Chapitre 6

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Le mardi midi, c’est Teppanyaki. Mes amis et moi avons notre petite adresse, rue de Pontoise dans le cinquième arrondissement. C’est un rendez-vous que j’aime honorer, ne serait-ce que pour la balade à pied qu’il occasionne : je longe le jardin du Luxembourg avec son palais qui donne des envies de débauche aristocrate, puis je traverse le quartier latin dont les pavés bien lisses font claquer le talon de mes bottes.

Le ciel est bas, lourd, et confère à la ville des airs de patient zéro pour une apocalypse imminente ; je n’oublie pas que nous sommes fin octobre et qu’à part mon anniversaire et Noël, nous nous engageons dans une période trouble mêlant taux d’humidité à quatre-vingt-dix pour cent, froid insidieux et ronchonnements maussades au sortir du lit.

Une théorie des humeurs revisitée : le corps n’est pas victime de ses organes mais des saisons.

Lorsque j’arrive enfin, mes amis tournent la tête en chœur et nous nous sourions un quart de secondes avant que je les voie tous deux replonger dans le menu comme si ce dernier leur procurait d’emblée de quoi manger.

Elouan et Jo pratiquent le jeûne intermittent, le régime flexitarien et de ces entraînements sportifs qui vous font douter de la capacité de votre corps à ne pas expulser tous ses organes. Ils exercent chacun une discipline de vie si rigoureuse que le mardi demeure pour eux une des rares excuses pour lâcher un peu de lest.

En m’approchant de notre table, j’esquive de peu la jambe acrobatique de Jo qui, sans pudeur aucune, soulève le bas de son legging bordeaux jusqu’à le remonter à hauteur du genou :

— Alors, qu’est-ce que tu dis de ça ? lance-t-elle comme un défi à son compagnon.

— L’épilation sélective, ça te dit quelque chose ?

— Quel est le débat du jour ? demandé-je en prenant place dans un siège en bois au dossier incurvé, objet de torture pour tout dos normalement constitué.

— Elouan pense qu’en hiver, les filles mettent des leggings épais pour camoufler leurs poils.

— Le repos du guerrier, tenté-je d’apaiser en me saisissant du pichet d’eau pour servir nos trois verres. Le plus dramatique dans tout ça, Elouan, c’est que tu n’as donc pas touché ta chère et tendre depuis plusieurs jours.

— Ah ! lance Jo en cri de victoire.

Jo est une féministe convaincue. La seule chose qui l’empêche de s’enchaîner seins nus à la rambarde de la préfecture est un complexe profond sur la taille de sa poitrine. Alors, souvent, pour éviter d’entrer dans une argumentation interminable avec elle sur le fait que je l’aie contredite, je préfère aller dans son sens. Elouan ne m’en tient pas rigueur : il pratique la même politique.

Elouan boude pour un temps tandis que j’échange avec Jo des banalités sur nos quelques jours passés sans se voir depuis la soirée d’anniversaire suite à laquelle j’ai fini chez Amaury.

Le restaurant se remplit peu à peu, colmatant les chaises vides par un brouhaha singulier. Les murs aux pierres apparentes ainsi que les épaisses poutres en bois de la salle m’ont toujours fait penser à une longère rénovée au fin fond de la Creuse, et non à un restaurant japonais. On s’y sent néanmoins privilégiés, comme cocoonés. Il ne manque que la grande cheminée façon François Ier et le cochon en broche pour se sentir à cheval entre la peste et la gangrène.

Elouan finit par regagner notre conversation en me racontant les ragots de ce début de semaine à son travail, ragots dont Jo a déjà eu vent vu le lever de sourcils qu’elle m’envoie en guise de commentaire.

Elouan se dit barman pour épater la galerie tandis qu’il sert tout le jour des touristes et des ivrognes ; quant à Jo, elle coache les cinquantenaires en déni total de vieillesse dans une salle de sport high-tech.

Comme tous les hommes qui ont un jour croisé mon chemin, le but initial de ma rencontre avec Elouan avait été simple et ordinaire : la consommation. Mais alors que chacun pensait ne vouloir qu’une relation physique, notre première soirée nous avait amenés à reconsidérer nos rapports. Les conversations que nous avions échangées s’étaient rapidement parées d’une fluidité naturelle qui avait scellé à jamais notre désormais profonde amitié. On rencontre parfois des personnes face à qui nous possédons l’intime conviction de les connaître bien au-delà du contexte présent, telle une âme-sœur ou la réminiscence d’une ancienne vie. Ce fut le cas avec Elouan.

Quelques mois après le début de notre amitié, il me présenta sa toute nouvelle petite amie, une rouquine dénommée Alya. En dehors du fait que son prénom m’évoquait une rappeuse de banlieue au corps galbé et au caractère de princesse tyrannique, le courant n’est jamais passé entre elle et moi. Là encore, il est de ces contacts qui semblent provenir d’un souvenir ancestral, à la différence près que celui-ci me renvoyait l’image d’une querelle de grotte pour un mâle perché sur un auroch attendant le dénouement du combat pour récupérer la gagnante.

Elouan possède une prévenance toute romantique que j’exècre mais qui fait son charme aux yeux des gens ; Alya en usait et en abusait, jusqu’à le rendre pathétiquement dépendant. Suite à leur rupture, qui me confirma le manque total de fierté de cette pignoufe, il noua une relation autrement plus saine avec l’une des copines d’enfance de feu Alya, Jo. Petite brune musclée au dynamisme éreintant et qui semble dépourvue de filtre verbal, mais dont la générosité d’âme m’a tout de suite charmée. Elle fait partie de ces femmes qui excellent dans l’art d’être elles-mêmes sans pour autant faire de l’ombre à celles qui n’y arrivent pas.

Cela fait maintenant cinq ans que nous formons le trio du Teppanyaki, cinq ans aussi que je vis au gré de leur couple, leurs humeurs m’apportant les bribes d’une vie intime que, bien malgré moi, j’intègre à chaque fois que nous nous retrouvons. Ils sont un couple, avec tout ce que cette notion comprend d’illusions et de compromis.

Ces amis me sont précieux, principalement parce qu'ils sont mes seuls amis. Ma relation avec les hommes reste une sempiternelle évidence : on ne peut pas être amis, il faut toujours que ça dérape à un moment donné. Quant aux femmes, je ne me suis jamais bien entendue avec elles : de façon tout à fait étrange, je me sens rabaissée à leur contact et ne trouve pas grand-chose à dire. Je dois donc passer soit pour une timbrée asociale soit pour une renfrognée ennuyeuse à mourir —l'un comme l'autre n'étant pas envisageables—. On a donc toujours préféré d'autres femmes que moi pour les sorties entre nanas : de celles qui savent discuter à jet continu de tout et de rien, de celles qui savent tout sur les potins des uns et des autres, de celles qui savent éclater de rire franchement et pas juste pour faire semblant, ou de celles qui dépensent sans compter pour un pantalon oversize moche à crever mais, tu comprends, c'est hyper tendance cette année !

Sur la banquette en face de moi, Jo se dodeline comme si elle ressentait une urgente envie de faire pipi sans oser quitter sa place avant qu'on ait pris sa commande. Jo s'appelle en fait Louane, mais le jour où elle a découvert que son prénom avait été le plus attribué aux bébés nés la même année que la sienne, elle s’est aussitôt désolée de vivre dans un tel conformisme. Elle a donc depuis décidé de prendre le pseudo de Jo. Je n'ai jamais compris le lien entre les deux. Toujours est-il que ce fut le bête prétexte de leur première dispute de couple : en romantique accompli, Elouan aurait adoré avoir le même prénom que sa dulcinée à une lettre près.

— Avec des grognasses comme vous et mon caractère adorable, je m’étonne de ne pas encore avoir tourné gay ! s’exclame Elouan.

— Quoi, Jo n’est pas assez masculine pour toi ? le taquiné-je.

Le rire nasal de Jo me contamine tandis qu’Elouan proteste en vidant son verre d’eau cul sec.

La serveuse arrive à notre hauteur pour prendre notre commande. Je lui sors un « comme d’habitude » qui la laisse coi. Je lève les yeux au ciel avant de lui énoncer pour ce énième mardi mes incontournables du menu. Je laisse mes amis énoncer leurs choix à leur tour, et déporte mon attention sur mon téléphone qui me signale un message :

Toute illusion de la quintessence se flétrit dans la vraie solitude.

Un frisson de malaise me traverse à la lecture de cette phrase : il provient du même numéro inconnu qui m’a contactée la veille, celui qui dit n’être pas Amaury, même si le doute subsiste. Nerveuse, je tape ma réponse tout en dissimulant mon portable sous la table, telle une collégienne qui s’imagine ne pas être vue de son professeur alors que sa tête est bien trop penchée vers ses pieds pour être crédible :

Bel aphorisme, mais il faudra veiller à l’envoyer au vrai destinataire si vous voulez vraiment l’offusquer.

— Ta conquête de vendredi ? m’interrompt Jo d’un air malicieux. J’espère qu’il en vaut la peine, tu nous as quand même planté pour lui…

Je bégaie, interloquée par ce message reçu qui, bien qu’il soit destiné à quelqu’un d’autre, me semble d’une belle cruauté à mon égard.

Jo prend mon hésitation pour un aveu et ses dents d’une blancheur outrageante m’aveuglent d’une aura diabolique. Je désamorce immédiatement son sous-entendu :

— On a passé un moment sympa, même si je ne me souviens pas de tout, mais non, pas de suivi pour celui-ci non plus.

Ses épaules s’affaissent en parfaite synchronie avec ses lèvres.

— Et il valait combien, ce bellâtre ? lance Elouan comme une blague qui, cette fois-ci, n’est drôle que pour lui.

— Je ne te répondrai qu’avec l’estomac plein, parce que si j’associe la faim à la réprimande, tu vas pleurer.

Elouan me gratifie d’un clin d’œil d’amour, comme il appelle ça, mais il m’a blessée. Il vient de remuer le souvenir d’une des décisions les plus stupides de ma vie, ainsi que la honte qui l’accompagne : faire payer quelques-uns des hommes que j’avais fréquentés.

Notre commande arrive sur notre table. Aussitôt, Jo et Elouan dévorent l’un ses sashimis l’autre sa soupe miso. On dirait deux enfants évadés de la maison de l’horreur, frappés et affamés depuis des mois par leurs propres parents, et à qui on offre enfin un croûton de pain et un verre d’eau.

— Tu n’attaques pas ? demande Elouan la bouche pleine prête à déborder comme un barrage qui menace de céder.

— Au sens propre ou au sens figuré ? le taclé-je.

— Roh, c’était pour rire.

Je ne suis pas rancunière mais la vexation fait si mal que j’éprouve beaucoup de difficultés à passer au-delà, comme si tout en moi restait bloqué. Pensées, paroles, sourire : plus rien n’arrive à franchir l’extérieur de mon enveloppe corporelle.

L’avantage de se retrouver à trois autour d’une table, c’est qu’il y en a toujours un qui a quelque chose à dire. Cela permet de combler mon soudain mutisme.

— Jeudi soir, soirée spéciale Halloween, ça vous tente ? s’enthousiasme Jo.

Je n’entends même pas la réponse d’Elouan, ni la discussion qui s’en suit, car, dans le restaurant, vient d’entrer un challenger de luxe que je convoite depuis quelques semaines. Il est un client du mardi midi, comme nous. Jo l’a surnommé Wolverine car sa barbe naissante vient ensauvager des cheveux châtains et soyeux, dont chaque mèche fait la guerre à une autre. Cet ensemble si soigneusement indompté me rend folle. Il m’aperçoit après avoir balayé le restaurant du regard et, comme tous les mardis, nos intentions s’accrochent. Il ne m’a pas encore abordée, et ne le fera pas : parmi les collègues qui l’accompagnent se trouve sa femme.

Jo coupe la conversation enflammée spéciale films d’horreur qu’elle entretient avec Elouan pour suivre mon regard. Elle me gratifie d’un haussement de sourcil complice tandis qu’Elouan, avec une once de jalousie que je ne m’explique pas, nous tance à propos de Wolverine :

— En parlant d’horreur…

La serveuse qui vient apporter de l’eau à notre table se renfrogne : elle a pris l’insulte pour elle. Jo essaie de détendre l’ambiance en assurant la jeune femme que le repas est excellent, comme d’habitude. Sa bonté m’émerveillera toujours.

Mes deux amis scrutent le menu pour un dessert. Nous ne sommes pas en avance, mais tant pis. Wolverine étant arrivé en retard aujourd’hui, je veux prolonger ce moment aussi longtemps que les autres mardis. Lorsque je le regarde de nouveau, il a déjà les yeux sur moi. Il en impose : le charisme qui se dégage de cet homme n’a d’égal que sa virilité. Ç’en est criminel.

Sous l’effet de la confusion, j’avais dû laisser mon téléphone entre mes cuisses, aussi, quand il se met à vibrer pour m’annoncer un nouveau SMS, je sursaute, coupée net dans ma contemplation du mâle dans toute sa splendeur. La béatitude siégeant sur mes lèvres s’estompe définitivement pour laisser place à l’anxiété. Le message provient du même numéro inconnu :

Je ne me suis pas trompé de destinataire, Charline. Et t’offusquer est belle et bien la raison pour laquelle je m’abaisse à t’écrire.

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