Chapitre 5

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Le Myosotis fixait la route, l’esprit en ébullition. Les quatre cylindres de l’Amédée Bollée type D le propulsaient à plus de 80 kilomètres à l’heure dans un rugissement sonore. Dans la lueur blafarde des phares, les troncs blanchis sur le bord de la route lui faisaient l’impression de longer la mâchoire géante d’il ne savait quel monstre mythique prêt à l’avaler… Il secoua la tête pour se concentrer. Jusqu’ici il n’avait fait que réagir, mais maintenant quoi ? Il n’avait pas l’ombre d’un plan. Leur mystérieux patron n’allait pas laisser filer Jocelyn, sans lui la Ségoula n’était qu’un bibelot bien trop cher. Pour ne rien arranger, les Monte-en-l’air étaient certainement en danger.

Il devait faire le point. Réfléchir. Mais le changelin n’était qu’un chanteur de cabaret, pas un stratège ou un enquêteur… Étienne ! Lui saurait quoi faire ! Il donna un brusque coup de volant, et s’engagea dans la cour endormie d’une petite ferme. Le chien de la maisonnée donna de la voix tandis qu’il faisait demi tour vers Paris.

— M. Myosotis, je vous recommande de vous arrêter sur le champ ! Il est grand temps que nous ayons une explication.

Surpris par la voix de Jocelyn dans son dos, le changelin perdit le contrôle de la voiture. Les deux hommes poussèrent un cri de terreur tandis que le Myosotis s’efforçait de maintenir l’Amédée Bollée sur la route pavée. Finalement l’engin s’immobilisa au milieu de la voie, le moteur hoqueta de protestation avant de caler.

— J… Jocelyn ? Vous êtes réveillé ? demanda-t-il en se retournant lentement.

— Oui et depuis assez longtemps. Je veux des réponses ! Où est Armand ? Qu’est ce qui se trame au juste ?

Le Myosotis ne manqua pas de remarquer les éclairs carmins qui crépitaient au bout de ses doigts. Il soupira avant de lui raconter en détail ses déboires, la trahison d’Irvin, sa nouvelle famille, le plan, sa culpabilité.

— Je suis désolé, acheva-t-il, tout penaud.

— Je suis prêt à vous croire… J’avais des doutes concernant Armand, j’aurais dû savoir qu’il m’utiliserait encore… J’ai une dernière question. J’ai tout entendu de votre discussion avec votre… famille. Etiez-vous vraiment prêt à vous sacrifier pour moi ?

La réponse du changelin fut aussi sincère qu’immédiate.

— Bien sûr ! Je ne vous ferais jamais de mal… Enfin…

— Ne vous en faites pas, au final vous avez fait le bon choix. Je ne peux pas vous reprocher les torts d’Armand, ou mon manque de discernement. Et puis… Je dois admettre que j’ai apprécié votre compagnie. Je devrais même vous remercier de m’avoir ouvert les yeux.

La voix du jeune mage était enrouée, marquée par la peine. Quoi qu’il en dise, tout cela l’avait affecté. Le Myosotis voulut le prendre dans ses bras, le réconforter. Il interrompit son geste. En avait-il le droit ? Comme en réponse, Jocelyn se redressa, sortit du coffre, enjamba la banquette arrière pour s’y asseoir, les bras croisés. Il secoua la tête, chassant ses émotions.

— Il y a plus urgent. La Ségoula est bien trop puissante pour la laisser à votre patron. Quoi qu’il manigance, nous devons l’arrêter.

Une part de Jocelyn s’inquiétait encore pour Armand, mais comment savoir s’il n’était pas de mèche avec ce mystérieux commanditaire ? En y repensant, leur rencontre, la facilité avec laquelle il avait su le séduire, alors qu’il ne se remettait pas de la perte tragique de son premier amour… Le Myosotis le sortit de ses pensées.

— Oui, vous avez raison. Mes amis sont en danger… Je sais qu’ils sont des criminels, et moi aussi. Mais ce ne sont pas de mauvaises personnes, bien au contraire.

Armand aussi est en danger, ou pire… Non ! Il m’a utilisé, il a menti, triché. Jocelyn regarda le changelin. Oui, lui aussi… Mais il n’a pas pu aller jusqu’au bout, il était prêt à risquer sa vie, sa famille… Il y avait de la sincérité dans ses mots, ses gestes… Le jeune mage secoua de nouveau la tête. Il devait se concentrer sur le plus urgent.

— Je vous crois, je vous ai entendu discuter avec eux. Nous devons trouver ce commanditaire.

— D’abord nous devons vous mettre à l’abri, s’il met la main sur vous, il aurait accès au pouvoir de la Ségoula. Ils ont tout un dossier sur vous, votre vie, vos relations… Il vous retrouverait sans mal.

— Que proposez-vous dans ce cas ?

— D’aller chez mon frère. Ils ne le connaissent pas.

— D’accord, mais seulement le temps de faire le point, de me préparer pour la suite. Vous avez commis des fautes, mais rien d’irréparable. Vous et vos amis ont été le jouet de forces qui vous dépassent. Quelqu’un agit dans l’ombre et brise des vies, je ne vais pas rester sans rien faire.

— Je vous aiderai, Jocelyn. Je suis aussi coupable que les autres.

— Vous avez de la chance que j’aie un penchant pour les mauvais garçons… Quel est votre nom ?

— Ah ? Euh... Roland, Roland Tiflaux.

— Enchanté de vous rencontrer, M. Tiflaux. Je propose que nous repartions du bon pied vous et moi, qu’en dites vous ?

— Je… avec joie !

L’instant d’après, le Myosotis sauta à l’avant de la voiture pour relancer le moteur. Elle protesta un peu avant de redémarrer, visiblement fâchée du traitement qu’il lui avait fait subir. Une heure plus tard, ils traversaient la place Saint Augustin, qui donnait sur l’église du même nom. Ils rejoignirent enfin la rue de la Boétie. Le changelin se gara devant le numéro 53 d’un immeuble haussmannien.

***

En chemise et bonnet de nuit, les yeux encore bouffis de sommeil, Étienne ne tarda pas à leur ouvrir.

— Roland ! Est-ce que tu vas bien ? Entre vite ! J’étais mort d’inquiétude, on m’a dit que…

Leur hôte s’interrompit en voyant Jocelyn derrière son frère. Il s’écarta et leur fit signe d’entrer. Il les guida vers un salon de taille modeste mais confortable. Des étagères ployaient sous le poids de liasses de papiers et de dossiers reliés de cuir. Le jeune mage leur accorda un regard appréciateur.

— J’ai besoin de ton aide, d’un endroit pour la nuit… Je me suis mis dans un de ces pétrins… commença le Myosotis.

— C’est Irvin, c’est forcément lui ! Je t’avais dit qu’il se moquait de toi ! Mais est ce que tu m’écoutes ! Non jamais ! Et maintenant il essaye de t’envoyer au bagne parce qu’il a honte de lui…

Jocelyn toussa pour attirer l’attention de leur hôte. Étienne braqua sur lui un regard dur.

— Je ne sais pas qui vous êtes, Monsieur, mais mon frère a assez souffert comme ça, alors je préfère…

— Non, non, il n’a rien fait de mal, au contraire, intervint le Myosotis, C’est moi qui lui ait causé du tort. Je te présente Jocelyn d’Eschel, nous devons l’aider à retrouver son bien avant qu’une catastrophe n’arrive.

Un silence gêné emplit la pièce, jusqu’à ce que Jocelyn s’avance, la main tendue.

— Enchanté M. Tiflaux. Je suis navré de vous importuner à cette heure, mais votre frère a raison. Cette affaire est d’une extrême importance. Nous avons besoin de rassembler nos idées et établir une stratégie dans un endroit sûr. Mais sachez que Roland est tout autant victime que moi dans cette histoire.

Étienne accepta la main tendue, son expression s’adoucit d’un sourire bienveillant.

— Son grand cœur le perdra… Bien, je vais nous faire du café, et vous allez tout m’expliquer, que l’on éclaircisse cette histoire.

Dans le calme ouaté du salon, les trois hommes échangèrent sur les récents évènements, relisaient les documents des Monte-en-l’air récupérés dans la voiture, proposèrent des idées. La pendule avait sonné trois heures lorsqu’Étienne se leva en s’étirant pour exposer leurs conclusions.

— Cette Ségoula est donc un objet de pouvoir. Le commanditaire en connaît la fonction, et elle est liée aux travaux d’Armand. Il me semble évident qu’il a été approché par ce mystérieux antagoniste. J’irai même jusqu’à dire qu’il travaille pour lui.

Jocelyn n’aimait pas cette idée, mais elle semblait cohérente. Armand l’avait manipulé depuis le début, pour l’argent ou la notoriété. Le goût amer de la colère remontait dans sa gorge.

— Le commanditaire a certainement dû guider ses recherches. Armand est quelqu’un de brillant, si j’en crois les documents que nous avons récupéré, notre ennemi est désormais en mesure d’utiliser la Ségoula.

— Tortosa est maligne, elle doit en savoir plus, renchérit le Myosotis.

— Oui, je pense aussi que c’est de son côté que nous devons chercher. Tes amis sont la clé du mystère. Mais ce qui m’effraie c’est que notre adversaire en sache autant. Il a tout prévu, c’est un maître de la manipulation, un esprit criminel redoutable !

Étienne cachait mal son enthousiasme. Le Myosotis secoua la tête et laissa échapper un petit rire.

— Toujours aussi féru des aventures de Sherlock Holmes à ce que je vois…

Le détective ignora superbement son frère et poursuivit.

— Réfléchissez, placer Armand sur la route de Jocelyn… Considérant son savoir, c’est assurément un mage, et vu ses agissements, un mage noir. !il a des contacts hauts placés et dieu sait depuis quand il prévoit son stratagème ! J’irai même jusqu’à dire qu’Irvin aussi était un pion.

Jocelyn frissonna. L’idée était aussi vertigineuse qu’effrayante. Le Myosotis lui adressa un regard inquiet.

— Prenez tout de même quelques heures de sommeil, intervint Étienne, Vous ne tenez pas debout. J’irai contacter quelques amis dès l’aube, mais je vais devoir agir en toute discrétion. Qui sait qui est de mèche et jusqu’où s’étend le complot… A votre réveil, filez à la ferme, parlez à cette Tortosa. Il faut absolument arrêter ce mage noir !

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