Elle était belle, gentille et douce. Elle m'a conduite dans son château de verre, où il y avait d'autres enfants avec moi.

Triphine révéla tout. Sa grande sœur était partagée entre la joie de la retrouver et l'inquiétude qu'elle soit devenue folle. Non, cela ne pouvait pas être le cas. Comment aurait-elle pu alors devenir si... ?

Afin de se rassurer, un jour, Silvana emmena sa petite sœur chez Hector. Lui qui impressionnait les gens avec ses recettes miraculeuses fut cette fois-ci étonné. Il ne trouvait aucune explication à la guérison de Triphine mais il affirma à Silvana :

— Tu sais, dans ce monde, nous savons tous que la magie existe et qu’il y a des créatures mystérieuses qui peuplent nos maisons, nos campagnes, nos forêts, nos montagnes, nos océans et nos rivières. On ne devrait chercher une explication à tout. Mais il demeure évident que la créature qui a pris entre ses mains, ta petite sœur durant une semaine, la libérer simplement de tous ses maux.

— Et pourquoi ?

— Parce que certaines ont besoin certainement de se nourrir de la peine et des malheurs des autres.

— Pourrai-je un jour la remercier ?

— La seule façon de l’honorer serait de continuer à prendre soin de ta petite sœur comme tu le faisais auparavant.

Et c’est ainsi, mes chers amis, que nous arrivons à la fin de ce nouveau récit. Ces dames de la forêt qui peuvent prêter à sourire, sauraient-elles vraiment laver nos peines ? Serions-nous vraiment prêts à aller les voir pour nous libérer de nos maux ? Il est évident par cette histoire qu’il ne faut pas se laisser manipuler par les apparences. Que l’on soit une dame verte, blanche ou autre, nous avons tous le droit un jour à provoquer du bonheur autour de soi et pas simplement que de l’ombre.

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