Chapitre 5

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Mettre au rebus des manuscrits aussi aboutis qu’une rédaction de collégien dyslexique ne suffit pas à chasser les images qui s’amoncellent dans ma tête.

Tatouage d’étoiles sur des clavicules ; chœurs de l’armée rouge ; bouteilles de vodka qui s’entrechoquent au doux air de Na zdorovyé !

Pas le temps de me morfondre davantage sur mon entrée dans la mafia russe : les réunions s’enchaînent parmi lesquelles des incontournables rendez-vous lèche-bottes.

Née d’une volonté ferme de réinventer l’édition traditionnelle, notre maison d’édition subit toutes les affres de l’extinction vitale : ne pas trouver de bons auteurs, donc ne pas se faire connaître, donc ne pas vendre, donc fermer boutique. Conséquence logique : nous sommes tout ce que j’exècre de l’univers du livre. Nous tendons à l’hypocrisie, aux dessous de tables, à l’élitisme, et pire, à l’ère du numérique avec ces formats horribles de pages numérisées pour tablettes.

Grand mal me fait d’entendre mon patron développer encore une fois ce sujet avec notre client de quinze heures : le genre de partenaire financier à qui l’on ne refuse rien, le genre de commercial-né qui vous vendrait sa mère tout en faisant comprendre que si l’on refuse, on loupe LA grande marche, celle qui devait nous faire atteindre le firmament de notre vie.

J’ai mal aux joues et aux gencives d’avoir trop souri ; ça fait partie du boulot. C’est une forme de prostitution comme une autre, au final : séduire, dire oui, se laisser faire et empocher la somme. Mon idéalisme en prend un coup, un de plus.

Thomas referme la porte derrière notre client après une fraternelle poignée de main et un regard double je te hais / tu es l’ancrage de ma vie, puis je m’attends au debriefing, comme c’est l’usage.

Un debriefing spécial Thomas.

— Tu m’as manqué, amorce-t-il en passant la main sous mon chemisier.

— C’était le week-end.

— Et alors, c’est interdit d’y recevoir les avances de ton patron ?

— Non, mais je préfère subir son harcèlement sexuel sur place, en bonne et due forme.

Son sourire amusé transfigure les prémices à sa lubricité ; je n’ai jamais pu résister à ce détail, si insignifiant soit-il.

Thomas représente tout ce qu’une femme désire : une bonne situation professionnelle, un charme démesuré qui l’élève au rang de demi-dieu —je laisse une marge volontaire, ignorant si le niveau supérieur existe vraiment—, et son regard vous fait aussitôt croire que vous êtes extraordinaire. Le problème de Thomas, c’est qu’il a toujours eu conscience de son pouvoir ; son ex-femme aussi.

— Il est bientôt midi, susurre-t-il en m’embrassant du cou jusqu’au lobe de l’oreille.

— Me dire l’heure est ta nouvelle approche de drague ?

Nos regards se cramponnent ; je fais mine de lui résister pour qu’il ait l’impression d’un pouvoir accru sur moi. Il adore ça.

Un séminaire, de l’alcool ; lui divorcé, moi consentante. Mélange stéréotypé mais ô combien efficace. Il n’avait pas fallu davantage pour que chacun s’imbrique dans une relation que les féministes auraient qualifié d’abus de pouvoir.

Alors, comme si souvent depuis ces six derniers mois, cette pièce aux baies vitrées et au vis-à-vis des plus impudiques devient le témoin des assauts consentis d’un patron sur son assistante. Le secret, l’interdit, rendent nos rapports toujours plus impératifs, nécessaires, comme s’il nous fallait expier des désirs inavouables.

Thomas ne se défait pas de moi, jamais : ses bras m’enserrent pour me posséder bien au-delà du physique, et si ses gestes s’apparentent à de délicates tendresses au départ, ils deviennent rapidement plus puissants, plus fermes, pour finalement ne faire que reposer sur nos corps brûlants.

Il reprend sa respiration, ôte son préservatif et en fait une boule qu’il lance à distance dans la poubelle. La chose retombe en un ploc vulgaire, étouffé par d’autres détritus.

— Panier, clame-t-il en me lançant un clin d’œil.

— Quelle classe…

Il sourit comme un enfant satisfait de sa propre bêtise tout en se rhabillant.

— Je sais bien que tu n’es ni la belle-mère ni la nounou de mes enfants, mais c’est mon tour de les avoir cette semaine et le rendez-vous de dix-sept heures est arrivé comme un cheveu sur la soupe…

J’ai déjà réussi à y échapper la dernière fois mais là, il me prend de court : je vais devoir aller récupérer ses mioches.

Thomas n’est pas un mauvais bougre, je ne rechigne pas à lui rendre service.

— Super, j’appelle le centre de loisirs pour les prévenir.

Sa phrase reste en suspens sur une intonation qui ouvre la voie à autre chose, une autre chose qui n’arrive pas immédiatement mais que je sens poindre derrière ses yeux qui roulent sur le sol.

— Et fin novembre, le salon du livre de Strasbourg… Nous y règlerons certaines choses, toi et moi.

Est-ce une menace ou une roucoulade ? Thomas m’abandonne à un mystère qui, je le sais pour avoir déjà testé sa résistance, restera tel quel jusqu’à la date fatidique.

Non seulement mon patron a fait des enfants avec une femme qui n’a pas tenu trois ans mariée à ses côtés, mais il en a fait deux d’un coup. Un seul, c’était déjà largement trop, alors des jumeaux…

Me voilà qui patiente devant la fresque psychédélique de l’école maternelle qui sert, pour les vacances, de centre de loisirs. L’invasion des couleurs est censée rendre moins effrayante le bâtiment grisâtre en forme de blockhaus, mais dans cette peinture murale, rien n’a de forme, ni même ce qui est censé en avoir.

À l’instar de tous mes camarades d’attente —la plupart en jogging—, je consulte mon téléphone. Je m’attendais à un message de Thomas, sortes de dernières recommandations, mais c’est celui d’un numéro inconnu qui m’intrigue :

Les folles prétendaient arrêter le temps lors de leurs incursions.

Je le relis plusieurs fois, sans vraiment comprendre la portée d’une telle phrase, avant d’être transportée dans l’horreur pure en entendant des cris.

Leurs cris…

Des aigus à faire exploser des vitres. Des ébrouements : une cascade de pieds fonçant sur les grilles comme un tsunami d’animaux pris dans un incendie de forêt.

Je constate le drame de leurs parents à mes côtés : sourire de façade, lassitude profonde.

Une fois le flot de petites têtes blondes passé, je me dirige vers une femme qui ferme la marche des bambins : elle me fixe, plisse les yeux comme pour m’intimider ou faire semblant de chercher mon identité. Elle me jauge : vais-je lui sauter à la jugulaire et la traîner à l’aide ma puissante mâchoire jusqu’à mon antre pour la dévorer, ou vais-je finir par sourire pour la rassurer sur mes intentions ? Deuxième option, agrémentée d’un bonus : cette identité qui rassure tant.

— Je suis Charline Daguerret, je viens chercher les jumeaux…

— Oui ! Leur père m’a appelée, me coupe-t-elle de façon tout à fait impolie —l’habitude de ne jamais se faire reprendre par les enfants, j’imagine—. Puis-je voir votre pièce d’identité ?

Je me mords la lèvre pour résister à l’envie de lui répondre que jamais je ne viendrai de mon plein gré enlever des nuisibles qui rongeraient mon espérance de vie, mais je crains qu’elle ne veuille me lâcher ceux de mon patron, alors, docilement, je sors le précieux sésame qu’elle ausculte comme un laisser-passer diplomatique avant de me sourire de toutes ses dents.

Ça y est : je fais partie de la grande famille de ceux qui viennent chercher des enfants.

Au milieu de la mêlée de ceux qui restent, ceux pour lesquels les parents sont en retard — ceux qui grignotent toujours un peu plus de liberté —, deux enfants, un garçon et une fille, s’approchent de moi, guidés par leur responsable du jour. Ils doivent avoir six ans tout au plus, intimidés, presque réticents. Tout comme les animaux, ils doivent sentir quand quelqu’un n’aime pas les enfants. Je m’efforce de sourire, de m’accroupir pour me mettre à leur hauteur afin de leur parler gentiment — j’ai lu ça dans un article juste avant de venir —, et je leur explique qu’on va rentrer à la maison, qu’ils vont prendre leur goûter et qu’on va bien s’amuser avant que papa ne rentre.

Et oui, ça fait cet effet-là de parler à des enfants : l’impression d’expliquer les choses à un attardé, à un sourd ou à un étranger. On articule, on parle posément et avec bienveillance tout en appréhendant de savoir si le message va passer.

Aucune des deux têtes ne bronche, ça commence bien, puis la fille s’approche et me montre ses cheveux, en tout cas ce qui reste de sa coiffure :

— T’as vu mes kresses ?

Comment ne pas les voir : des épis boursouflés, éreintés d’avoir trépigné toute la journée avant de gagner un peu de terrain en dehors de l’oppression capillaire qu’on leur a imposée le matin même.

— On les refera à la maison, si tu veux, lui proposé-je.

— Bah non, pourquoi ?

À l’évidence, la perception que nous avons de notre apparence s’affine avec le temps. Pour elle, l’heure n’est pas encore venue.

Nous cheminons entre trottoirs et piétons pour nous rendre chez eux. La dernière fois que j’y suis allée, c’était officiellement pour remettre un contrat urgent en mains propres à Thomas. Officieusement, j’ai vu son canapé familial d’un peu trop près.

— T’es belle ! s’exclame le garçon.

— Et toi tu es trop jeune, lâché-je pour le chambrer avant de me rappeler qu’il n’a que six ans.

— Hein ?

— Alors, vous avez fait quoi de beau aujourd’hui ? poursuis-je afin de changer de conversation.

— Qu’est-ce que ça peut te faire, t’es pas notre mère, brise-t-il d’un coup sec.

Mais c’est quoi ce morveux ?

— Tu veux toucher mes kresses ? renchérit sa sœur comme si de rien n’était.

M’enfuir. Loin.

— On a fabriqué des masques, déclare la petite jumelle pour pallier l’affront de son frère à ne pas vouloir me répondre. Parce que c’est bientôt Halloween.

— Ah, fis-je pour faire semblant de m’intéresser à son discours, et tu as choisi quel personnage pour le tien ?

— Et après, c’est Noël, continue-t-elle comme si je n’avais jamais ouvert la bouche. Et après, c’est Pâques. Et après, c’est l’été. Et puis Halloween de nouveau, et Noël encore.

— J’ai saisi, la coupé-je dans son élan terrifiant de me démontrer du haut de ses six ans, le cycle absurde de la vie.

Petit Sisyphe que l’ignorance sauve d’une chute abyssale vers le gouffre de l’éternel recommencement.

Je soupire et prends dans mes mains leurs mimines toutes moites pour traverser la route. La fille sautille : ses grosses tresses difformes faisant se soulever l’ensemble de sa tignasse à la manière d’un casque que l’on aurait mal attaché. Le garçon, quant à lui, émet des bruits étranges avec sa bouche et pulvérise les voitures de son doigt.

Je suis partie pour deux longues heures de gardiennage, d’incompréhension et de lassitude, avec pour seul point positif de me conforter dans l’idée qu’avoir un chat, c’est définitivement mieux.

Thomas ne rentre chez lui qu’à dix-neuf heures trente. Autant dire que lorsqu’il reçoit ses deux monstres dans les bras pour un câlin de retrouvailles vespérales, il ne peut, dans la foulée, que constater ma mine renfrognée. Il essuie une trace sur ma joue, reliquat de ce quart d’heure où j’ai servi de cobaye à sa fille pour utiliser toutes les couleurs de la palette magique de Ruby, puis il s’excuse, dit qu’il me revaudra ça — on s’entend sur le sens de « retour de service » —, et je m’éclipse, laissant-là le responsable légitime et masochiste de sa lignée infernale.

Pour rentrer chez moi, je prends le métro qui, à l’image de son cadencement, me fait circuler dans ma tête entre des idées confuses et d’autres plus limpides. Parmi ces dernières, je ressens cette effroyable sensation d’entrer un peu trop dans la vie de Thomas.

Mon portable vibre, me signifiant un message que je parcours aussitôt :

Quel programme pour ce soir ? Chasse nocturne, œillades langoureuses, et finir par se lover dans ta fourrure voluptueuse, les moustaches encore frétillantes d’avoir auréolé ton orgueil ?

Ce message, je ne l’ai pas vu venir. Comment aurais-je pu ? Il s’impose dans ce que j’ai de plus intime, mon téléphone, ma conscience, et pénètre dans une zone de confort d’ordinaire bien sécurisée. Tout cela pour arriver à bousculer en quelques mots mon humeur déjà bien abîmée. Je ne détache plus mon regard de l’agression déroutante que me renvoie l’écran. Je dois relire plusieurs fois le message et, dans un coin de ma vision, le numéro en tous chiffres qui m’indique que l’émetteur est inconnu de mon répertoire. L’est-il pour autant de mon entourage ?

Je fais de rapides recoupements : Amaury demeure la seule personne récente à savoir que j’ai chassé ce week-end, et je me souviens avoir donné mon numéro sans noter le sien. Conclusion de mon syllogisme : ce billet peu gratifiant provient de l’homme que j’ai quitté en pleine nuit vendredi.

Malgré les nombreuses oreilles indiscrètes agglutinées autour de moi dans le wagon, j’appuie sur le combiné vert pour appeler le numéro. Au bout de cinq sonneries, je tombe sur le répondeur qui, selon une brillante logique technologique, m’annonce que je suis bien sur la messagerie du numéro que j’ai composé. J’y laisse ma réponse :

— Amaury, non seulement je ne me sens pas valorisée par ta prose mais, en outre, le monde poétique lui-même trouve insultant de te compter dans ses rangs.

Oui, je suis quelqu’un de détestable.

Si j’avais vécu à l’époque de Molière, j’aurais pu lui servir de modèle pour deux de ses œuvres : le Misanthrope et Dom Juan. Je ne trouve d’intérêt chez les autres que dans ce qu’ils peuvent m’apporter. Pour le reste, ils m’encombrent, comme un K-way trempé qu’on garde collé à la peau en pleine averse en imaginant qu’il nous protège encore de la pluie.

Cet homme devra s’acquitter d’une double peine : accepter l’échec et baisser les armes.

« Ce n’est pas Amaury. »

Réponse expéditive, lacunaire. Pas moins inquiétante.

Je réfléchis, je pose des hypothèses en vrac, puis, préférant l’insouciance à l’inquiétude, je m’abaisse au commun :

« Alors, qui es-tu ? »

Plus que deux stations et je pourrai reprendre ma vie d’aigrie célibataire où je l’ai laissée : un plateau télé, un livre, un chat, les jambes étendues au fond d’un lit froid.

Mon portable vibre de nouveau. Je n’hésite pas, motivée par la curiosité, mais je suis bien déçue par la réponse :

« Et toi, qui es-tu ? »

Ce que j’aurais pu prendre pour une initiative romanesque s’avère être une simple erreur donnant à son émetteur un grossier prétexte à badiner avec la première venue.

Je ne réponds pas. Le challenge ne m’émeut pas. Je lui préfère un passe-temps plus satisfaisant : un site de rencontres où personne n’est vraiment qui il prétend. Le mensonge est préférable à l’inconnu.

Alors, comme tous les parisiens en mal de contact humain, les yeux rivés sur l’écran de mon téléphone, je monte des marches, déambule au milieu des passants pressés, évite là un arbre, là une terrasse de bar, le tout en échangeant des messages aguicheurs à des hommes qui, finalement, doivent me renvoyer la même image que moi à leur encontre : la sensation d’être intéressante pour quelqu’un.

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