Chapitre 7

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Le trio n’échangea pas un mot avant d’arriver en vue de la porte de Clichy, où Jocelyn décida de se garer, en attendant de discuter de la suite. Le jeune mage administra les premiers soins à Tortosa, aidé par la magie. La chatte-ailée poussa nombre de jurons très printaniers dans le processus, mais se laissa faire. Le changelin restait sur les nerfs et sursautait au moindre bruit de moteur au loin.

— Où allons-nous ensuite ? demanda le Myosotis d’un air qui se voulait détaché.

— Attendez, pas si vite… Tortosa ?

— Que veux-tu, l’asticot ?

— S’il vous plaît racontez nous ce qu’il… s’est passé cette nuit.

— Et remuer le couteau dans la plaie ? Merci mais non merci !

Le changelin eut un soupir compatissant, il caressa la tête de Tortosa.

— Tosa, c’est un mage. Il est en mesure d’identifier celui qui… a fait ça.

— J’ai tout fait pour les sauver ! Tout ! s’écria-t-elle brusquement.

Avec une douceur infinie, le Myosotis la prit dans ses bras et la caressa avec précaution. La chatte-ailée n’eut pas la force de protester. Elle enfouit le museau dans le creux de son coude. Elle resta silencieuse pendant plusieurs secondes avant de ronronner doucement, comme le font parfois les chats pour s’apaiser eux-mêmes. La tension dans les épaules du changelin diminua aussi. Il ne cessa de la caresser et de la gratouiller entre les oreilles jusqu’à ce que son museau émerge de nouveau. Tortosa livra enfin son témoignage.

****

Joseph se leva à l’aube. La nuit avait été longue, riche en débats autour de plusieurs pistes et solutions. Dans les faits, le colosse n’avait pas vraiment participé. Il était d’accord avec la prise de position du Myosotis, quant à comment gérer la situation, il se sentait dépassé. Il faisait confiance à Tortosa pour trouver une solution.

Il avait néanmoins prévu que le groupe aurait besoin d’énergie au réveil. En conséquence Joseph avait préparé un café dont l’arôme emplissait la petite masure. Dehors, la brume matinale s’effilochait, recouvrait le sol, s’attachait aux buissons et aux herbes folles. Le colosse appréciait cette paix, ce moment de calme. Il ne lui restait plus qu’à sortir les petits pains du four à bois et en profiter avec un bon livre.

— Ton café est savoureux Joseph, aurais-tu la gentillesse de m’apporter l’un de ces délicieux petits pains ? Avec de la confiture, ce sera fameux !

Le colosse sursauta et fit volteface. Il découvrit, assis dans le siège de Tortosa, un homme vêtu d’un costume de lin noir. Il jouait avec une canne en ébène au pommeau d’argent orné d’une onyx luisante entre les crocs d’un serpent. Son visage, en partie dissimulé par un demi masque de cuir noir, affichait un sourire glacé. L'œil sous le masque semblait barré de morceaux de chair en partie fondue.

— Qu… qu… qu…

Agacé, l’intrus eut un geste de la main qui fit voleter un petit pain jusqu’à la table.

— Va chercher Tortosa, stupide bègue.

Joseph tremblait de tout son corps, il devait alerter les autres, leur laisser le temps de fuir face à ce mage noir. Le colosse ne pouvait compter que sur sa force, qui ne lui avait jamais fait défaut. Il fonça droit sur la menace en hurlant. L’intrus brandit son bras vers lui sans ciller. Il prononça une formule qui fit naître des billes de laves au bout de ses doigts. Il les projeta vers Joseph et l’atteignit en pleine poitrine. Le colosse s’effondra au sol.

Dans la pièce adjacente, les hurlements de Joseph eurent l’effet d’une bombe. Tous bondirent sur leurs pieds au saut du lit. Cheveux défaits et en chemise de nuit, Lucette arriva la première. Elle retint un cri d’horreur devant son ami au sol. Maurice la rejoignit peu après. Furieux, l’adolescent voulut se jeter vers le mage noir. Lucette le retint par le bras.

— Cours ! Cours par derrière, Maurice, je te suis !

D’un geste sec, elle poussa l’adolescent vers l’arrière. Les Monte-en-l’air avaient un plan de fuite, établi de longue date, au cas où les condés les logeraient… Elle saisit un pistolet dans la remise et se prépara à faire face à ce monstre. Il était trop tard pour Joseph, mais ainsi elle sauverait peut-être son…

— Lucette ! Tu seras plus utile que ton ami j’espère ?

Aussi furieuse que désespérée, elle brandit son arme vers lui. Son cri déchirant stoppa Maurice dans sa fuite. Il ne pouvait voir l’intrus, masqué par le mur, mais devant lui Lucette se tenait le bras, dont la main n’était plus qu’une masse informe de métal broyé et de chair. Le sang de l’adolescent ne fit qu’un tour.

— Ordure ! Laisse là !

Maurice attrapa une hache, menaçant et prêt à tout. La folie qui avait envahi la petite ferme se répandait dans son esprit, parasitant ses pensées. Il franchit la distance d’un bond et abattit sa lame. Le coup fracassa l’épaule gauche, ouvrant les chairs et les muscles. L’adolescent leva de nouveau sa hache, prêt à achever son œuvre, mais devant lui se trouvait Lucette, l’épaule en sang, hurlant de douleur.

— Allons, allons, et si nous reprenions dans le calme.

Furieux, Maurice voulut lancer sa hache vers lui quand des billes de lave l’atteignirent, disloquant sa clavicule. Cloué au sol, l’adolescent pleurait de douleur et de frustration.

— Ah, Lucette, tout cela ne serait pas arrivé si tu l’avais élevé, au lieu de l’abandonner. Il serait peut être moins buté… commenta nonchalament le mage noir, qui n’avait toujours pas quitté son fauteuil.

Lucette rampa lentement vers son fils et lui saisit la main, sous le regard mauvais de l’intrus.

— Ça suffit ! T’as pas b’soin d’faire ça De Roussel ! On a capté, t’es l’plus fort !

— Ah, Tortosa, quel plaisir. Tu sais pourquoi je suis là ?

La chatte-ailée se posa sur la table et s’avança d’un pas mal assuré vers celui qui venait de réduire sa bande en miettes. Ce mage était tout bonnement terrifiant, il manipulait des forces destructrices et violentes. Mais Tortosa avait aussi ses tours de passe-passe.

— J’vais t’l’a filer ta Ségoula, mais on a pas le mage. Y s’est fait la malle avec ce foutu changelin qu’a le cœur trop tendre. T’sais quoi, j’t’e fais une ristourne ! Vingt pourcents ! A ce prix là t’as sur’ment pas b’soin du type mon gars, j’me trompe ? Allez tope là on se sépare bon amis.

Maurice pleurait toujours en serrant la main de Lucette. Sa mère dont il avait toujours rêvé. Tortosa allait tout arranger, ils allaient pouvoir en parler, rattraper le temps perdu…

— Un marché est un marché, très chère. Pour autant tu n’as pas tort. Je n’ai pas besoin du petit mage, il n’était qu’un extra. Donne moi la Ségoula, je vous paie et cette affaire sera terminée. Par ailleurs, l’argent est là.

De la main, il montra une malle ouverte, emplie de bijoux, pièces et billets. Une fortune, le prix de leur liberté tant désirée. Tortosa lui adressa un regard suspicieux. Que mijotait-il ?

— La Ségoula ou j’achève tes amis !

Tortosa cracha dans sa direction, mais alla chercher la boîte contenant la Ségoula et la déposa devant leur commanditaire.

— Bien, c’est parfait.

— Tu vérifies même pas ?

La chatte-ailée fixait le mage, les babines retroussées.

— Tu n’oserais pas me trahir… Et je ressens sa puissance.

— Et tu vas en faire quoi d’ce truc ?

De Roussel se cala plus confortablement dans son fauteuil et croisa les bras derrière sa tête, l’air très satisfait.

— Cela ne te concerne pas, pourtant, un plan aussi parfait… Quel dommage de ne pas en parler. Vois tu, je vais créer un Golem, et pas n’importe lequel, un modèle dévastateur, un fléau divin. La Ségoula me permettra d’insuffler la vie dans ce monstre, et il gagnera en puissance au fil du temps et causera mort et destruction partout sur son passage !

Les oreilles de Tortosa se rabattirent sur son crâne. Ce mage était complètement fissuré ! Disait-il seulement la vérité ? Et si oui, dans quel but ?

— Mon souci maintenant, est que je n’ai plus de bouc émissaire, vois-tu… ni de quoi alimenter son étincelle de vie. Mais tes amis feront l’affaire.

Le mage se leva, ouvrit la boite, et fit léviter la Ségoula devant lui. Il agita les mains dans des gestes vifs et saccadés. Il psalmodia d’une voix d’outre tombe. La lumière s’évanouissait, fuyait la pièce. Joseph était foutu, mais peut être que le petit Maurice… Tortosa bondit vers l’adolescent et s’efforça de le tirer hors de portée en battant des ailes de toutes ses forces.

— C’est dommage Tortosa… Tu aurais pu faire une bonne alliée, mais tu es bien trop sentimentale.

Maurice tentait de se lever, en vain. La douleur le clouait au sol. Le regard de Lucette croisa celui de la chatte-ailée. Non ! Ne fais pas ça ! La femme attrappa Tortosa par la peau du cou de sa main libre et la projeta à travers la fenêtre ouverte. Puis elle se recroquevilla pour protéger son fils de son corps.

Des flammes noires, glacées, sortaient de la Ségoula, engloutissant la petite bande vaincue, masquant la fuite de la chatte-ailée. Cette dernière s’écrasa lourdement dans les fourés, se brisa une patte et se froissa une aile. Elle tenta de revenir vers la ferme, depuis laquelle s’élevaient des hurlements de douleur atroce. Epuisée, elle s’effondra, inconsciente.

****

Tortosa avait la voix hachée et finit son explication en se pelotonnant davantage contre le Myosotis. Il n’avait cessé de la caresser machinalement, abasourdi par l’horreur de son témoignage. Cela dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer de pire. Face à un mage aussi puissant, il n’avait rien à faire à part… Faire appel à d’autres mages. Le changelin se tourna vers Jocelyn, dans l’espoir qu’il saurait quoi faire. Il le découvrit blanc comme un linge.

— Vous connaissez ce… De Roussel ? demanda le Myosotis.

Jocelyn ne répondit pas. Il replia ses jambes contre sa poitrine et posa le menton sur ses genoux. Il fixait un point dans le vide, les lèvres pincées.

— Jocelyn, qu’est ce qui ne va pas ?

Le jeune mage secoua la tête sans répondre. Le Myosotis le regarda tour à tour avec Tortosa. Il se sentait extrêmement démuni devant leur profonde détresse. Il n’osait même pas le toucher pour le réconforter.

— Tout ce que vous pourrez nous dire sur lui, nous servira peut-être pour l’arrêter, tenta-t-il maladroitement.

Jocelyn cligna des yeux et le regarda comme s’il le voyait pour la première fois. Il rassembla ses esprits, soupira, et se lança.

— Eh bien il s’appelait… s’appelle Tristan de Roussel. Nous étudiions la magie ensemble auprès de Cécile de Brescieux. Nous sommes très vite devenus amis et… plus que cela… Il était très doué, bien plus que moi. Mais il sentait qu’il avait toujours quelque chose à prouver, il voulait toujours faire mieux, quitte à prendre des risques. Je l’ai empêché à plusieurs reprises de tenter des rituels pendant des orages d’OutreMonde… Et un jour je… je n’ai pas pu l’arrêter à temps. Il ne restait de lui qu’une thaumide brisée et un tas de vêtements couverts de cendres. J’ai longtemps pleuré sa mort, au point de vouloir renoncer à la magie. Cécile m’en a dissuadé. Mais j’étais loin de me douter que… Qu’il rejoindrait les rangs de la Reine Noire.

A la fin de son discours, le jeune mage pleurait à chaudes larmes. Le Myosotis résista à l’envie de le prendre dans ses bras. Il posa simplement une main qu’il espérait compatissante sur son épaule. Il ne se déroba pas. Le changelin dut faire un effort de volonté pour se concentrer sur les implications de son histoire. Il s’adressa à Tortosa :

— Ce n’était pas la première fois que ce mage noir faisait appel à vos services, n’est ce pas ?

— Evidemment ! C’était bien la cinquième ou sixième fois. Il nous a fait intercepter, voler, racheter toutes sortes d’objets de l’Outre Monde. Il nous a même embarqué dans un casse au palais d’Ambremer ! C’était beaucoup plus facile que prévu ! Les Fées s’attendent à ce qu’on utilise la magie pour s’en prendre à leurs biens… Pas au talent pur ! Bref, c'était un collaborateur de longue date qui nous payait toujours rubis sur l’ongle. On n’avait aucune raison de se méfier de… de…

— Avez vous la moindre idée de comment arrêter ce golem ?

Jocelyn secoua la tête en signe d’ignorance. Jusqu’à ces derniers jours il ignorait même les pouvoirs que renfermait la Ségoula… Il n’avait plus le choix. Il se tourna vers le changelin d’un air grave.

— Je dois voir Cécile de Brescieux.

***

Ils arrivèrent une demi-heure plus tard au pied de l’hôtel particulier qu’habitait la magicienne dans le VIe arrondissement. Jocelyn ouvrit très vite la portière de la voiture. Il marqua un temps d’arrêt en voyant que le Myosotis faisait de même de son côté. Il se tourna vers le changelin.

— Vous devriez partir, lâcha-t-il.

— Partir ?

— Oui. Vous êtes un changelin recherché pour métamorphose illégale. En tant que membre du Cercle Incarnat, Cécile n’aura d’autre choix que de vous livrer immédiatement à la justice d’Ambremer… Pour ma part je crois que vous avez suffisamment expié vos fautes aujourd’hui. Vous devriez partir, le plus loin possible.

Le changelin se mordit la lèvre pour étouffer un sanglot. Pour la première fois depuis des mois, il avait le choix.

— Je sais. Mais qui que soit ce… De Roussel, il a massacré ma famille. Si participer à son arrestation doit être mon dernier acte d’homme libre, alors ainsi soit-il. De toute manière je n’ai nulle part où aller…

Le jeune mage hocha la tête et l’invita à le suivre. La pointe d’admiration qui passa dans son regard valait bien tous les cachots des Trois Mondes. Il s’apprêtait à appuyer sur la sonnette quand le changelin l'interpella.

— Attendez ! Jocelyn je… je voulais vous dire… avant qu’il ne soit trop tard…

— Oui ? dit le jeune mage d’un ton qui se voulait détaché.

— Vous savez… euh… tout ce que je vous ai dit ce jour-là… je le pensais vraiment.

— Vraiment ?

Jocelyn plaqua la main sur sa bouche.

— Je… je ne sais pas quoi vous dire… euh…

— Désolé… Faites comme si vous n’aviez rien entendu, lâcha le changelin en détournant le regard.

Tortosa se garda bien de faire le moindre commentaire.

***

Quelques minutes plus tard, Jocelyn et le Myosotis prenaient le thé dans le grand salon de Cécile de Brescieux. Le mobilier et la décoration hétéroclite témoignaient de ses nombreux voyages, mais le tout était arrangé avec goût, de sorte que rien ne jurait dans la pièce. Pour la première fois depuis ces deux derniers jours, le jeune mage se sentait en sécurité. Il se trouvait en terrain familier, chez sa mentor dont les connaissances dépassaient largement les siennes. Oui, avec elle, tout rentrerait dans l’ordre, une fois qu’il aurait fini de lui exposer la situation.

Pour l’heure la magicienne s’occupait de soigner Tortosa, qui semblait avoir décidé de tenir sa langue. En même temps que ses mains s’affairaient à panser les blessures, elle posait des questions sans lever les yeux. Le changelin de son côté, n’avait pas ouvert la bouche et ne regardait personne. Il jouait distraitement avec sa cuillère à thé.

Finalement Cécile libéra la chatte-ailée et s’assit en face de ses invités. La main posée sous son menton, elle avait ce même regard compatissant teinté de désapprobation, que le Myosotis déclenchait souvent chez son frère.

— Si ce que vous dites est vrai… alors cela dépasse mes compétences. Si Tristan est bel et bien revenu en tant que mage noir, et qu’il a l’intention de réveiller un golem, à la commémoration du Jour des Fées… Cela n’augure rien de bon.

Le changelin fit de son mieux pour masquer sa surprise. Avec tous ces chamboulements dans sa vie, il n’avait pas du tout fait le rapprochement avec le Jour des Fées. Chaque année, la Reine Méliane et son escorte venaient à Paris inaugurer les festivités qui commémoraient le jour où elle avait décidé de faire sortir l’Outremonde et tous ses peuples de la clandestinité dans laquelle ils vivaient jusque là.

— Vous pensez qu’il va commettre un attentat à l’encontre de la Reine ? demanda le Myosotis.

— C’est possible… Mais avec un golem, difficile d’avoir l’effet de surprise. Méliane et son escorte en viendront facilement à bout, réfléchit Cécile.

— Attendez… dit le changelin en levant les mains, Qu’est ce qu’un golem au juste ?

— Un géant fait d’argile, qui obéit aux quatres volontés de son créateur… Selon une légende juive, le rabbin de Prague en aurait animé un pour sauver son peuple des pogroms, expliqua Jocelyn.

— Vu les manigances dont il a fait preuve jusqu’ici, cela me paraît très grossier comme manœuvre, commenta Cécile.

— Peut-être que le golem n’est qu’une diversion… Qui sait quel pouvoir renferme la Ségoula ? s’alarma Jocelyn.

— Oui, qui sait s’il ne va pas lâcher un nuage de sauterelles ou une épidémie sur Paris…

— Pourquoi des sauterelles ? interrogea le changelin, perplexe.

— Vous n’avez jamais entendu parler des dix plaies d’Egypte ?

Le changelin secoua la tête en signe d’ignorance. Bien qu’il vive à Paris depuis une dizaine d’années, il avait grandi à Ambremer et n’avait qu’une connaissance très superficielle des saintes écritures. Jocelyn lui résuma donc rapidement l’histoire de Moïse.

— Mais tout cela ne nous dit pas comment l’arrêter… Ni où le trouver… lâcha le Myosotis d’un air découragé.

— Il y a peut-être des indices dans les documents d’Armand !

A ces mots, le jeune mage se leva d’un bon et étala sur la table basse la liasse des papiers récoltés par son ancien amant. Cécile et Tortosa s’y penchèrent avec intérêt. Le Myosotis resta en retrait. Les études n’avaient jamais été son fort. Il se resservit plutôt du thé.

***

Une heure de discussions ésotériques plus tard, les deux mages restaient indécis quant à la marche à suivre. Tristan avait veillé à ne leur transmettre que des bribes d’information qui ne permettaient que des extrapolations et interprétations hasardeuses. Tortosa dormait sur une bible hébraique dans l’espoir d’y trouver quelques indices à recouper. Le Myosotis s’efforçait de tuer le temps en regardant une carte de l'Île-de-France datant de l’Ancien Régime, accrochée au-dessus d’un petit secrétaire. Habituellement, les commémorations du Jour des Fées se déroulaient non loin du bois de Vincennes… Il tentait de s’imaginer quelle trajectoire pourrait prendre le golem. Passerait-il en plein milieu des zones urbaines, ou par les bois, ou les carrières de… Il se tourna vers ses compagnons.

— Dites… Pour créer son golem, Tristan va avoir besoin d’argile n’est ce pas ?

— Oui, probablement. Vous n’êtes pas sans savoir que la magie est moins coûteuse quand elle obéit aux lois de conservation de la matière, dit Cécile.

Le changelin, qui avait mis fin très tôt à ses études pour se consacrer aux arts de la scène, fit comme s’il avait compris de quoi elle parlait.

— Alors, ne devrions-nous pas chercher dans les carrières d’argile de la région ?

— Mais bien sûr ! Vous êtes un génie, Myosotis ! s’écria Jocelyn.

— Ah ?

— Ouais c’est bien joli tout ça mais on n’a toujours pas l’ombre d’un plan ! railla Tortosa.

Jocelyn interrogea sa mentor du regard.

— Devons-nous prévenir le Doyen ? demanda-t-il.

— Non, cette affaire concerne de la magie bien plus ancienne que le Doyen. Une magie ancienne et interdite. Nous sommes quatre à savoir, c’est sans doute quatre de trop.

— Mais nous sommes clairement dépassés par la situation et…

— Oui. C’est pourquoi je vais contacter directement la Reine Méliane. Tortosa, venez avec moi, votre témoignage nous sera très utile.

A ces mots, Cécile se leva et passa dans la pièce d’à côté, accompagnée de la chatte-ailée. Le Myosotis passa la main dans ses cheveux, l’air effaré. Toute cette situation le dépassait. Après son aveu, il n’osait plus regarder Jocelyn dans les yeux, maintenant qu’ils étaient seuls. Le jeune mage de son côté fixait obstinément ses chaussures.

Cécile revint avant que le silence entre eux ne s’éternise de trop. Elle s’assit face aux deux hommes et fit comme si elle n’avait pas vu leur teint cramoisi. Elle joignit ses mains sous son menton avant de parler :

— Bien. Tristan a effectivement mis la main sur une forme de magie très ancienne. Son utilisation est bel et bien interdite depuis le règne de Titania, qui a tout fait pour que cette partie de l’histoire de la magie soit oubliée. Pour vous dire, l’utilisation des Ségoulas n’est même pas mentionnée dans le sacramentaire royal. Méliane a consenti à nous fournir un moyen d’arrêter le rituel, Tortosa est parti le chercher. Mais il y a trois conditions : que cela reste entre nous, que la Ségoula et les recherches la concernant soient détruites, et que le changelin soit emprisonné.

Le Myosotis accueillit cette dernière nouvelle avec un haussement d’épaules résigné. Il s’y attendait. Il avait repoussé les limites de la métamorphose illégale, et ses espoirs d’avenir dans un cabaret à New York était parti en fumée. Et il avait réussi à briser le cœur de l’homme qu’il aimait par-dessus le marché ! Il ne put cependant soutenir le regard désolé que la magicienne lui adressa.

— Allez-vous me livrer maintenant à Ambremer ? demanda-t-il en fixant le bout de ses chaussures.

— Nous sommes les seuls en mesure d’arrêter Tristan, votre aide ne sera pas de trop. Mais cela ne changera rien à votre sentence, alors je peux difficilement vous forcer la main.

— Non, je veux faire tout ce que je peux pour l’arrêter.

— Bien. Nous aurons surtout besoin de couvrir Jocelyn pendant qu’il accomplit le rituel.

— Pardon ? Mais pourquoi pas vous ? Vous êtes bien plus expérimentée que moi… s’étrangla le jeune mage.

— Oui, mais d’après la reine, seul un descendant des Grands Cohens peut interagir avec une Ségoula, dans un sens comme dans l’autre, expliqua Cécile.

— C’est donc aussi le cas de Tristan n’est ce pas ? demanda le changelin.

— Il semblerait, oui. Ou bien il a pu trouver une parade grâce à la magie noire.

Jocelyn prit le temps d’encaisser l’information. Cécile leur fit apporter à manger, en attendant le retour de Tortosa. Si le jeune mage toucha à peine à son assiette, le changelin en savoura chaque bouchée comme s’il s’agissait de la dernière. Et de fait, il s’agissait certainement de son dernier repas d’homme libre.

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