Chapitre 6

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Après une nuit trop courte, Jocelyn réveilla le Myosotis et donna le signal du départ. Il ne voulait pas abuser de l'hospitalité d’Étienne et ne souhaitait pas laisser trop d’avance aux Monte-en-l’air. Comme la plupart des changelins, ce dernier avait une garde robe aussi conséquente qu’hétéroclite. Il put fournir aux fugitifs des vêtements plus convenables que les leurs. Le jeune mage choisit un complet noir très sobre qui lui donnait des airs d’instituteur. Le Myosotis opta pour un costume beige de coupe large et décontractée qui pouvait le faire passer pour un artiste.

L’Amédée Bollée les attendait, garée en partie sur le trottoir, au grand dam des riverains. Le concierge, un homme bourru à la moustache impressionnante, grommelait en ramassant les poubelles renversées juste devant le pare-chocs. Le Myosotis haussa les épaules, feignant la surprise sous le regard accusateur de son frère.

— Je suis sincèrement navré M. Martin, tenez pour votre peine, mon frère était épuisé par la route…

Étienne tendit un billet de 10 francs au brave homme, ce qui calma son bougonnement. Le mage quant à lui considérait la voiture. Il fit un geste des doigts et les clés volèrent jusqu’à sa main.

— Je pense… que je vais conduire, cela me semble plus prudent.”

Étienne approuva Jocelyn tandis que le Myosotis les regardait avec un air outré.

— Je conduis très bien ! Je suis même… Mais soit, après tout je me sens encore un peu las…

Le détective les salua d’un signe de main tandis que le duo grimpait à bord avant de partir en direction de la ferme.

Jocelyn insista pour prendre le volant de l’Amédée Bollée. Étienne approuva cette idée. Le Myosotis lui lança un regard faussement outré, mais n’ajouta rien, de peur que son frère ne dévoile au jeune mage ses exploits de piètre conducteur. Il se contenta donc de lui indiquer le chemin, malgré son appréhension grandissante.

Comment les Monte-en-l’air réagiraient-ils à leur retour ? Arriveraient-ils seulement à temps pour empêcher leur commanditaire de récupérer la Ségoula ? Les avaient-ils mis en danger en refusant de leur livrer Jocelyn ? Tellement de questions, et si peu de réponses…

— Alors, à gauche ou tout droit ? répéta Jocelyn, le tirant de ses pensées.

— Euh… tout droit, répondit-il après quelques instants.

Le Myosotis se força à se concentrer sur la route. Ils entamaient le dernier virage de la petite route de mauvais pavé qui menait à la ferme. Un mauvais pressentiment lui tordait le ventre. Quelque chose clochait. Une odeur étrange flottait dans l’air. Malgré le vent, il n’entendait pas bruisser les peupliers… Ni les oiseaux chanter.

— Garez vous ici, dit le changelin.

— Que se passe-t-il ?

— Mieux vaut rester sous le couvert des arbres.

Jocelyn obéit sans poser de questions. Les deux hommes se saisirent des pistolets prêtés par Étienne et descendirent prudemment de la voiture. C’était la première fois que le Myosotis tenait une arme de sa vie, mais il avait quelques talents de comédien pour compenser. Enfin, il espérait que cela compenserait. Ils gravirent la petite côte qui les séparait de la ferme. Le silence devenait pesant.

Le changelin leva la tête et aperçut la cime des peupliers. Ils avaient perdu leurs feuilles, et leurs branches semblaient flétries... Oubliant toute prudence, il gravit en courant les derniers mètres de la côte et vit la ferme en partie effondrée. Frappé par la stupeur, et assailli d’une odeur âcre qui le prit à la gorge, il s’arrêta net et plaqua la main contre sa bouche. Jocelyn ne tarda pas à le rejoindre, comme lui, il s’arrêta net.

— Karnak !

— Chut !

Serrant les doigts sur son pistolet, le changelin contourna lentement la ferme sur la droite. Il fit signe à Jocelyn de faire de même par la gauche. L’odeur s’intensifiait à mesure qu’ils approchaient. Le Myosotis parvint le premier à l’identifier. De la chair brûlée. Il se hâta à l’arrière du bâtiment et atteignit une petite cour.

Le changelin risqua quelques pas à l’intérieur de l’enceinte et recula aussitôt. Il faillit percuter le jeune mage qui approchait à sa hauteur. Il recula encore, trébucha sur une pierre et tomba lourdement en arrière. Jocelyn lui adressa un regard surpris. Il lui tendit la main pour l’aider à se relever, ce qu’il fit en grimaçant. Une fois sur pied, il ne lâcha pas tout de suite le jeune mage, il s'agrippait à lui comme à une bouée de sauvetage.

— Vous devriez vous asseoir, dit Jocelyn en le guidant jusqu’à un tronc d’arbre couché.

Le Myosotis se laissa faire, sous le choc. Il réagit à peine à la main du jeune mage qui lui frottait gentiment l’épaule.

— Restez ici si vous voulez.

Le changelin hocha lentement la tête. Jocelyn s’aventura à son tour dans la petite cour.

— Oh bon sang ! s’écria-t-il.

La maison semblait avoir brûlé mais il n’y avait pas de grésil, aucune trace de cendres encore chaude. Magie noire… les arbres ne sont pas calcinés, ils sont morts... A l’intérieur l’attendait une vision de cauchemar, des corps calcinés, l’odeur de la chair morte. Plié en deux Jocelyn luttait contre la nausée.

Le jeune mage se tenait devant trois cadavres noircis et tordus dans des positions étranges. Il ferma les yeux quelques instants, prit une grande inspiration… et fut pris d’une quinte de toux à cause de la fumée qui s’en dégageait. Ce qui eut le mérite de lui faire reprendre ses esprits. L’un des corps était beaucoup plus grand que les deux autres… Un ogre peut être ? Il agita ses doigts pour lancer un sort de détection magique.

Les postures étranges des cadavres lui apparurent alors comme des imitations grossières de symboles de la kabbale. Il vit aussi des reliquats thaumiques former un lignage complexe qui semblait relier les corps entre eux selon une logique qui le dépassait. Jocelyn avisa un muret qui avait survécu à l’incendie et grimpa dessus, dans l’espoir qu’un peu de hauteur l’aiderait à y voir plus clair.

Les traces magiques formaient un pentacle, probablement tracé avec de la cendre. De la magie noire, à n’en pas douter. Mais l’énergie thaumique qu’il ressentait lui parut étrangement familière. Non, impossible. L’homme auquel il pensait était mort il y a des années. Désemparé, Jocelyn se pinça l’arrête du nez et s’efforça de réfléchir. Les hypothèses qui lui venaient à l’esprit se heurtaient toutes à la même conclusion : il n’avait pas assez d’informations. Il descendit de son perchoir et alla trouver le Myosotis, toujours assis sur son tronc d’arbre, qui se remettait à peine du choc. Il s’accroupit à sa hauteur. Le changelin leva vers lui des yeux effarés.

— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda-t-il en agrippant sa manche.

Le jeune mage comprit soudain que cette bande de malfrats sacrifiés avait beaucoup compté pour lui. Il saisit les mains du Myosotis dans l’espoir de le tranquilliser.

— Vos… amis ont été tués lors d’un rituel de magie noire.

— Un... rituel ?

— Oui, un rituel de la kabbale destiné à transférer la vie des sacrifiés dans la matière inerte.

— Oh bon sang… Nous sommes arrivés trop tard… Oh non…

Le visage du Myosotis se décomposait de plus en plus. Il avait perdu toute son assurance de façade. Les Monte-en-l’air des Batignolles lui avaient offert un sentiment d’appartenance qu’il n’avait jamais ressenti auparavant. Il s’était surpris à s’imaginer une nouvelle vie à leurs côtés. Ils ne méritaient pas de finir ainsi. Il se recroquevilla davantage sur lui-même.

Jocelyn passa la main sur sa joue et lui releva doucement la tête. Il croisa ses yeux humides. Raffermissant sa prise sur ses mains, il tenta de le réconforter.

— Vous savez, je crois que vous nous avez sauvé la vie.

— Ah ?

— Oui, si vous ne m’aviez pas emmené avec vous… Nous serions très certainement à la place de ces malheureux.

Les yeux du Myosotis s’agrandirent d’horreur.

— Ecoutez moi, dit Jocelyn d’une voix douce, Il n’y avait pas de chat-ailé parmi les cadavres. Tortosa est peut-être toujours en vie...

— Il faut la retrouver ! s’écria le changelin en se relevant d’un bond.

— Elle est peut-être passée à l’ennemi…

— Après avoir sacrifié sa famille ? Certainement pas ! répliqua-t-il sèchement.

Le Myosotis plaça ses mains en porte voix et cria :

— TORTOSA !

Jocelyn regarda d’un air désemparé le changelin courir comme un fou autour de la ferme, trébucher à plusieurs reprises, crier le nom de son amie à s’en casser la voix. Il secoua la tête et retourna à l’intérieur, à la recherche de la chatte-ailée.

Le Myosotis écartait frénétiquement les herbes folles, s’écorchait les mains dans les buissons depuis vingt longuese minutes, quand il vit des petites pattes grises dépasser d’un fourré.

— Tortosa, réponds moi je t’en prie…

— C’est… c’est toi… l’artiste ? dit une petite voix affaiblie.

Avec mille précautions, le changelin extirpa la chatte-ailée de sa cachette. Elle était mal en point. Son pelage avait roussi par endroits, et l’une de ses ailes était cassée. Il la prit doucement dans ses bras.

— Je suis là, Tosa, c’est fini… C’est fini… murmura-t-il à son oreille.

— On peut… pas… les laisser… comme ça…

— Oui tu as raison. Nous allons les enterrer.

— Tous ensemble… Il faut... qu’ils soient... tous ensemble…

— Très bien.

Le Myosotis rassembla tout son courage et rejoignit Jocelyn à l’intérieur. Ensemble, ils transportèrent les cadavres dans le petit bois qui longeait la ferme. Ils creusèrent une tombe au pied d’un grand peuplier et les y entreposèrent, suivant les instructions hachées de Tortosa. Le changelin pleura sans discontinuer durant toute l’opération. D’une main tremblante, il grava une croix sur le tronc de l’arbre, avant de s’effondrer à genoux.

— Je suis désolé… Tout est de ma faute… gémit-il.

— Vous savez très bien que non, Myosotis, dit Jocelyn en passant une main rassurante sur son dos, Si c’est la faute de quelqu’un ici, c’est celle de ce mage noir. Allez venez, partons avant que les autorités ne rappliquent.

Le changelin hocha la tête et accepta son aide pour se relever. Il récupéra Tortosa, suivit le jeune mage jusqu’à la voiture. Il s’installa sur le siège passager, la chatte-ailée sur les genoux. Ils partirent en direction de Paris.

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