Chapitre 3

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Le Myosotis avait quitté la station de métropolitain en face d’une usine à gaz et remontait le Cour de Vincennes. Les odeurs provenant de la foire aux pains d’épice ravissaient ses narines. Ses mains moites trahissaient sa nervosité.

Aux bâtiments austères et aux bistrots populaires succédèrent bientôt les façades ornées arborant des balcons en fer forgé. Ce changement dans les façades indiquait qu’il approchait de Bel Air et la résidence de sa cible.

Ressens le personnage, adopte ses manies. Tu es sur une scène, tu n’es plus Le Myosotis, tu es lui.

Les paroles de Lucette lui revenaient, chassant ses doutes. Trois mois durant, elle lui avait enseigné l’art d’incarner un personnage. Cette femme était une actrice incroyable, un talent hors du commun. Le changelin se disait que si elle avait appartenu à son espèce, elle aurait pu devenir n’importe qui. Ses cours avaient été un spectacle incessant, qui se transformait parfois, au soir, en moment magique dans la petite ferme.

Grâce à elle, il incarnait Armand Joubert, un fringuant universitaire aux allures de dandy, qui arborait une tenue élégante et soignée, tout comme moustache. Un costume trois pièce sombre, avec une cravate Ascot carmin, sur une chemise en coton à pointes cassées dans le plus pur style victorien. Le gilet, assorti à la cravate, était parfaitement ajusté, Joseph et Tortosa avaient fait merveille.

Cette étape de la préparation fut pour lui l’occasion de donner quelques conseils de mode à Maurice. Le jeune homme rêvait de New York, d’un voilier et de faire le tour du monde. Une perspective tout à fait envisageable considérant ce que la troupe allait toucher pour cette carte. Alors, autant démarrer sa nouvelle vie avec style !

Une canne au pommeau sobre ainsi qu’une montre de poche achevaient son personnage de parfait dandy. Cette dernière indiquait par ailleurs qu’il était près de 13 heures. Aussi, il hâta le pas. Quelques minutes plus tard, il gravissait des escaliers de marbre. Dépassant le premier étage, il perçut le fumet d’un repas de famille et des rires qui lui rappelèrent les bons moments passés avec ses nouveaux compagnons.

Lui qui n’avait jamais pu être lui-même hors de la scène, il avait enfin trouvé une famille prête à l’accepter. Il avait promis à Lucette de se produire dans le cabaret qu’elle envisageait d’ouvrir à New York. Il était évident qu’elle souhaitait rester près de Maurice... un changelin ne pouvait ignorer leur ressemblance.

L’actrice s’était confiée, une histoire terrible. Seize ans, séduite par un producteur lui promettant les étoiles. Une grossesse, des parents qui la mettent à la porte, l’amant qui la chasse. Elle n’avait eu d’autre choix que l’assistance publique et la misère.

Le bruit sec de ses chaussures et le tintement plus clair de la canne sur le marbre semblaient se répercuter à l’infini. Il connaissait parfaitement la vie, les manies, le moindre détail d’Armand et de sa cible. Le résultat de trois mois de préparation, trois mois avec sa nouvelle famille. Quand il frapperait à cette porte, tout serait différent. Il avait peur de les perdre, peur de l’après.

Le Myosotis frappa trois fois, les trois coups du Brigadier annonçant le début de la représentation. Il retint son souffle en écoutant les bruits de verrou, et le clic clac de la poignée. La porte s’ouvrit sur un jeune homme séduisant. Les photographies qu’on lui avait fournies ne lui rendaient pas hommage. Comment capter l’intelligence qui brillait dans ses yeux noirs ? La finesse de ses traits, les reflets roux dans ses cheveux bruns ? Le frémissement de ses lèvres ?

Jusqu’ici, il n’avait été qu’un nom sur les rapports : Jocelyn d’Eshel. A mesure qu’il en apprenait sur lui et cherchait à le comprendre, sa haine envers ce Joubert grandissait. Ce rat avait séduit le jeune mage en profitant de sa détresse après la mort de son amant, quelques années auparavant. Il s’était servi de lui pour avoir accès à ses contacts, pour subventionner ses recherches.

Et je vais faire la même chose…

— Armand ?

Le ton était froid. Pourtant le changelin percevait ce léger trémolo, mélange de peine et d’espoir. Il ne méritait pas cela. Armand paierait. Ce serait lui le coupable du vol de la Ségoula. Jocelyn souffrirait, mais il s’en remettrait. Après tout il était un mage brillant, promis à un grand avenir au sein du Cercle Incarnat. De plus il était droit et gentil et…

— Jocelyn, je…

— Je te croyais encore en Egypte. Tu sais ce pays lointain où tu ne voulais pas que je vienne...

Soit sincère, honnête, ne ment pas…

Les mots de Lucette résonnaient encore dans son esprit.

— Jocelyn, j’ai eu tort, je suis désolé. Je suis venu m’excuser. Tu me laisses entrer pour qu’on en parle ?

Le jeune mage hésita, leurs regards se croisèrent un instant, puis il recula pour le laisser entrer. Le Myosotis fit quelques pas dans l’appartement, baigné de soleil via de grandes fenêtres. La silhouette de Jocelyn se découpait en contre jour devant l’une d’elles, au milieu d’un salon accueillant dans lequel trônait un divan confortable, en face de deux fauteuils à haut dossier.

— Ecoute, je sais que j’ai été odieux, stupide…

Honnête, sincère …

— Ces trois derniers mois, je n’ai cessé de penser à toi... Quoi que je fasse, tu revenais sans cesse. Au diable l’argent et la réussite sans quelqu’un avec qui les partager ! Sans amour ce n’est que du vent...

— Pourquoi te croirai-je ?

— J’ai … Tu n’en as aucune raison, c’est vrai.

Le Myosotis s’approcha et posa la main sur l’épaule de Jocelyn. Ce dernier se tourna lentement vers lui. Le changelin se sentait trembler, sa bouche s’assécher...

Non tu ne dois pas tomber amoureux, pas encore. Pas comme ça.

— Je t’aime Jocelyn. J'ai passé toute ma vie dans l’espoir de rencontrer quelqu’un comme toi et j’ai tout gâché.

Les deux hommes restèrent un moment face à face. Le changelin sentait ses larmes couler. Il ne mentait pas, Dieu sait qu’il aurait voulu mentir. Sa main caressa la joue de Jocelyn, leurs visages se rapprochèrent lentement. Le contact délicat de ses lèvres lui donna le tournis. Un baiser doux, tendre, comme une première fois. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et s'étreignirent comme des naufragés, s’embrassant avec plus de passion.

Non ! Pas s’il pense que je suis un autre ! C’est mal !

Le Myosotis le repoussa doucement.

— Jocelyn, je voudrais tout recommencer, comme si on ne s’était jamais rencontré, te prouver que je te mérite. Que tu découvres qui je suis réellement.

Le jeune mage essoufflé eut un sourire radieux. Le Myosotis ne savait plus qui séduisait l’autre. Il résista à l’envie de dénouer sa cravate. Il devait reprendre le contrôle, surtout ne pas coucher avec lui. C’était l’un des pires crimes qu’un changelin pouvait commettre. Il prit une grande inspiration et changea aussitôt de sujet.

— Mes recherches, je veux les partager avec toi ! J’ai fait une découverte incroyable, et je veux que l’on y retourne, tous les deux !

Fuyant les bras tentateurs, le Myosotis s’assit dans l’un des fauteuils. De sa sacoche il sortit des papiers et les posa sur la table basse. Il lui montra des photographies, parchemins, papyrus, et même un morceau de bas-relief. Des faux, sans doute, mais suffisamment bien réalisés pour supporter un examen non approfondi.

— Ta théorie sur l’existence d’un premier contact avec l’Outremonde bien plus ancien que ce que l’on suppose ? Mais c’est toute ta vie !

— Ma vie, c’est avec toi que je veux la partager, alors tout est là ! J’ai ici une trace de ce contact, je savais que les Egyptiens de l’antiquité avaient échangé avec l’Outremonde. Regarde ici ces images mais surtout… Je veux que tu reviennes avec moi car j’ai trouvé ce papyrus, il parle d’une carte, une Ségoula, elle apparaît aussi sur ce bas-relief. Si je la retrouve, la preuve sera formelle et je veux la trouver avec toi ! Fait tes bagages et nous partons ce soir toi et moi !

Jocelyn regardait le document, les yeux ronds comme des soucoupe. Un sourire naquit lèvres tandis que le Myosotis agitait des billets d’embarquement pour le Caire.

Comment puis-je lui faire ça ? Je suis un monstre.

Le jeune mage posa ses mains sur les siennes, qui cessèrent de s’agiter. Ils échangèrent un regard intense.

— Armand, je partirai avec toi au bout du monde...

Jocelyn s’interrompit, hésitant. Il leva vers lui des yeux embrumés d’émotion, emplis d’un amour aussi sincère qu’éperdu.

Non ! Je ne peux pas lui faire ça ! Je dois lui dire la vérité, je ne peux pas… Le Myosotis ouvrit la bouche, mais le jeune mage posa la main sur ses lèvres, le coupant net.

— Il n’y a pas besoin d’aller en Egypte. La réponse est ici même, à Paris. J’ai envie de croire en nous, Armand. A ton arrivée, j’étais furieux, amer, désespéré… à cet instant encore, je suis terrifié. Peut-être suis-je stupide et naïf, mais ça…

Jocelyn souleva la photographie du bas-relief où apparaissait la fameuse Ségoula.

— … C’est un signe du destin. Alors je t’en prie, dis moi que ce n’est pas un jeu, une tromperie. Et surtout, je veux savoir. Est ce que tu m’aimes ?

Le changelin tremblait de tout son être, perdu entre sa colère pour Armand, sa tendresse pour Jocelyn et… plus encore. Les mots lui échappèrent avant qu’il ne s’en rende compte.

— Bien sûr que je t’aime ! J’ai été idiot de m’éloigner de toi…

— Alors viens dimanche ! Nous travaillerons ensemble, ce sera ta découverte et je serai là pour te regarder briller.

Le Myosotis serra les mains du mage. Il avait dit la vérité, mais il était trop tard pour reculer.

— Ne parle de ça à personne je t’en prie. Je ne veux pas risquer de te causer du tort. Si je me trompe, ta réputation en pâtira aussi et je le refuse.

—C’est promis !

— Jocelyn je… je dois y aller. Je pensais repartir immédiatement avec toi, mais je vais devoir annuler le voyage. Je dois tout remettre en ordre pour ne pas causer de tort à mes collaborateurs.

— Oui, bien sûr je comprends. C’est ce que j’aime chez toi, dans le fond tu te soucies vraiment des autres… Si seulement tout le monde te voyait comme je te vois maintenant, enfin tel que tu es vraiment...

Ils se quittèrent sur un dernier baiser délicieux mais au goût amer. Le Myosotis descendit le cour de Vincennes le cœur lourd. L’épaule compatissante de Joseph lui serait utile... Il revivait la fin de son histoire avec Irvin, mais dans celle-ci, il avait le mauvais rôle...

***

— Parfait l’artiste, nous touchons au but ! Dimanche tu lui apporteras une bouteille de vin que j’aurais assaisonné d’un somnifère. Ainsi tu pourras repartir avec la Ségoula en toute tranquillité, expliquait Tortosa.

— Tu devras sûrement en boire pour donner le change, mais ne bois surtout pas plus d’un verre, ajouta Lucette d’une voix aux accents maternels.

— Oh ne vous en faites donc pas pour cela. Nous autres changelins pouvons modifier notre gorge pour y stocker tout type de liquide indésirable…

— Ah oui ? Incroyable ! s’exclama Maurice.

Le Myosotis se contenta de hausser les épaules, les yeux dans le vague. Il se tordait nerveusement les mains.

— Qu’est ce qui ne va pas, l’artiste ?

— Je me demande ce que deviendra Jocelyn ensuite… Il a déjà beaucoup souffert du départ d’Armand et…

La chatte-ailée balaya ses inquiétudes d’un mouvement de la patte.

— Il s’en remettra, va. Il aura les siècles de sa vie de mage pour trouver quelqu’un d’autre !

Cette simple idée serra la gorge du changelin. Il allait lui briser le coeur. Si seulement il avait pu le rencontrer d’une autre manière…

— Myosotis ? s’inquiéta Lucette.

— Je vais bien ! Ton ragoût me pèse un peu sur l’estomac, voilà tout...

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